
« Tu ne racontes rien de ce que je vais te dire à ta sœur, hein ? Elle est trop petite. J’aurais préféré que vous ne sachiez rien, ni l’une ni l’autre mais puisque tu as entendu des choses, je vais te mettre au courant. Et puis c’est peut-être mieux, tu pourras faire attention, surveiller ta sœur… Bon et puisqu’on en est aux révélations, j’ai rompu avec Amadis ce matin.
- Ah bon ? m’écriai-je avec une curieuse impression d’être trahi. Mais pourquoi Maman ? Tu n’arrêtais pas de dire qu’il était si beau et gentil le croque-mort…
- Chut, soupira-t-elle, tu vas réveiller Anna ! Bon, en fait il n’était pas si gentil que ça.
Je la coupai, la bouche ouverte en un O de stupéfaction :
- C’est parce qu’il n’a pas voulu t’embrasser ? C’est ça Maman ? Il est dérangé en vrai c’est ça ?
Elle éclata de rire :
- Mais non ! Justement, il m’a enfin embrassée et juste après il m’a appris qu’en fait sa femme était à la maison. Chez lui. Enfin chez eux quoi. Il n’a jamais été séparé. C’est juste que lui il se sent séparé.
- Mais c’est horrible, c’est dégueulasse, râlai-je.
- Chut ! Et puis on ne dit pas « c’est dégueulasse ».
- Ben on dit quoi quand il n’y a pas de mot mieux ?
- C’est dégoûtant serait mieux mademoiselle… A la rigueur.
- Oui mais je trouve que ça ne va pas. C’est dégoûtant ce n’est pas assez dégueulasse. Et lui, qui t’embrassait alors qu’il est marié c’est un sale dégueulasse.
- Ma chérie, ma chérie, si les choses étaient si simples, cela se saurait et nous vivrions tous plus heureux. Sa femme est gravement malade. Il y a des années qu’elle est malade et il est malheureux. Voilà. Il a eu envie d’aller voir ailleurs…
- Eh bien c’est très simple, tranchai-je. Je ne vois pas pourquoi il ne s’occupe pas de sa femme au lieu d’aller embrasser ma mère. Il n’a qu’à aller voir ailleurs si j’y suis tiens !
- Bon, dit ma mère, bref, c’est fini. N’en parlons plus. Ne t’inquiète pas pour ça. »
Elle se pencha pour boire son lait. Ses mains entouraient le bol où était peint son prénom. Elle aspira quelques gorgées bouillantes en faisant SLURP pour atténuer la brûlure. Une de ses boucles d’oreille heurta le récipient lorsqu’elle l’éloigna de son visage. Elle décida d’ôter ses bijoux et les empila sur le dessous de plat au centre de la table : bracelets, bagues, pendentif, s’entremêlaient devant mes yeux ébahis.
« Pourquoi tu les enlèves tous Maman ? Tu pourrais garder tes bagues…
- Non, badina-t-elle, je suis comme Marylin, je dors toute nue. Juste une goutte de Chanel N°5 et rien de plus ! »
Je m’amusai à traverser avec mes mains, le filet de vapeur qui s’élevait de mon lait :
« PCHHHH, faisais-je.
- Arrête, dit ma mère en se mordant les lèvres. Bon, parlons de choses sérieuses un peu !
- PCHHHH, ok !
- Le monsieur qui est venu ce soir est un policier, un ami de ton oncle.
- Ah bon ? Mais…
- Ne m’interromps pas ! Tu te rappelles que cette après-midi, j’avais rendez-vous chez le kiné pour mes vertèbres ?
- Oui.
- Et bien, juste avant de partir – vous étiez déjà chez Dominique – j’ai reçu un coup de téléphone. Une voix bizarre, de femme, m’a conseillé d’aller regarder dans ma boîte aux lettres. Je suis descendue et il y avait une lettre.
- Mais pourtant j’avais bien ramassé le courrier à midi Maman !
- Oui, je sais. Cette lettre n’était pas timbrée, ni rien. C’est donc que quelqu’un l’avait déposée dans la boîte, expliqua-t-elle.
- Ah d’accord.
Je me risquai à glisser les mains autour de mon prénom sur le bol :
- Aïe, fis-je, c’est encore trop chaud !
- Tu m’écoutes ? demanda ma mère, très concentrée.
- Oui oui, je vais souffler.
- Mais rajoute du lait froid sinon ! s’impatienta ma mère.
- Oh ben non, ça va tout gâcher. Non, je vais souffler. FFFFF…
- Bon la lettre était une lettre de menaces…
Je cessai de souffler, attendant la suite. Dans mon ventre, l’angoisse faisait des tresses avec mes intestins.
- … On veut que je dépose vingt-mille francs dans quelques jours sinon…
- Vingt-mille francs, répétai-je. Mais tu ne les as pas ! Comment on va faire ? Tu vas…
- La lettre conseillait de ne pas prévenir la police alors je n’ai pas voulu prendre de risques. C’est pour ça que j’en ai parlé d’abord à tonton Simon. Il a téléphoné à son copain policier et voilà, il est venu tout à l’heure…
- Ah. Et qu’est-ce qu’ils vont faire si tu ne peux pas donner l’argent ?
Ma mère m’interrompit une nouvelle fois :
- Bon, les prochains jours, je vais vous déposer chez Mme Gratton à sept heures et demi ! C’est elle qui vous emmènera à l’école.
Je songeai aussitôt aux dessins animés que l’on regardait après le départ de ma mère jusqu’à huit heures.
- Mais pourquoi, on a jamais été en retard ?
- Il ne faudra pas parler aux inconnus, ni leur répondre. Et le soir vous repartirez avec Géraldine et sa mère.
Je ronchonnai :
- J’aime pas Géraldine, elle est bête comme ses pieds, elle parle comme un bébé et elle ne fait que des bêtises…
Ma mère haussa le ton :
- Cesse de remuer sur ta chaise et regarde-moi… C’est sérieux ! Ils menacent de vous enlever si je ne fais pas ce qu’ils demandent. Il savent que je suis seule avec vous. Ils savent plein de choses.
Elle étouffa un sanglot. J’étais bouche bée, la peur venait de fondre sur moi comme un rapace sur le mulot insouciant. Elle allait faire de moi une petite boule d’os et de peau qu’elle recracherait.
- Mais…
- En fait, le copain de Simon m’a conseillée d’aller à la gendarmerie demain. Il m’a promis qu’il ne vous arriverait rien et je le crois… Je le sais : il ne peut rien vous arriver !
- Mais, et s’ils venaient nous chercher dans la nuit ? Il y a bien un cambrioleur qui a volé les bijoux de Mamie pendant qu’elle dormait… Ils pourraient venir nous enlever pendant que tu dors et tu n’entendrais rien.
Ma mère émit un pauvre rire :
- On n’est pas à la télé là, Minou, ni dans un livre ! Allez, bois ton lait et on va se coucher ! »
Néanmoins, elle m’autorisa à dormir avec elle pour une nuit. Epuisée par notre longue conversation, j’allais m’endormir aussitôt allongée, ravie de cet épilogue, lorsque je sentis que ma mère se relevait. Je ne dis rien, pensant qu’elle allait aux toilettes. Par précaution, je me glissai tout au fond du lit pour que les voleurs d’enfants ne me trouvent pas au cas où ils seraient dans le couloir et l’assommeraient avant de venir me prendre. J’étouffais et transpirais lorsque j’entendis le son familier de ses pantoufles claquant sur son talon.
« Qu’est-ce que tu faisais Maman, râlai-je en émergeant de ma cachette, je croyais q…
- Chut ! ordonna-t-elle.
Je l’aperçus dans l’obscurité alors qu’elle se penchait vers le lit avec lenteur. Elle déposa ma sœur assoupie à sa droite et se glissa entre nous deux. J’enroulai mes jambes autour des siennes. Anna, remua, marmonna et balança son bras en plein milieu de son ventre. Ma mère sursauta puis elle se détendit.
- Ah bon ? m’écriai-je avec une curieuse impression d’être trahi. Mais pourquoi Maman ? Tu n’arrêtais pas de dire qu’il était si beau et gentil le croque-mort…
- Chut, soupira-t-elle, tu vas réveiller Anna ! Bon, en fait il n’était pas si gentil que ça.
Je la coupai, la bouche ouverte en un O de stupéfaction :
- C’est parce qu’il n’a pas voulu t’embrasser ? C’est ça Maman ? Il est dérangé en vrai c’est ça ?
Elle éclata de rire :
- Mais non ! Justement, il m’a enfin embrassée et juste après il m’a appris qu’en fait sa femme était à la maison. Chez lui. Enfin chez eux quoi. Il n’a jamais été séparé. C’est juste que lui il se sent séparé.
- Mais c’est horrible, c’est dégueulasse, râlai-je.
- Chut ! Et puis on ne dit pas « c’est dégueulasse ».
- Ben on dit quoi quand il n’y a pas de mot mieux ?
- C’est dégoûtant serait mieux mademoiselle… A la rigueur.
- Oui mais je trouve que ça ne va pas. C’est dégoûtant ce n’est pas assez dégueulasse. Et lui, qui t’embrassait alors qu’il est marié c’est un sale dégueulasse.
- Ma chérie, ma chérie, si les choses étaient si simples, cela se saurait et nous vivrions tous plus heureux. Sa femme est gravement malade. Il y a des années qu’elle est malade et il est malheureux. Voilà. Il a eu envie d’aller voir ailleurs…
- Eh bien c’est très simple, tranchai-je. Je ne vois pas pourquoi il ne s’occupe pas de sa femme au lieu d’aller embrasser ma mère. Il n’a qu’à aller voir ailleurs si j’y suis tiens !
- Bon, dit ma mère, bref, c’est fini. N’en parlons plus. Ne t’inquiète pas pour ça. »
Elle se pencha pour boire son lait. Ses mains entouraient le bol où était peint son prénom. Elle aspira quelques gorgées bouillantes en faisant SLURP pour atténuer la brûlure. Une de ses boucles d’oreille heurta le récipient lorsqu’elle l’éloigna de son visage. Elle décida d’ôter ses bijoux et les empila sur le dessous de plat au centre de la table : bracelets, bagues, pendentif, s’entremêlaient devant mes yeux ébahis.
« Pourquoi tu les enlèves tous Maman ? Tu pourrais garder tes bagues…
- Non, badina-t-elle, je suis comme Marylin, je dors toute nue. Juste une goutte de Chanel N°5 et rien de plus ! »
Je m’amusai à traverser avec mes mains, le filet de vapeur qui s’élevait de mon lait :
« PCHHHH, faisais-je.
- Arrête, dit ma mère en se mordant les lèvres. Bon, parlons de choses sérieuses un peu !
- PCHHHH, ok !
- Le monsieur qui est venu ce soir est un policier, un ami de ton oncle.
- Ah bon ? Mais…
- Ne m’interromps pas ! Tu te rappelles que cette après-midi, j’avais rendez-vous chez le kiné pour mes vertèbres ?
- Oui.
- Et bien, juste avant de partir – vous étiez déjà chez Dominique – j’ai reçu un coup de téléphone. Une voix bizarre, de femme, m’a conseillé d’aller regarder dans ma boîte aux lettres. Je suis descendue et il y avait une lettre.
- Mais pourtant j’avais bien ramassé le courrier à midi Maman !
- Oui, je sais. Cette lettre n’était pas timbrée, ni rien. C’est donc que quelqu’un l’avait déposée dans la boîte, expliqua-t-elle.
- Ah d’accord.
Je me risquai à glisser les mains autour de mon prénom sur le bol :
- Aïe, fis-je, c’est encore trop chaud !
- Tu m’écoutes ? demanda ma mère, très concentrée.
- Oui oui, je vais souffler.
- Mais rajoute du lait froid sinon ! s’impatienta ma mère.
- Oh ben non, ça va tout gâcher. Non, je vais souffler. FFFFF…
- Bon la lettre était une lettre de menaces…
Je cessai de souffler, attendant la suite. Dans mon ventre, l’angoisse faisait des tresses avec mes intestins.
- … On veut que je dépose vingt-mille francs dans quelques jours sinon…
- Vingt-mille francs, répétai-je. Mais tu ne les as pas ! Comment on va faire ? Tu vas…
- La lettre conseillait de ne pas prévenir la police alors je n’ai pas voulu prendre de risques. C’est pour ça que j’en ai parlé d’abord à tonton Simon. Il a téléphoné à son copain policier et voilà, il est venu tout à l’heure…
- Ah. Et qu’est-ce qu’ils vont faire si tu ne peux pas donner l’argent ?
Ma mère m’interrompit une nouvelle fois :
- Bon, les prochains jours, je vais vous déposer chez Mme Gratton à sept heures et demi ! C’est elle qui vous emmènera à l’école.
Je songeai aussitôt aux dessins animés que l’on regardait après le départ de ma mère jusqu’à huit heures.
- Mais pourquoi, on a jamais été en retard ?
- Il ne faudra pas parler aux inconnus, ni leur répondre. Et le soir vous repartirez avec Géraldine et sa mère.
Je ronchonnai :
- J’aime pas Géraldine, elle est bête comme ses pieds, elle parle comme un bébé et elle ne fait que des bêtises…
Ma mère haussa le ton :
- Cesse de remuer sur ta chaise et regarde-moi… C’est sérieux ! Ils menacent de vous enlever si je ne fais pas ce qu’ils demandent. Il savent que je suis seule avec vous. Ils savent plein de choses.
Elle étouffa un sanglot. J’étais bouche bée, la peur venait de fondre sur moi comme un rapace sur le mulot insouciant. Elle allait faire de moi une petite boule d’os et de peau qu’elle recracherait.
- Mais…
- En fait, le copain de Simon m’a conseillée d’aller à la gendarmerie demain. Il m’a promis qu’il ne vous arriverait rien et je le crois… Je le sais : il ne peut rien vous arriver !
- Mais, et s’ils venaient nous chercher dans la nuit ? Il y a bien un cambrioleur qui a volé les bijoux de Mamie pendant qu’elle dormait… Ils pourraient venir nous enlever pendant que tu dors et tu n’entendrais rien.
Ma mère émit un pauvre rire :
- On n’est pas à la télé là, Minou, ni dans un livre ! Allez, bois ton lait et on va se coucher ! »
Néanmoins, elle m’autorisa à dormir avec elle pour une nuit. Epuisée par notre longue conversation, j’allais m’endormir aussitôt allongée, ravie de cet épilogue, lorsque je sentis que ma mère se relevait. Je ne dis rien, pensant qu’elle allait aux toilettes. Par précaution, je me glissai tout au fond du lit pour que les voleurs d’enfants ne me trouvent pas au cas où ils seraient dans le couloir et l’assommeraient avant de venir me prendre. J’étouffais et transpirais lorsque j’entendis le son familier de ses pantoufles claquant sur son talon.
« Qu’est-ce que tu faisais Maman, râlai-je en émergeant de ma cachette, je croyais q…
- Chut ! ordonna-t-elle.
Je l’aperçus dans l’obscurité alors qu’elle se penchait vers le lit avec lenteur. Elle déposa ma sœur assoupie à sa droite et se glissa entre nous deux. J’enroulai mes jambes autour des siennes. Anna, remua, marmonna et balança son bras en plein milieu de son ventre. Ma mère sursauta puis elle se détendit.
(A suivre...)
Illustration : Anne-Julie