C'est en ces termes que B. m'a qualifiée lorsque je lui ai dit que j'avais été invitée au blogophone de Miss lily par Boronali : "Wouahou ! tu es devenue une vraie blogueuse !"
Merci Boronali pour ce moment de véracité !
Voici donc ma contribution : "Hier, nous sentîmes..."
Je suis partie de chez moi à 18h30 donner cours à un groupe de sept quinquagénaires désireuses de chanter en choeur.
Derrière le Champion, un couple de personnes âgées, la femme coiffée d'un foulard, l'homme remontant d'une grimace du nez ses lunettes rafistolées avec du Scotch, fouillaient les poubelles.
Hier, c'étaient des enfants, deux petites filles, qui se faisaient la courte-échelle et se penchaient à l'intérieur des bacs verts, jetant avec vivacité les paquets de jambon et de viande dans un caddie à carreaux marron. Elles étaient en robe et sandales avec de grandes chaussettes. Des boucles blondes coulaient sur leurs épaules, nimbaient leur front sérieux d'une pâle lumière.
En passant, les voitures les frôlaient. Elles n'avaient pas peur, elles étaient calmes et concentrées sur leur tâche. Je les observais de ma fenêtre et je craignais qu'en retombant sur le sol, l'une d'elle ne vacille et ne tombe sur la route. Aimantée, je n'ai pu les quitter des yeux avant qu'elles ne s'en aillent, charriant derrière elles le chariot à roulettes qui regorgeait de repas périmés.
Sur leurs épaules osseuses, quatre couettes rebondissaient en cadence, au rythme guilleret d'une chanson que les fillettes ne connaîtraient jamais.
La femme qui dort en face de chez moi, dans le renfoncement d'un magasin désaffecté ne semble jamais en quête de nourriture. Je ne l'ai jamais vue bouger de son amas de cartons et de couvertures, sauf, une fois, pour faire ses besoins sur le trottoir, à quelques pas.
Souvent, je me suis demandée comment elle faisait et d'où elle tirait les petits paquets de papier d'aluminium qu'elle ouvrait matin, midi et soir, cueillant du bout des doigts je ne sais quel frugal aliment. Comme j'ai déjà vu son compagnon tenter de la ramener à la maison j'imagine qu'il y a peut-être d'autres membres de sa famille dans les parages qui, ne pouvant la convaincre de revenir parmi eux, lui fournissent le minimum vital...
Lorsque je suis passée près d'elle, aujourd'hui, elle était à moitié allongée, soulevée sur un coude comme une statue antique. Une couverture autour sa tête descendait sur ses épaules, tapissant sa silhouette de rosaces au crochet, noires, blanches et roses. Son visage expressif était animé, elle roulait des yeux en observant les passants, balbutiant un galimatias saugrenu, ponctué de rires silencieux.
Nous échangeâmes un regard, et, comme à son habitude, elle me rit au nez.
Un peu plus loin, rue Simart, sous un échafaudage, était assis un Indien à la barbe tachetée de gris. Je le connais depuis que nous habitons dans ce quartier, c'est à dire depuis août.
Cet été, assis avec un compère au même endroit, il gloussait, faisait des coucous à Zozo dans sa poussette, lui parlait dans sa langue chatoyante. Il n'avait pas l'air gêné d'être là, un litre de rouge à ses pieds et il exprimait avec emphase la joie que lui procurait le visage d'un enfant. J'avais pris l'habitude de le saluer, de lui sourire et j'incitais Zozo à agiter sa petite main.
Un jour où B. ramenait Zozo de chez Urszula, il a vu les pompiers entrain d'essayer de ranimer le compère du barbu. B. a fait un détour pour que Zozo n'aperçoive pas l'homme étendu sur le sol, mort sans doute, d'une mort éthylique.
Depuis, l'Indien de la rue Simart est seul.
Ce soir il ne souriait pas, il avait l'air gelé et surtout, infiniment triste et découragé et il n'a pas répondu à mon bonjour. Sans doute est-il venu en France en rêvant follement d'une vie de travail où l'audace d'un si long voyage serait couronnée de respect. Sans doute que ses proches, s'il en a, dans le pays d'où il vient, rêvent au destin mirifique qu'il a accompli en venant en France. Ils attendent de ses nouvelles... Ils ne doutent pas qu'elles seront excellentes.
J'ai réalisé comme c'était ridicule de dire "bonjour" à quelqu'un qui n'en connaissait que de mauvais...
Dans le septième arrondissement, mes sept dames n'étaient que 4. L'une d'elle, Clorinde, avait deux yeux au beurre noir. J'ai pensé qu'elle avait eu un accident de scooter. Je n'ai rien osé dire car ça pouvait être, aussi, une agression, la correction d'un ami jaloux, que sais-je ? Clorinde a tout de suite donné l'explication, elle venait de subir une opération de rajeunissement des paupières. Ses copines, admiratives lui demandèrent le nom du praticien qui l'avait opérée. L'une d'elle, Didon, s'exclama : "tu aurais pu aller voir le mari de Belinda, il est chirurgien esthétique ! - Oui mais il ne fait que les seins, rétorqua Belinda. Aussitôt dix yeux fixèrent les siens, petits mais apparemment très hauts. - Ah je comprends mieux s'exclamèrent les copines rigolardes !"
Au bout d'un quart d'heure de bavardage, nous commençames la séance par un peu de détente et de respiration. Sur un pied, tandis qu'elles faisaient tourner l'autre, ces dames en goguette ne pouvaient s'empêcher de pouffer. Au moindre geste fusait un commentaire et parfois la fatigue me saisissait tandis que je répètais, pour la troisième fois, une consigne que personne n'entendait.
Après les exercices de respiration nous parlames du régime de Clorinde qui a fondu en se déplaçant à vélo et en allant nager deux fois par semaine. Didon a eu plus de mal, mais grâce à un nutritionniste qui lui concoctait des menus elle a tout de même perdu 10 kilos en six mois.
Première vocalise. Deuxième vocalise.
"Vous aimez qui vous comme acteur français ? Je veux dire un dont vous feriez bien votre quatre heures, demanda sérieusement Oenone ? - Ouhlala c'est dur s'exclamèrent les trois autres !"
Des réponses fusèrent, des cris scandalisés, d'autres approbateurs. Soudain, Oenone rougit : "En fait, moi je me rends compte que plus je vieillis, plus j'aime les jeunes. En ce moment je raffole des mecs de trente ans ! - Tu m'étonnes, s'écrièrent les autres ! C'est quand même mieux que ce qu'on a à la maison !"
Et de citer des acteurs de trente ans.
"Non, moi j'aime bien les hommes de cinquante ans, rétorqua Oenone après un temps de réflexion. - C'est bien ce qu'on disait, asséna Oenone, victorieuse, c'est parce que tu n'en as pas à la maison... Tu verras ! - Le mien, confia Belinda, il ne pense qu'à manger. Je lui dis que bientôt il devra se liposucer lui-même..."
Ainsi se passent deux heures, à chanter un peu, à deviser beaucoup.
Au retour, sur la ligne 4, deux enfants, des gitans font la manche. Il est plus de 21 heures. Le plus petit souhaite gaiement bonsoir à la cantonade. Son aîné fait grincer sur un violon les airs habituels du métro, complaintes tziganes à deux balles, la vie en rose d'Edith Piaf pour les touristes, Besame mucho, pour les Parisiens. Ou l'inverse. Dès que le métro s'ébranle le petit passe en tendant un gobelet en carton. Il sourit avec ses grands yeux noirs et sa casquette de travers. Il est fier de sa rapidité, de son efficacité. Il joue de son charme. Les pièces tintent lorsqu'il fait sauter son gobelet en piétinant dans les travées.
A côté de moi, mon voisin s'agite. Il cache dans son journal un ustensile bizarre, une espèce de pipe en verre. Il sort de sa poche un cutter et entreprend de couper quelque chose en se cachant. Je pense au cutter.
Ne pas avoir peur.
Il renifle bizarrement, ne cesse de fouiller dans sa poche. Il en sort un briquet. Puis un stylo : ça y est j'ai compris. Il est entrain de brûler du crack. J'en ai vu souvent faire, sur les quais, à Chateau-Rouge. Je plaque mon écharpe contre mon visage, machinalement mais je n'ose pas me lever avant d'être arrivée à destination.
En face de mon immeuble, la femme qui dort dehors ouvre une soupe que les Robins des Rues lui tendent.
Je glisse la main par la porte défoncée depuis quelques jours et je rentre à la maison.
Il y a deux ans et deux jours, dans mon ventre, tu ne bougeais plus beaucoup, faute de place. Moi, autour de toi, j'étais douce, calme, impatiente. Attentive aux modulations du moindre de mes borborygmes, à un signe invisible, à une envie de laver les vitres, j'essayais de deviner, avant l'heure, celle de ton arrivée. Je ne regardais plus la télévision et les livres me tombaient des mains. La musique m'empêchait de t'écouter, je lui préférais le silence. Pour t'attendre.
Il y a deux ans, tout juste, la ville des Lilas était blanche. A la maternité, on s'agitait autour de moi. J'avais hâte de te découvrir, mon bébé, et j'étais épuisée. Bientôt tu naîtrais, hurlant de tous tes petits poumons une colère légitime, celle d'avoir quitté la matrice. Je ne savais pas comment te tenir, je te trouvais si petit, si fragile. Blotti contre mon sein, tu trépignais, gesticulant, rouge et je souriais. Penché vers ton visage, B., ton Papa s'étonnerait soudain : "il est beau, il est magnifique, il est parfait !"
Il y a trois ans, j'ai fait un rêve. J'apprenais que j'étais enceinte et, contrairement à ce que je redoutais, rien n'était compliqué. Je ressentais un bonheur sans pareil et le soleil baignait tout. Au réveil, j'ai raconté mon rêve à B., dans notre petit appartement de la rue Lamarck, je riais et j'étais émue. Nous avons pris notre petit déjeuner, au lit, comme nous le faisions toujours et il m'a dit "Oh oui ! un bébé !" A Londres, 3 semaines plus tard j'ai arrêté la pilule au milieu d'une plaquette.
Il y a cinq ans, je chantais rue des Francs-Bourgeois et Place des Vosges. Avec mon amie Mélusine, aux longs cheveux, j'entonnais des duos de Vivaldi, Mendelssohn, Haendel, Mozart et Délibes pendant cinq à six heures d'affilée. Nos bouches exhalaient de longs panaches de fumées qui faisaient comme une brouillard entre nos visages et ceux de notre public. Nous étions vêtues de longs manteaux, avions chacune deux paires de chaussettes dans nos bottes. L'une de nous deux devait se sacrifier et laisser une de ses mains nue pour pouvoir tourner les pages de la partition. Toutes les deux heures, environ, nous faisions une pause dans un petit café italien qui servait des verres de Grappa à 2 euros. Nous n'en prenions qu'un que nous buvions en gloussant et qui nous donnait l'impression de nous réchauffer.
Il y a six ans, rue Lamarck, B. et moi passions nos week-end, épuisés par nos jobs alimentaires, à écrire. Nous faisions des soirées nouvelles avec nos meilleurs amis qui habitaient Paris. Quand nous n'écrivions pas, nous allions au cinéma, voir parfois deux films d'affilée ou nous errions dans Montmartre, marchant sur les pas des artistes qui avaient vécu dans le quartier, rêvant devant les bicoques de conte de fées de la Villa Léandre, les hôtels particuliers de l'avenue Junot, les jardins cachés de la rue Saint-Vincent. "Ceux qui habitent là" m'écriais-je tous les trois pas !
Il y a sept ans, nous venions d'arriver à Paris et l'existence semblait magique. S'exiler loin de sa famille, c'est difficile mais quel bonheur aussi d'inventer de nouvelles habitudes, de découvrir la géographie d'un nouveau quartier. Il y avait la boulangerie avec ses vendeuses au visage figé et les savoureuses tourtières aux pommes du dimanche matin ; les voisins qui nous toisaient de haut en bas, dans notre immeuble bourgeois, avant de ne pas répondre à notre bonjour ; le métro, labyrinthique, asphyxiant, avec, dans certains couloirs de vrais et beaux musiciens qui font rêver ; les parisiens, mythiques, fascinant, insupportables ; les rues de Montmartre, ses cimetières ; les musées, les Eglises, la Seine... Le moindre périple avait son charme. En décembre, juste avant Noël, je retournai à Lyon pour chanter Les Enfantines de Moussorgski à l'Amphithéâtre de l'Opéra, accompagnée par Alexandre Rubi, mon beau pianiste ; moment de félicité pure, de bonheur intense.
Il y a huit ans, à Lyon, nous vivions rue Saint-Georges. B. écrivait des chansons et jouait de la basse. Pour payer le loyer je travaillais dans une librairie ésotérique dont je découvrirai que le patron vendait des livres négationnistes sous le manteau ; B. était responsable du rayon poissonnerie au Marché U de la rue Victor Hugo. Sa tenue de travail lorsqu'il rentrait était détrempée et nauséabonde. Je l'embrassais du bout des lèvres lorsqu'il rentrait, l'appelant "Beurk". Des écailles de poissons miroitaient dans ses cheveux. Il y a neuf ans, nous nous installions ensemble dans l'appartement que j'avais habité avec ma soeur. Nous avions trois pièces pour nous, dont l'une, baptisée le bureau avec deux grandes tables et un fauteuil vert, était notre préférée. Nous nous couchions à trois heures du matin et nous levions à midi. J'accompagnais B. à ses cours de lettres. Nous téléphonions, rarement, d'une cabine téléphonique, en bas de l'immeuble. De temps en temps, en pleine nuit, nous allions nous asseoir sur un banc, de l'autre côté de la Saône. De là, nous voyions la fenêtre de notre chambre aux rideaux rouges. La lumière que nous avions laissée allumée semblait les embraser et nous murmurions, serrés l'un contre l'autre : "les gens qui habitent là ont l'air très heureux !
Il y a dix ans, notre amour brillait, tout neuf, fragile et naïf comme un enfant. Nous ne vivions pas encore officiellement ensemble mais B. était là presque tous les soirs. Avec notre ami Jhéronimus, nous inventions le monde, nous jouions dans une troupe d'opérette le 31 décembre, nous buvions et riions plus qu'il n'était raisonnable de le faire.
Il y a trente quatre ans, petit oeuf de quelques jours, je me nichais dans le ventre de ma mère, prête à y grandir, neuf mois durant.
La lecture d'une phrase peut vous poursuivre toute la journée.
Dans l'ombre de la moindre porte cochère, les mots se bousculent, prêts à s'agglutiner dans votre esprit et à dépecer les dernières bribes de votre santé mentale. La force de narration balance au dessus de votre tête, le couperet qui vous ôtera le plus infime de vos espoirs. Vous marchez et vos pas semblent marteler une à une les lettres d'un récit que vous auriez préféré ne pas avoir entrepris. Soudain, un passant vous bouscule. Le choc de la collusion vous rappelle celui ressenti au surgissement du point final. Vous éprouvez le besoin de vous arrêter un moment. Reprenant votre souffle, vous devinez, dans le brouhaha de la cité, un chevrotement, une plainte à peine entonnée : la petite musique du style de l'auteur se mêle aux battements de votre coeur. Craintif, vous reprenez votre marche, chancelant, saisi de superstition, vous croisez les doigts, vous parlez dans votre tête et vous essayez que votre discours soit plus convaincant, plus réaliste que celui que vous avez lu. Mais rien n'y fait. Vous levez un bras et, dans le drapé de votre tee-shirt, ondoient les desseins d'un cruel destin. Les lambeaux de ces vies relatées se mêlent à la vôtre. Vous n'osez plus toucher la belle chevelure d'or de votre bébé.
Vous regardez ailleurs, cherchant l'oubli qui ne vient pas.
Ce n'est pas tant une phrase et les mots cruels qu'elle contient que tout ce qu'il y a derrière : des hommes, des femmes, des enfants qui souffrent, qui tuent ou qui meurent tragiquement.
Petite, j'adorais les Westerns, leurs brutales lois d'airain, les yeux perçants de Clint Eastwood, la respiration haletante d'une brune en danger, les jupons froufroutant des prostituées au grand coeur, les éperons cliquetant sur le parquet du Saloon, les duels au ralenti, la musique d'Ennio Morricone.
J'étais attentive au moindre détail et souvent, alors que le générique défilait, je me mettais à sangloter " c'est fini ? ça veut dire que le cheval, blessé d'une balle perdue, on ne saura pas ce qu'il devient ? Il est peut-être mort ? C'est ça, hein Maman, dis-moi, il est mort ?"
J'avais besoin que les portes de l'histoire soit closes et je ne supportais pas d'ignorer le sort d'un des personnages de l'histoire, fut-il anonyme.
Il y a longtemps que je refuse les "20 minutes", "Métro" et cie qui, anodinement, sur de petites colonnes accumulent les faits divers comme un musée des horreurs portatif.
B. se moquait de moi. C'était devenu un jeu. Enfin presque un jeu.
Je tenais quelques heures, parfois plusieurs jours et, au petit déjeuner, un matin, je lui avouais ce qui me hantait, une tragédie, le masque impassible d'un tueur en série, la doux sourire d'un enfant disparu. Ma voix se brouillait, mes yeux brillaient étrangement. B. frottait sauvagement les siens et s'écriait : "super, encore une bonne journée qui commence ! ça me fait plaisir de déjeuner avec toi !" et il me serrait dans ses bras parce que j'avais de la peine à sourire.
Une fois, n'en pouvant plus, tentant de mettre des mots sur le nuage noir qui flottait au-dessus de ma tête, abattue dès le petit déjeuner je m'écriai "c'est juste que... la vie n'est pas gaie !"
Et puis, de temps en temps, dans l'océan des mots qui vous emportent, surgit une lueur qui allume dans votre ciel un espoir mirifique.
La beauté d'un geste d'enfant. Un peu de poésie dans un monde de brutes.
Ma copine Calliope aime que l'on apprécie son sens de l'organisation. Elle fait partie de ces personnes qui, en t'invitant à pénétrer dans leur appartement, s'écrient, l'air paniqué ne fais pas attention, je n'ai pas eu le temps de faire le ménage. L'effet obtenu est contraire à l'effet proclamé : vous regardez et vous articulez, d'un ton ébahi : "Eh bien, si c'était comme ça chez moi lorsque je n'ai pas fait le ménage !". Calliope, alors, en rajoute, vous désigne un chiffon oublié sur le canapé, une tasse, aux bords maculés, elle virevolte et minaude, s'agite pour ranger autrement. Quand elle a fini de remuer, vous êtes épuisé, vous avez l'impression d'avoir fait du rangement avec elle et vous avez reporté mentalement l'idée de faire le vôtre à un lendemain moins fatigant.
Le fils de Calliope, à 18 mois, a pris l'habitude de ranger ses jouets avant d'aller dormir. Le mien, lorsque je lui proposer de ranger un peu me regarde d'un air inquiet.
Lorsque Calliope a négligé de laver la vaisselle, son mari, en rentrant, se fâche. Lorsque je fais la vaisselle, mon amour me fait fête, on ouvre une bouteille et on parle jusqu'à l'aube
En architecture et en danse, Calliope aime le contemporain, le design. Je n'y connais pas grand chose et préfère le parquet qui craque, les plafonds avec moulures, la commode d'une arrière grand-mère et les lits à baldaquin, le tango, le flamenco...
Ma copine Calliope a les cheveux violets, coupés courts, avec une petite frange effilée et deux mèches qui coulent dans son cou en glissant sur ses oreilles. Calliope est fanatique de la couleur violette. Tous ses vêtements sont violets. En ouvrant sa penderie, la première fois, j'ai cru avoir la berlue. Tout, sur les cintres, est violet, et tout, sur les rayonnages, est violet. Sauf les habits de son mari.
Dans son salon il y a un tableau violet. Des lampes violettes. Même son liquide vaisselle est violet.
Un jour dans la rue, je lui ai désigné une mamie aux cheveux mauves et je lui ai dit " oh regarde, elle a presque la même teinture que toi !" Calliope a ri jaune. J'en ai été assez étonné.
En tant que personne organisée, Calliope classe compulsivement. Les gens, comme les objets, doivent rentrer dans des cases et rester à leur place.
Ainsi, il a suffit de quelques discussions où, avec mon sens de l'exagération outrancier, je racontais à quel point j'abhorrais faire le ménage, énumérant les divers stratagèmes usés afin d'y échapper, pour que Calliope me range dans la catégorie "c'est crade chez elle".
Nous avons fait une fois les courses ensemble.
Calliope, évidemment, compte tout. Le moindre centime dépensé est minutieusement ajouté dans l'addition mentale de ses dépenses du mois. L'utilité de s'en séparer est soupesée, évaluée et souvent, repoussée.
Face à une telle attitude j'ai souvent envie de compenser, d'oublier, de gâter. Si nous mangeons ensemble j'amène le dessert, un peu de fromage, et puis des compotes pour les enfants, une revue à feuilleter ensemble lorsqu'ils dormiront. Je fais les comptes une fois tous les trois mois, lorsque la situation est devenue catastrophique.
Bon, j'exagère encore. A peine.
Donc, dans la catégorie "c'est crade chez elle", il y a la sous catégorie "elle est dépensière".
Cela donne lieu à de petites réflexions sympathiques du genre "Entre, ne fais pas attention, je n'ai pas eu le temps de faire le ménage... Enfin, tu sais ce que c'est !" Ou "Ma copine Cassiopée est à découvert, elle s'est pourtant acheté une robe. enfin, toi ça ne te choque pas !"
Pourtant j'aime beaucoup Calliope. Nous nous sommes reconnues au square : deux mères épuisées, avec des vêtements chamarrés. Deux artistes aux oubliettes. Car Calliope est danseuse et moi, chanteuse. Elle est danseuse, contemporaine, bien sûr, je suis chanteuse lyrique. Mais nous sommes devenues mères avant tout. Nos enfants ont quelques mois d'écart. Calliope proclame fièrement "je suis femme au foyer". Je dis "je suis prof de chant". Nous n'avons ni l'une ni l'autre réussi à retrouver notre place d'artiste d'avant la grossesse. Calliope, du coup, vient d'avoir un deuxième bébé et je me demande, chaque jour, si je ne vais pas tout arrêter pour faire carrément autre chose que de la musique.
La douceur d'être mère, la magie des premiers sourires, comment mettre cela en balance avec un métier où il faut sans cesse se battre, s'imposer, être la meilleure - sans jamais obtenir la certitude d'être nécessaire ? L'envie, peu à peu, s'amenuise, de pénétrer dans l'arène. J'ai l'impression d'être devenu un gros matou apprivoisé que l'on jette parmi les fauves chaque fois que je me retrouve avec des comparses. Alors qu'avec mon fils il me suffit d'être moi-même, pourquoi irais-je briller devant des inconnus rarement bienveillants ?
J'en étais là de mes réflexions ce soir lorsque Calliope m'a téléphoné. Elle pleurait.
Elle venait de trouver dans sa boîte aux lettres une mise en demeure d'huissiers et une lettre d'injonction de sa banque. A 30 ans, mère de deux bébés, Calliope a un chèque rejeté pour la première fois. Dépassement du découvert autorisé. Elle n'a pas payé ses charges de l'année, parce qu'elle était en désaccord sur les calculs. Enceinte et mère, crevée par ses lubies de ménagère maniaque, elle a attendu un peu trop longtemps avant d'appeler le syndic...
Calliope et son mari sont propriétaires de leur appartement. Ils ont acheté dans le neuf-trois, une broutille, un petit F3. Le mari de Calliope, Nicétas, est ingénieur en informatique. Il gagne 2300 euros par mois. Grâce à son logement d'étudiante en H.L.M, où ils ont habité avant, Calliope et Nicétas ont économisé 500 à 1000 euros par mois pendant 3 ans. Ils avaient un apport important au moment de faire leur emprunt. Ils ne sont donc endettés que pour 15 ans. Seulement ils remboursent quand même plus de 1000 euros par mois. Et ils ont deux voitures. Et maintenant, aussi, deux enfants.
Calliope s'est toujours plainte de faire partie de ceux qui n'ont droits à rien, de ceux qui paient pour les autres. Elle se range dans la "classe moyenne", ceux qui morflent. Aux dernières présidentielles, écoeurée, elle n'avait pas voté au premier tour, envisagé de voter Sarkozy au second tour. Parce qu'elle en a marre. Son mari gagne 150 euros de trop sur l'année pour qu'ils aient droit à une aide au logement.
Calliope, du coup, voit tous ceux qui en bénéficient comme des nantis mais aussi des profiteurs, des tricheurs. Calliope déteste les RMistes, les chômeurs à qui elle a l'impression de verser directement les impôts qui ne lui permettent que de courtes vacances en camping.
Elle en a marre de compter le moindre centime pour vivre dans le 93.
Aujourd'hui, Calliope et Nicétas doivent 2400 euros de charge plus 150 euros de mise en demeure, la taxe d'habitation, ils sont à découvert, Noël approche. Calliope, un poupon pendu à son sein, un autre dans les jambes, n'a rien vu venir et elle ne sait pas comment ils vont faire pour s'en sortir. Son mari lui a dit "S'il le faut nous revendrons l'appartement et nous irons vivre en HLM". Mais ils n'y auront sans doute pas droit.
Alors Calliope pleure.
Mais elle va raccrocher, renifle-t-elle, elle n'a pas encore fait la vaisselle.
Depuis deux mois, je vais à la pharmacie, régulièrement, avec une nouvelle ordonnance. Celle qui est au coin de ma rue est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle est toujours bondée et les employés n'y sont reconnaissables qu'à leur teint hagard, leur air exténué et leur économie de parole. Je les soupçonne de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Lors de ma visite précédente, la pharmacienne qui m'avait délivré les mille tubes d'homéopathie prescrits, laissait de temps en temps, malgré elle, goutter un peu de morve translucide du bout de son nez pointu sur le clavier de son ordinateur.
Par respect pour la pudeur outragée de l'apothicaire - elle esquissait une pantomime furibonde chaque fois que son nez s'épanchait -je feignis de m'intéresser aux prospectus exposés sur un coin du comptoir : se battre contre un cancer, sauver son émail, vivre avec son asthme.
Un slogan de Sensodyne Pro me laissa perplexe quelques secondes : "Dents sensibles, non à la douleur... Oui au plaisir !" Je sortis mon petit carnet noir et notai la phrase. Non à la douleur,ok, mais de quel plaisir s'agit-il au juste ? De celui de ne plus avoir le dents sensibles ? (Ouf, j'imagine la réunion de présentation du slogan : - N'est-ce pas un peu tiré par les cheveux Kevin, hum, ce slogan ? - Je vous rappelle Robert que mon père détient 50% des parts de l'entreprise. Alors qu'en pensez-vous Robert ? - C'est parfait mon petit Kevin, parfait !) ? Du plaisir de se laver les dents (il ne faudrait pas exagérer !)...
Mais le nez provocant, sous le mien, s'agitait, telle la muleta du toreador, aimantant mon attention passionnée. Alors je ne pus plus m'empêcher de le dévorer des yeux.
La goutte, délicate, d'abord, brillait timidement. Assurée de son éclat, elle perlait peu à peu et se mettait à gonfler, gonfler telle la grenouille dans la fable. Alors, d'un mouvement un peu maladroit, roulant lourdement d'un bord à l'autre, ivre de son importance elle basculait vers l'avant, se détachait et... ploc ! s'écrasait sur la touche espace. A moins, que, sans prévenir, elle n'ait été aspirée, reniflée, ramenée à l'état de brillance sous une narine tumescente. Son humiliation consécutive la fera, un peu plus tard, enfler comme un ballon. Orgueilleuse elle se hâtera de chuter avec un bruit bien net, laissant, pour les doigts étourdis de la pharmacienne, un petit bénitier de morve sur la touche "o".
A la pharmacie, cette fois-là, je ressortis apaisée et guillerette. La contemplation de ce cycle naturel, éternellement recommençant m'avait égayée.
Hier, pourtant, les choses sont devenus sérieuses : je venais avec une ordonnance contenant antibiotiques et cortisone. Une pharmacienne souriante m'a prise en charge et j'ai constaté beaucoup de déférence dans son attitude à mon égard. Je ne venais plus m'alimenter en placebo, comme dirait mon époux. "La grippe ? m'a-t-elle demandé, presque intimidée; - On ne sait pas. J'attends le résultat des analyses. Il s'agit peut-être de la coqueluche... -La coqueluche ! Je l'ai eue l'année dernière, ça a duré des mois me dit-elle avec une tendresse toute sororale."
Derrière moi, les futurs clients ont reculé d'un ou deux pas. Je regarde l'employée méticuleuse, noter sur les boîtes les prescriptions de l'omnipraticienne qui m'a auscultée le matin.
"Le combien sommes-nous ? me demande la pharmacienne. - Le 19. - Déjà ! s'exclame-t-elle, époustouflée... Elle me tend ma carte vitale et mes remèdes dans un sac en papier : - Dire qu'on va bientôt mourir, conclut-elle."
A Pigalle, j'ai vu un homme sortir furtivement d'un Peep Show. Il a déboulé devant moi et j'ai dû freiner brutalement pour ne pas le percuter. Aussitôt, propulsé sur le trottoir, il a tiré sur le col de sa veste - je pouvais presque l'entendre siffloter - et il s'est fondu dans un petit groupe de touristes qui déambulait nonchalamment. J'ignore ce qu'il avait trouvé ou pas, dans l'endroit d'où il émergeait, mais j'ai eu quelques mètres pour l'imaginer.
L'homme était dégarni sur l'arrière du crâne, ses cheveux, gris, étaient coupés courts sur les tempes. Il portait un parka gris aux coutures rouges. Je n'ai pas vu son visage, mais comme cela, de dos, il me rappela, furtivement, un musicien avec qui j'avais travaillé, qui avait quelque chose de visqueux.
J'avoue, je me disais "voilà un homme qui a déchargé, il y a quelques minutes et qui se ballade, anonymement, dans la rue". Puis, sans que j'ai eu le temps de pousser plus loin ma réflexion, il a regardé, de droite à gauche, deux, trois petits tours de tête à la façon d'un gallinacé cassant la graine et il est entré dans une autre salle de spectacle spécialisée - ainsi dirais-je... J'étais lancée d'un bon pas, et j'ai juste eu le temps d'apercevoir les tarifs en grands caractères au milieu de photos désireuses d'allécher le badaud : 4 euros, 8 euros. De quoi pouvait-il s'agir à ce prix là, je l'ignore ?
Plus loin, nichée entre deux immeubles, une église aux pourtours de bois invitait, en diverses couleurs vives à venir, entre ses murs, chercher l'espérance. Une femme, contemplait, très sérieuse ce qu'on lui promettait, l'air d'y réfléchir vraiment. Avait-elle besoin de retrouver une foi agressée par les devantures du quartier ? Ou comparait-elle les tarifs et les conséquences d'une satisfaction charnelle avec ceux d'une joie spirituelle ? Je ne crois pas à cette dernière option, est-il utile de le préciser ?
Je n'ai pas vu une femme sortir des lieux de dévoiement qui se succèdent sur les trottoirs de Pigalle et si j'en avais vu une, je ne l'aurais imaginée que comme victime d'un commerce auquel elle se sentait plus ou moins obligée de se soumettre. Sur le trottoir, mon oeil a été happé par de longues images turgescentes, tiens me suis-je dit, il y a aussi des hommes mais, ai-je pensé aussitôt, des hommes pour d'autres hommes.
Avant de quitter la place de Clichy, j'ai aperçu d'autres silhouettes fascinantes : une prostituée de l'âge de ma grand-tante, vêtue du traditionnel manteau de fourrure et coiffée d'un carré noir corbeau ; elle avait la bouche si triste que je lui aurais bien tendu les mains pour la consoler, mais je n'ai pas osé ; des jeunes femmes, au teint hâve, aux cheveux décolorés, au corps moulé dans des vêtements scintillant, est-elle danseuse ? me demandai-je en les croisant ; et cet homme, vient-il d'assouvir des désirs obscurs, ces deux copains bedonnant qui se tapent dans le dos d'un air satisfait, qu'est-ce qui les rend joyeux comme cela ? Peut-être viennent-ils simplement de partager un bon gueuleton, me reprenais-je, Il n'y a pas que le sexe dans la vie. Ou bien ?
Un peu plus loin, sous le pont de fer, gisaient des centaines de corps, sous des dalles ornées de statues dénudées. J'ai surplombé un moment le Cimetière de Montmartre et j'ai continué de marcher...
Ce matin, j'ai sorti de mon armoire une longue robe rouge que je n'avais pas mise depuis deux ou trois ans.
Mon fils, à quelques pas de moi, faisait rouler une voiture en attendant que je sois prête à le suivre pour jouer dans sa chambre. J'enfilai la robe par la tête et, tandis que mon visage se dégageait de la prison de tissu, que mes épaules émergeaient des ouvertures, l'étoffe rouge glissait lentement le long de mon buste puis de mes jambes.
J'aperçus alors Zozo, éperdu d'admiration, bouche bée, ne tenant plus sa voiture que de deux doigts écartelés. Quelques secondes passèrent en un froissement de tissu. Le bas de ma robe, enfin frôla mes pieds et Zozo chuchota : "Elle met un' belle robe, Maman !"
Tout à l'heure, je venais de traverser la route quand, dans une voiture stationnant au feu rouge, un homme attira mon regard. Il tenait le volant fermement, de ses deux mains et semblait assis un peu bas car son visage se perdait derrière le volant. Il me rappelait quelque chose ou quelqu'un et j'avançais, le visage orienté vers lui, lorsque soudain, il tourna, à son tour, la tête vers moi. Par réflexe, je détournai les yeux avant que nos regards ne se croisent.
J'ai toujours ressenti une curiosité qui me fait observer les gens sans lassitude et sans gêne, jusqu'à ce qu'un mouvement de leur part me fasse réaliser l'apparente impolitesse que je manifeste.
J'aime, dans la rue, passer devant les fenêtres allumées où se dessinent de sombres silhouettes ; à leur insu, elles me racontent une histoire qui me ressemble.
Dans le métro, aux gestes soudain agacés d'une jeune fille, je réalise qu'elle a conscience d'être observée et que cela lui déplaît.
J'aimerais pouvoir lui dire que sa vivacité m'a fascinée, et sa voix aux accents rauques, les cernes de ses yeux, ses mimiques, ses bavardages insouciants mais sensibles, le duvet velouté parsemant ses joues de pêche.
Au bout d'un moment, d'ailleurs, je la regardais sans la voir car c'est en moi que je plongeais, me revivant à son âge, songeant, tiens, j'étais plus comme ceci et moins comme cela.
De ma commémoration intime, elle devenait la mise en abîme et c'est moi que je scrutais à travers elle.
Samedi soir, j'ai passé une soirée avec mon amie Ly-Thi-Daï. Elle me décrivait le stress des répétitions avec un célèbre chef d'orchestre : "Je crois qu'en faisant ce métier, je ne prends jamais de plaisir. Je ne suis jamais détendue, satisfaite. Régulièrement, je pense à tout arrêter, à changer de vie, à faire complètement autre chose."
Et je ne cessais de me dire Si j'étais elle, si belle et si talentueuse, si j'avais la carrière qu'elle a, il me semble que je me sentirais chaque jour parfaitement heureuse. Toutes les personnes qui rencontrent Ly-Thi-Daï tombent en admiration devant elle. Mais cela ne suffit pas, ai-je réalisé. L'image magnifique que nous offrons parfois, n'est qu'un leurre par rapport à ce que nous pensons de nous-même. Je lui ai répondu : "Je pense, aussi souvent à arrêter de chanter, pour faire autre chose de moins difficile, de moins ingrat. Mais je me sens si sombre parfois, à l'intérieur. Et le chant, la scène me tirent de mon marasme intérieur. Vers la lumière. Comment cesser ce qui me sauve ?"La maman de Margot me raconte son histoire. Margot a perdu la vue l'année dernière lorsque son nerf optique a été endommagé à la suite d'un accident vasculaire cérébral. Ses yeux, eux-mêmes, fonctionnent encore. Mais ils sont devenus inutiles.
Recroquevillée sur un tabouret de piano, Margot nous écoute, cachant de ses longs cils les lacs bleus de son regard immobile. Elle a 11 ans et elle arbore un sérieux qui lui pèse visiblement.
Au milieu de nos mots d'adultes, qui s'attachent à des termes médicaux, dressent des diagnostics, Margot lâche alors un tout petit "moi, ce que je voudrais, juste, c'est voir. Revoir un jour."
Ce soir, elle est tendue. Les vacances lui ont rendu sa timidité et le cours est difficile parce qu'à la suite de cette discussion, je la sens plusieurs fois prête à fondre en larmes. Elle ne supporte pas de se tromper, elle, que sa mère dit si forte, ne se pardonne rien et je passe mon temps à lui expliquer que la toute petite erreur qu'elle vient de faire, n'est pas si importante qu'elle semble le penser.
Peu à peu les fils se dénouent, Margot fait son show, elle chante d'une belle voix claire et vibrante une chanson de Piaf. D'une main, elle tient, devant sa bouche, un micro de pacotille qui ne fonctionne pas. Elle pouffe lorsqu'elle est fière d'elle ; elle se tape sur les cuisses et met la main devant sa bouche. D'une souplesse étonnante, elle s'empare de la moindre de mes indications pour en faire un joyau.
A la fin de l'heure, Margot ne veut plus partir, elle vient vers moi et me serre dans ses bras "hum tu es douce, tu sens bon". Je plonge dans ses yeux qu'elle dirige, instinctivement, face aux miens ; elle s'accroche à mes épaules, rit et chante. Son affection me console de la peine que j'ai ressenti pour elle.
Nous sortons, nous nous disons au revoir et je me retourne pour la regarder s'éloigner tandis qu'elle crie " bisous bisous au revoir !"Dans le métro, plongée en moi-même je pense encore à ces autres regards, celui de l'amie de quinze ans qui nous connaît comme sa poche, celui de ma mère, qui refuse de voir que j'ai grandi, celui de mon compagnon, plein d'étoiles...
La secrétaire de l'école où je fais difficilement mes sept heures par semaine, gagne dans les 800 euros par mois ; c'est un emploi-solidarité car Pamina est une ancienne RMiste et son salaire est pris en charge, à 85%, par l'état.
Notre directeur à toutes les deux me l'avait décrite comme une allumée, une hystérique un peu neuneu qu'il ne garderait sûrement pas lorsque l'état ne payerait plus son salaire.
Un jour, elle m'avait demandé un renseignement par mail et celui-ci était ponctué de smileys de toutes les couleurs. Certains mots étaient écrits en rose ou en jaune, en gras, en souligné. Je l'avais lu avec beaucoup de condescendance, la pauvre secrétaire, quelle naïveté de croire que dans le travail on peut envoyer des messages aussi kitsch ! J'avais pensé à ce que m'avait dit le directeur et, sans me le formuler, j'avais compris son avis. Une autre fois, elle m'avait appelée et son discours était flou, ses paroles maladroites, j'avais juste entendu sa naïveté et son mal être, beaucoup de colère aussi.
J'avais imaginé le regard du directeur de l'école de musique, 25 ou 26 ans, beau et soigné dans ses costumes trois pièces, cynique, acerbe, la peau glabre et le teint frais, devant un mail aussi fleuri. Aurait-il souri, comme moi, ou se serait-il fâché ?
"Elle a une seule qualité, m'avait-il dit, elle est d'accord pour travailler ! Parce que pour ce poste, j'ai rencontré de nombreux candidats, tous RMistes et aucun ne voulait travailler : les horaires ne convenaient pas ou c'est le salaire ou le lieu. Ils finissaient par refuser." Mon élève étant, aujourd'hui en retard, j'ai pu converser avec Pamina et j'ai été époustouflée de découvrir une personne intelligente, passionnée de journalisme, de culture, satisfaite de son existence mais perplexe devant les limites qui lui sont imposées désormais par son âge. Je l'imaginais autrement, avec un pull rose et des lunettes assorties, la bouche pincée, riant, ponctuant ses phrases d'un rire aussi ostentatoire qu'un smiley animé. Elle avait un pull rose et des cheveux bruns magnifique, des dents abîmées qu'elle dévoilait souvent en un sourire sincère. Elle ne riait pas souvent.
"A 18 ans, secrétaire diplômée, dans mon premier emploi, j'ai tout de suite senti que je ne pourrais pas rester toute ma vie au même endroit, au même poste. Alors j'ai étudié et je suis allée ailleurs. Puis j'ai de nouveau étudié et j'ai continué mon chemin. A cinquante ans les choses se sont compliquées, j'ai perdu un emploi et je n'ai pas réussi à en trouver un autre. J'ai senti que je ne pouvais plus faire comme avant. De toutes façons le corps ne veut plus, je suis fatiguée, j'ai envie de stabilité. Mais je ne trouve pas, c'est l'âge qui coince. J'ai 53 ans."
"Tous les matins je cherche un emploi à temps partiel pour compléter celui-là. Je peux tout faire, je peux travailler dans tous les domaines : BTP, informatique, j'apprends vite, je n'ai fait que ça toute ma vie alors... Mais c'est l'âge qui coince, on me trouve trop vieille. "
"J'ai 53 ans, alors..."
"Une chose, qui m'aurait plu c'est être globe-trotter. Voyager et écrire. Reporter. Pas reporter de guerre mais reporter à l'étranger. "
Cinq minutes après : "Au retour des vacances, je rigole (elle éclate de rire), les gens, gentiment me demandent Alors vous en avez profité ? Vous êtes partie quelque part ? et je rigole, je rigole car moi, vous savez, je ne pars jamais nulle part. Non, je ne pars jamais mais je voyage dans ma tête. Mes vacances je les organise : j'écoute les émissions culturelles que j'adore à la radio, je vais me promener, je lis... En fin de compte, j'ai l'impression d'être partie moi aussi, et d'avoir voyagé !"
Eugène, pour son deuxième cours, m'a demandé : "Mais je ne vais pas chanter trop fort après ?"
Sémiramide a soufflé, pâle, fine et gracieuse : "En ce moment je suis très en colère. Cette nuit par exemple je n'arrivais pas à dormir alors j'ai crié. Comme ça : iiiiiiiiiiiiiiiiiiih !" Et elle a poussé un hurlement terrifiant. "J'ai besoin de m'exprimer. Et aussi, d'être bien...D'être mieux"
Persée s'est inquiété : "Tu crois que je vais pouvoir gagner en puissance, que je vais pouvoir chanter beaucoup plus fort ?" Ont suivi des centaines de questions anxieuses, dont il m'a fallu endiguer le flot afin qu'il puisse un peu travailler sa chanson pour le casting de la Nouvelle Star.
Floreski qui me parle abondamment de sa copine (alors que je sais qu'il a un copain), s'est un peu laissé aller et, pour la première fois, il a frôlé le contre-ut dans un morceau de Donizetti.
Calisto, comme d'habitude, allait bien, chantait bien, ne posait pas de questions. Un cours reposant et fluide.
En quittant le sous-sol de l'école, la pluie glacée a ruisselé sur mon visage puis, boulevard Barbès, ce sont les trottoirs luisants, inondés de feuilles mortes qui m'ont surprise. En quelques heures il y a eu une chute de feuilles époustouflante et personne ne le saura que les quelques silhouettes qui, comme moi, courent sous la pluie vers un abri.
Mes pieds disparaissent sous le tapis doré. La lumière des phares sur l'or de cette nature morte est joyeuse comme un soleil matinal.
Demain matin, j'en suis sûre, tout aura été balayé.
Il est des matins où je sens mon bonheur fragile et versatile, sensible aux moindres souffles hivernaux qui le malmènent en tous sens jusqu'à me faire douter de son existence même, me rendant aussi noire en mon âme que glaciale de corps.
Dimanche était un de ces jours au ciel menaçant et aller au musée semblait une occupation spécialement indiquée, l'économie de paroles et de mouvement étant, en général, propice à ce que je ne sorte pas de mes gonds.
J'avais imaginé que, passés les squelettes que l'on apercevait dans l'entrée du bâtiment, il y aurait des animaux comme dans la Grande galerie de l'évolution. "Il n'y a pas que des squelettes au moins ? demandai-je soudain, dans la file d'attente, à un groupe derrière nous qui avait l'air de savoir ce qu'il allait voir... - On ne sait pas... Nous on vient pour ça alors... pour voir les squelettes de dinosaure me dit la mère d'un garçon sérieux de 7, 8 ans compulsant frénétiquement le plan du musée qu'il avait téléchargé sur internet... Il est fan." Elle regarde Zozo, cherchant à s'échapper des bras de son papa pour courir dans les coins interdits : "c'est vrai, qu'à lui, ce n'est pas sûr que ça plaise... Il est peut-être un peu petit... Il a quel âge ? - Bientôt deux ans !" Mais avais-je envie de rétorquer, il est supra-intelligent, il comprend tout, d'ailleurs écoutez-le dire didosaure, n'est-ce pas phénoménal et adorable à la fois avec sa petite langue qui fourche ?
Un peu plus tard, pourtant, ce qui intéresse Zozo c'est effectivement de nous semer à travers un labyrinthe de squelettes (évite-t-il de les regarder ou est-ce nous qui trouvons rassurant qu'il n'ait pas l'air de remarquer tous ces os ?). Il éclate de rire lorsqu'il voit nos sourcils courroucés surmonter un crâne de Glyptodon asper.
Une carcasse de cétacé, l'intéresse un moment ("tu as vu Zozo, la grosse baleine ?") il se pose sur un petit banc de cuir, je m'éloigne de quelques pas et je me laisse saisir doucement par l'ambiance du lieu. Le plancher craque, les visiteurs, sur la pointe des pieds, chuchotent, tenant, serrés contre eux, leurs sacs et manteaux de peur, sans doute, qu'un frôlement ne fasse écrouler l'ossature menaçante d'un AeporisMaximus ou claquer la mâchoire gigantesque du Sarcosuchusimperator.
Dans la lumière automnale, presque clinquante, qui embrase l'ivoire des monstres d'autrefois, mon ouïe se fait fine et il me semble distinguer le cliquettement des os qui n'en finissent pas de vibrer, le doux clapotis des oesophages dans leurs bocaux, le balbutiement hébété du chat cyclope et des moutons siamois conservés, presque transparents, leur duvet de foetus ondoyant dans le formol.
Au premier étage, de nouveau, nous n'avons guère le temps de lire les explications sur les étiquettes, Zozo a recommencé à courir, à la recherche, cette fois, de la baleine géante. Les lions, les loups ne l'intéressent pas, il doit se demander, sans oser le formuler à voix haute, ce qui leur est arrivé pour qu'ils semblent si différents de ceux qu'il contemple dans ses livres. Dehors, il fait beau, les feuilles tapissent le sol et donnent à nos pieds le pouvoir de chantonner. Zozo, épuisé, s'endort dans sa poussette. Nous nous retrouvons seuls au café de la Grande Galerie de l'évolution, un peu hagards. Nous méditons sur la sieste que nous aurions pu faire si nous étions restés à la maison, nous regardons les dernières photos de Zozo sur nos portables respectifs.
PhilippeVandael goûte à côté avec des enfants et une femme. "Il a fait comme nous me dit B, il est allé direct au bar." "Avant, il animait le Journal du Hard, ajoute B. ça fait drôle de le voir comme ça avec une femme et des enfants, je lui demanderais bien quel effet ça lui fait ? "
Cela nous rappelle nos folies de jeunesse, les bars en pleine après-midi pas le Journal du Hard, sauf que nous préférons, cette fois là prendre un café et un orangina.
Nous nous regardons, timidement dans les yeux, nous nous prenons la main au milieu des gobelets en plastique. Nous n'arrêtons pas de parler... Il y a longtemps que je l'aime et il me plaît tellement !
Finalement, c'est un beau, un merveilleux dimanche... Je n'avais pas de raison de m'inquiéter !
Zozo a 23 mois et, déjà, une bibliothèque très garnie...
Depuis quelques semaines, mon fils, est en proie à des peurs plus ou moins contrôlées, qui, la nuit venue, le font parfois hurler de terreur, et pleurer, inconsolable.
En plein jour, il gère, mais il n'est pas question pour lui de rester seul dans une pièce ; si je quitte sa chambre, le croyant absorbée par ses petites voitures, pour aller me préparer un café dans la cuisine, juste à côté, je l'entends aussitôt cavaler à ma suite, haletant et chuchotant "ite, ite, ite" (il ne prononce pas encore les "v").
Au square, il a cessé de se jeter par-dessus bord dès qu'un autre enfant montait àl'échelle du toboggan derrière lui, mais il lui arrive de se terrer dans un coin de cabane et de me confier : "a peur la petite tille" (il ne prononce pas encore les f.")
Hier soir, il jouait avec son papa sur le canapé. D'un coup, il sursautait, aspirant l'air de sa petite bouche rassemblée comme en un baiser, et il soufflait "a peur papa". Celui-ci le prenait dans ses bras, le cachait contre son torse rassurant. Alors, Zozo soupirait, souriant " ayé, a plus peur". Le jeu s'est répété des dizaines de fois.
Parmi tous les livres de Zozo, il en est qu'il nous a fallu écarter temporairement. C'est le cas de Caca Boudin une histoire très drôle de Stéphanie Blake avec un petit lapin facétieux qui ne sait dire qu'une chose : "caca-boudin" ! Ses parents lui disent, "mange tes épinards mon petit lapin", "viens prendre ton bain, mon petit lapin" et il répond "caca boudin". Jusqu'au jour où le loup lui même lui demande "Je peux te manger mon petit lapin ? ". Le "caca boudin" qui lui est répondu, n'ayant pas valeur catégorique de négation, le loup mange le petit lapin.
Là Zozo commence à faire une drôle de tête et oseun "non" hésitant. Comme il reste bien calé sur son oreiller, nous poursuivons... Le passage qui l'angoisse c'est lorsque le médecin qui est aussi la papa du petit lapin, va chercher, dans la gueule du loup, son petit lapin. La suite généralement, nous ne pouvons la lire, couvert par le staccato éprouvant des "non" répétés sans fin.
Les histoires de loup ne sont pas toutes rédhibitoires. Qui a vu le loup ? d'Alex Sanders rassure beaucoup Zozo puisque à la fin de l'histoire c'est le bébé loup qui a peur de lui. Zozo fier de ce nouveau pouvoir, assène aussitôt un bon coup de voiture sur la tête de notre gros chat roux ronronnant. Celui-ci file se cacher sous la table. Colère de son papa. Explications de sa maman : "tu vois, maintenant Raskasse a peur de toi !" Aïe, quelle erreur dans la formulation ! Car Zozo ne cesse de vérifier cette donnée énigmatique et merveilleuse : il fait peur à quelqu'un !
Le joli mini-album de Bénédicte Guettier La cage de tiredelle met en scène un petit oiseau en cage qui a peur de tout : des chats, du froid, de la faim et même de la peur. Mais la porte de sa cage est restée ouverte et tiredelle s'envole au dessus du chat...
Au lit, petit monstre de Mario Ramos, joue sur le propre et le figuré du monstre. Le petit monstre ne cesse de contrarier son papa qui lui fait la leçon et se fâche. Au moment où il quitte la chambre, le papa devient monstre à son tour...
S'il est un album qui ne devait pas aborder la peur, c'est bien Mon grand livre des engins de Stefan Seidel. Pourtant, il nous a fait traverser quelques nuits blanches. Une des dernières pages aborde les véhicules de secours : énormes camions de pompiers, ambulance, hélicoptère du samu, voitures de police s'amoncellent sur la page. Et puis, en bas, à gauche, dans un coin, il y a une dépanneuse. Entre ses mâchoires d'acier, elle tient une voiture accidentée. Des morceaux de phares brillent sur le sol, une porte est enfoncée, le pare-brise brisé. La page de la "doiture cassée" (Zozo ne prononce pas les labiales) est devenue notre cauchemar. Le premier soir, Zozo s'est réveillé au bout d'une heure en hurlant " doiture cassée, doiture cassée ". Il ne s'est calmé qu'après avoir pris contre lui ses vingt voitures intactes. Depuis deux semaines les derniers mots qu'il prononce avant de s'endormir sont " doiture cassée ", les premiers qu'il articule dès son réveil sont "on lit doiture cassée ? ". Un soir, en rentrant de chez Urszula, son papa l'a emmené voir un garage où il y avait des voitures cassées que l'on réparait. Nous espérions en avoir fini avec le Grand livre des engins mais depuis, Zozo, au lieu de "doiture cassée" dit parfois "plein d'doitures cassées". Avec jubilation...
A quinze ans, ma vie s'est écroulée, s'est délitée, décomposée, et tout a changé.
Mon père est mort.
Neuf mois avant, son propre père, mon grand-père était mort à l'hôpital. Quand je me souviens de ce premier deuil, il me semble que j'avais 8 ans : j'étais tombée des nues de l'enfance et mes larmes avaient été de surprise autant que de chagrin.
Pourtant mon grand-père était malade depuis de longs mois et nous avions fêté son dernier anniversaire alors qu'il était alité dans le salon et qu'il avait des difficultés à respirer. Mon père avait fait des photos de lui avec un masque en chocolat devant le visage et la vision de cette tête sombre et inexpressive m'avait fait frissonner.
Avant notre départ, mon grand-père avait agrippé ma main et il m'avait dit quelque chose. Mais à cause des miasmes qui entravaient son souffle court, à cause de son accent espagnol à couper au couteau je n'avais rien compris. J'essayais de retirer ma main, oui il me semble qu'alors, j'avais huit ans, il me faisait un peu peur, il y avait eu le masque en chocolat dont l'ombre semblait imprimée sur son visage, et puis tant d'amour dans ses yeux... J'avais réussi à me libérer et nous nous étions souris, impuissants, désolés. Tout de suite, j'ai eu honte d'avoir enlevé ma main et d'avoir renoncé à comprendre les mots qu'il voulait me dire. Tout de suite, il m'a pardonnée ; j'ai vu que lui, il me comprenait, sans que j'ai besoin de parler, et cela provoque, si longtemps après, des larmes que je ne peux retenir.
Quelques jours plus tard, le téléphone a sonné. Un coup de téléphone et je me suis écroulée pour la première fois. Je n'avais, pas une seconde, envisagé que mon grand-père puisse mourir et je me suis sentie trahie parce que personne ne m'avait alerté sur le danger qu'il encourrait. J'ai cessé de manger et de parler. Pendant 3 jours, je n'ai pas mangé, j'ai écrit. Mon chagrin me nourrissait. J'ai toujours été "plus salé que sucré", j'étais servie.
J'ai été, avec ma mère à mon premier enterrement. Mon père m'avait prévenu. Ni fleurs ni couronnes, ni messe, ni discours. Ni enterrement d'ailleurs puisque mon grand-père avait choisi le feu pour sa dépouille. J'ai trouvé ça parfait, le cercueil est arrivé, on l'a installé devant nous dans une petite pièce aux murs blancs. Je tenais la main de ma grand-mère et j'étais avec elle, front contre front, joues baignées de larmes. Puis le cercueil a été emporté et nous sommes sortis. Il faisait froid et j'ai vu toutes les tombes avec des inscriptions insupportables : Marcel B. 1900 - 1917, A notre fils tant aimé/ Ma femme chérie je ne t'oublierai jamais, Ginette M. 1915 -1945/ Notre petit ange, 1952-1953. Une tante m'a fait la leçon parce que ma mère racontait à tout le monde que je ne mangeais plus, et mon père m'a serré dans ses bras, il m'a parlé, un peu, de mon grand-père, de son désir d'être incinéré, de sa colère contre les religions, de sa maladie.
Nous avons dispersé les cendres sur un parterre réservé à cet usage. Un grand arbre aux branches dénudées par l'hiver étendait sur nous ses mille bras grêles.
Au retour, dans la voiture avec ma mère, j'ai prononcé mes premiers mots depuis la mauvaise nouvelle : je voulais que nous achetions des hamburgers et des frites, au Mac Drive, sur l'autoroute, j'avais faim. Mon deuil, était quasiment fini. J'ai hérité des livres de mon grand-père qui s'intéressait à tout : à la grammaire française, à la cuisine chinoise, au bouddhisme, au catholicisme, à la peinture, à la politique, à la littérature. Sur la page de garde de chaque volume, aux pages jaunies, j'ai écrit de mon écriture ronde de jeune fille, la date, le nom de mon grand-père, et le mien en dessous.
Un soir de novembre, neuf mois plus tard, j'ai entendu ma mère s'affoler au téléphone. Ses questions m'ont permis de comprendre l'inacceptable : mon père s'était tué en voiture, le matin même. Il avait 41 ans.
Pendant des années, ensuite il m'a fallu vivre avec, dans la gorge un serrement de coeur à étouffer. Pendant des années il m'a fallu vivre avec l'envie de mourir.
Mon père qui, pourtant, partageait les idées de son père sur la religion, a eu droit à un grand enterrement, une messe avec un curé qui parlait de quelqu'un que je ne connaissais pas, un être parfait, magnifique et extraordinaire.
Ce deuil, impossible à faire m'a séparé de ma mère et rapproché de ma grand-mère, la mère de mon père, qui comme moi ne voulait pas l'oublier. J'ai abandonné mes amies d'avant et rencontré celle de toujours à qui j'ai pu confier toute ma peine. J'ai chanté.
Les années passant, le téléphone a continué de sonner ; il y a eu le père de la seconde épouse de mon père, mon grand-père maternel, un jeune de mon immeuble. Je refusais d'aller aux enterrements, j'étais insolente et irrespectueuse. Toujours plus en colère j'écoutais Brel et Maria Callas à fond dans ma chambre. Je faisais régulièrement la liste de mes morts et je célébrais la date de disparition de ceux que j'aimais en pleurant toute la journée.
Lorsque ma grand-mère paternelle est morte d'un arrêt cardiaque dans sa cuisine, je suis allée passer la nuit auprès d'elle dans son appartement. Je l'ai veillée, j'ai pu lui dire ma colère, l'embrasser, la pleurer. Au matin j'avais, en quelque sorte, accepté sa disparition et ma colère s'était apaisée. Son incinération a eu lieu comme nous le souhaitions, elle et moi : sans fleurs ni couronnes, au son de la musique flamenca.
Une fois pourtant, quelques jours après sa mort, je me suis mise à sangloter, à genoux dans mon appartement d'étudiante. Elle était ma mère de coeur, avec elle j'avais connu l'amour sans condition. Nos âmes s'étaient rencontrées. Ensemble nous avions voyagé sur nos terres ancestrales. La perdre c'était me perdre. J'avais tant aimé être sa petite-fille, porter ses valises pleines de chocolat, de tissus et de billets pour la famille en Espagne, échanger avec elle des souvenirs dans un charabia franco-espagnol, lui faire la tête au réveil dans notre chambre d'hôtel parce qu'elle avait ronflé et qu'au matin, le cliquetis de ses aiguilles à tricoter m'avait réveillée, lui offrir des livres qu'elle lisait cinq fois de suite, enivrée de littérature au soir de sa vie, puis porter ses valises, au retour, chargées de gateaux, polvorenes, mantecados et de boîtes de calamares en su tinta, mejillones en escabeche. J'avais tant aimé être avec elle ; sans elle, je ne savais plus qui j'étais et je me sentais perdue. Soudain un mouvement, sur la fenêtre attira mon regard embué de larmes. Un corbeau magnifique dardait son oeil presque bleu sur mon visage égaré, son regard glissait comme une caresse dans mon cou. Je m'approchai de lui et il ne bougea pas. Ses plumes luisaient, comme mouillées de mes larmes. Sa gorge sombre palpitait. Nous sommes restés l'un près de l'autre une éternité. Je ne disais rien, je ne sanglotais plus. Je contemplais cet oiseau magnifique et je me calmais.
Chez nous, la Toussaint c'est "la fête des morts". Aujourd'hui, ma seule aïeule vivante a dû aller porter des fleurs sur la tombe de mon grand-père maternel, comme elle le fait depuis plus de 10 ans. Ma belle-mère est peut-être allée se recueillir au cimetière où sont enterrrés mon père et une partie des cendres de ma grand-mère. Ma mère a sans-doute fui l'endroit où repose son deuxième mari, Guy, qui a succombé, l'année dernière, à un cancer.
Et moi je dis juste "Bonne fête mes morts, je pense à vous !"