vendredi 29 mai 2009

Dr Z.

Ce soir il y avait foule dans le métro. Une jeune femme s'est retrouvée en équilibre à côté de mon siège. J'avais reposé depuis un moment mon livre, écœurée par la conjonction de chaleur et de conduite chaotique du chauffeur, aussi observais-je les gens attentivement.

Elle, brune, bronzée, fine de visage exhibait un petit ventre bien rond surmonté d'une ceinture, elle même surmontée d'une poitrine abondante. "Oh, ai-je dit, vous êtes enceinte ?"
C'était plus une affirmation qu'une question. J'engageais simplement la conversation afin de pouvoir lui offrir ma place... Mais à ma grande surprise, elle me répondit que non.

Ce faisant, elle n'eut l'air ni choquée, ni vexée comme l'aurait été toute femme à qui l'on poserait à tort une telle question. Je fronçai les sourcils. Elle était, au contraire, tout à fait louche.

Je pensai à un épisode mémorable du Dr House dans lequel il soupçonne une femme obèse d'être enceinte. Elle s'obstine à nier. Finalement, ils n'ont raison ni l'un ni l'autre puisque la patiente se révèle porteuse d'une tumeur de la taille d'un enfant de neuf mois...

Observant une varice sur la jambe plutôt fine de la jeune femme, la densité du ventre qui n'évoquait pas un bourrelet j'ai songé, presque nostalgique, que j'avais à côté de moi, un rare cas de déni de grossesse. Ou, encore plus rare, une malade qui s'ignorait.

Je lui ai souri avec commisération...

lundi 25 mai 2009

La fête (2)

C’était le matin que Minna se sentait le plus pesante. Elle se demandait si tout le monde connaissait ça, l'effort que c'était de réintégrer sa peau un jour après l'autre et d’endosser les différents rôles que son entourage espérait. Rien ne servait de se dérober. Quand elle se terrait dans son lit, son père venait la chercher précédé de son ventre qui ressemblait au sien, sa mère l'appelait de son sprechgesang exaspérant, ou Juliette la narguait, essayant ses minijupes avec des moues de pétasse, tortillant ses fesses de rat sous son nez.
Minna devinait que celle qu'elle était dans ses rêves l’instant précédent, douce, sexuelle, finirait écrabouillée sous le premier pied qu'elle poserait par terre, droit ou gauche. Peu après la colère ferait battre son cœur un peu plus vite que la normale et elle se sentirait lasse à en vomir. Si seulement, pensait-elle assise dans les toilettes, si seulement tout ce qui m’énerve pouvait me faire gerber… Alors je serais plus mince que ma sœur, bien plus mince.
Elle avait une fois chatouillé sa gorge à l’aide d’une brosse à dents - c'est ainsi que faisait Keyla - mais Minna ne vomissait pas facilement et c’est à peine si elle avait pu cracher quelques miettes du croissant qu’elle venait de manger, baignées dans un filet de bile. Pour faire passer le goût elle avait avalé une tablette de chocolat arrosée d’un litre de Coca-Cola. Bof.

De toute l’année un seul jour valait la peine d’être vécu selon la jeune fille et bizarrement, c’était celui de son anniversaire. Car depuis quelques années ses parents avaient la discrétion de s’éclipser. Elle avait champ libre. D’autant qu’ils emmenaient même Juliette avec eux. Ils avaient commencé quand elle avait quinze ans, Ma chérie nous avons tellement confiance en toi, avait bêlé sa mère. Pourquoi pas en fait ? Minna les deux premières fois n’avait fait que glousser avec quelques copines autour de paquets de bonbons. Elles s’étaient couchées vers minuit, les bouches poisseuses et elles avaient échangé dans le noir des confidences tout aussi poisseuses sur les garçons qu’elles aimaient bien. Waouh ! Quel trip quand on y pense ! Minna ne connaissait pas encore Keyla à l’époque. Ni Blaise ni Grük.
Ah oui, et pour ses dix-sept ans, elles avaient fumé un paquet entier de cigarettes, elles étaient neuf à tousser, sauf une ou deux qui prétendaient en avoir l’habitude et elles avaient sifflé une bouteille de champagne que ses parents conservaient pour une grande occasion. Après tout, c’en était une, elle avait dit, le lendemain à ses parents. Son père avait cligné un de ses yeux chafouins et l’affaire avait été dans le sac. S’il avait vu l’effet que ça leur avait fait à Minna et ses copines, il aurait peut-être même versé une larme débile Il faut bien que jeunesse se passe, il aurait balbutié, sentencieux. Ému que des jeunes filles se sentent saoules après un petit verre d’alcool. Saoules au point de se rouler des pelles une partie de la nuit. Cindy n’avait-elle pas fait un strip-tease ou un truc comme ça d’ailleurs ? Bof.

Pour ses dix-huit ans Minna voyait les choses en grand. Pour la première fois, il y aurait des garçons. Keyla avait promis qu’elle rameuterait des copains de son quartier et surtout, Minna, depuis plusieurs semaines, se préparait à adresser la parole à Blaise et Grük pour les inviter. Il ne se passait pas une heure sans qu’elle y pense. Elle visualisait la scène comme le lui conseillait toujours son psy lorsqu'ils évoquaient ce qui la terrifiait, elle tapoterait sur l'épaule de Grük en cours d'Economie, de Blaise en Droit, Salut, ça te dirait de venir à une fête ? Ce qui la retenait c’était la certitude déraisonnable que les garçons liraient derrière ses paupières baissées les rêveries salaces qu’elles nourrissaient à leur égard. Et s’ils me voulaient tous les deux, se demandait-elle, comment je ferais ? Elle savait qu'elle serait incapable de résister à l’un comme à l’autre ; peut-être même que le vieux SDF qui dormait le long du boulevard pourrait obtenir ses faveurs pour peu que ses yeux brillent assez en la regardant... Tu y crois, toi ? lui soufflait une petite voix . Bof. Le SDF, à la rigueur...

Illustration : Calascione

So long, Dorhamounet

Si vous cliquez sur Extra-Ball, dans ma blogroll, vous aboutirez désormais sur un message d'erreur. Dorham a décidé de ne plus bloguer...

Il va me manquer...

Bye l'ami !

vendredi 22 mai 2009

Fils - le texte de Mtislav

Mtislav se l'était réservé et il a tenu promesse. Son beau texte, au cordeau, a déjà enthousiasmé et ému plein de lecteurs... Ne le manquez pas !
http://mtislav.blogspot.com/2009/05/fils-de-p.html

jeudi 21 mai 2009

On ne nait pas homme

"Hypothèse en pointillé : dès qu'un petit garçon comprend qu'il vient (que tout le monde vient) de l'intérieur d'un corps de femme, un corps donc différent du sien, il se met à construire et à détruire, à bricoler, à manier, à remanier et à tripatouiller, la petite fille ne fait pas cela. Les garçons ouvrent les poupées, les nounours et les voitures petites et grandes, ils ouvrent les fusils, jouets ou non, pour en comprendre le fonctionnement ; ils veulent pénétrer le mystère de la vie, des origines, comprendre d'où ils viennent, pourquoi ils sont là ; ils regardent de près, d'encore plus près ; plus tard, certains iront jusqu'à arracher le fœtus du ventre de la femme enceinte et à en fracasser le crâne. Après le dépeçage du nounours, après le carnage, ils laissent derrière eux : non-sens, monceaux de chairs mortes qui ne veulent plus rien dire. Ils ont réussi à transformer le vivant en mort, en objet, en chose, en rien : puissance sidérante qui ne peut se comparer qu'à celle de mettre un enfant au monde."

Le reste de l'article de Nancy Huston pour Le Monde est !
Olympe en a parlé ici...

Je suis curieuse de savoir ce que vous en pensez...

lundi 18 mai 2009

La fête (1)

En s'endormant Minna caressait ses bras épais comme des jambonneaux.
Elle avait cette habitude depuis l'enfance mais c'est récemment qu'elle s'était mise à rêver que ses bras étaient ses jambes et que ce n'était pas elle qui les caressait.

En général, elle imaginait le sourire de Blaise tandis que les gros doigts boudinés de sa main droite pétrissaient son avant-bras, cernaient le poignet étrangement gracile et remontaient à l'intérieur du bras, là où la peau est douce et les veines affleurent.
Mais il arrivait que s'y substituent les yeux froids et brillants du garçon au premier rang du cours d'Histoire des Faits Économiques. Sa copine Keyla lui avait dit qu'il s'appelait Alexis, elle avait aperçu le prénom griffonné en haut d'un devoir, seulement Minna s'en moquait, elle ne voulait pas le savoir. Tout ce qu'elle voyait c'est qu'il n'avait pas une tête à avoir un prénom qui existe. Il n'était pas comme les autres, c'était évident et rien ne servait d'essayer d'expliquer cela à Keyla, elle ne comprendrait pas, elle se moquerait d'elle, encore une fois. D'ailleurs Keyla n'avait pas les mêmes goûts que son amie en matière de garçons. Enfin, c'est plutôt que Keyla avait décidé de n'être attirée que par les bruns aux yeux bleus et comme ci et comme ça, tandis que Minna savait bien qu'elle se donnerait à qui le voudrait... Pas question de tergiverser, elle ne voulait pas finir vierge ! Vierge et obèse, quel destin ! Quelle horreur !
En esprit, Minna préférait appeler le garçon du cours d'Histoire des Faits Économiques Grük ; Alexis c'était bien trop banal. Tandis que Grük, ça lui allait comme un gant...

Minna n'avait pas échangé un mot avec Grük mais elle avait l'impression qu'il l'observait et plus d'une fois, elle avait trébuché en rejoignant son siège parce que le regard qu'il dardait sur sa nuque était si inexpressif qu'il ne pouvait révéler qu'un amour ou une haine incroyables. Peu importe, grosse Minna qui ne comptait pour personne se contenterait d'être haïe, pourvu que ce soit avec passion. A l'intérieur de ses cahier, Minna griffonnait des B. pour Blaise et des Grük qui faisait rire Keyla : Jamais vu une tordue comme toi, elle lui disait et les deux comparses riaient à s'en étouffer, baissant la tête pour dissimuler leur inattention au professeur. Grük, Grük, répétait Keyla, mais d'où tu sors ça bordel ? C'est le nom de ta planète c'est ça ? Tu vas tous nous manger à la fin ? Pour qu'elle se calme, Minna attrapait un bourrelet de sa taille, elle tordait et, en général, ça suffisait pour que Keyla la ferme.

La jeune fille se troublait toujours en pensant à Grük. Les images doucereuses des rêveries qu'elle partageait avec ses copines, les projets d'avenir inspirés des pires mélos, laissaient place à des scénarios salaces que Minna ne devait à personne : sa chair débordait de cordages qui l'enchaînaient à un lit, on l'interpellait, on lui tirait les cheveux, Minna bavait, sa bouche s'ouvrait comme pour happer, elle se tortillait sous ses draps, étouffait ses gémissements dans son oreiller. Même Blaise était là, à contre-jour, un peu effacé mais peut-être pas si innocent que ça après tout. Le film s'arrêtait assez brusquement, fracassé contre les arrêtes du caractère terre à terre de la fille car Minna ne savait pas désirer ce qu'elle ne connaissait pas ; sa mère disait toujours ce truc imbuvable : Juliette c'est l'artiste, la rêveuse, Minna c'est le concret... Ma grande est tellement terre à terre ! Puis comme pour se faire pardonner, elle ajoutait : Au moins, avec elle je ne me fais pas de souci, je sais qu'elle se choisira un travail sérieux et tout ce qui va avec. Alors que Juliette, elle n'a pas fini de me causer des insomnies !

Minna reprenait son souffle, un peu écœurée, mais surtout furieuse que l'histoire se heurte aux limites de ce qu'elle avait vécu : un baiser échangé au CP avec Damien Leroux. Impossible, même si elle avait lu des livres, vu des films, d'imaginer qu'un garçon puisse la caresser et placer son sexe entre ses jambes. Pourtant elle était sûre de souhaiter que cela advienne. Car sa mère se trompait. C'est à cause de son manque d'imagination que Minna essayerait le plus de choses. Juliette laisserait sa nature lymphatique décider de sa vie ; Minna, au contraire, prendrait les devants pour que son quotidien revête les couleurs qui lui plaisaient vraiment. Et elle n'avait jamais eu les mêmes goûts que les autres !

De l'autre côté de le chambre sa sœur dormait déjà et son nez sifflait avec un petit claquement au début de chaque inspiration. Une frange noire mordait son front, ses bras s'étiraient comme les cous de cygnes amoureux autour du délicat visage assoupi. Juliette avait treize ans et elle était venait de rompre avec son premier amant, un terminale de son lycée. Celui-ci, digérant mal la rupture venait hurler sous leurs fenêtres un soir sur deux. La semaine dernière, il avait intercepté Minna alors qu'elle rentrait d'un baby-sitting. Éméché, le jeune-homme l'avait plaquée contre la porte de l'immeuble et il avait frotté son visage contre son épaule dodue. Il murmurait : Ma Juliette, ma Juliette, dis-moi comment elle peut me faire ça, hein dis-moi ? mais c'est elle, Minna, qu'il touchait, dans ses cheveux qu'il mouchait ses larmes. Minna d'abord qui avait voulu le repousser, l'envoyer dinguer sur les marches de l'escalier, se sentit flancher, émue par son désespoir, troublée par la main qu'il remuait sur ses hanches. Ses pensées se déroulaient à toute vitesse et au milieu d'elle un désir fou étalait son audace comme des tentacules.

Elle lui tendait les lèvres quand il avait reculé : Mais qu'est-ce que je fais moi ? Non mais n'importe quoi ! Il était parti sans s'excuser...

La dernière fois qu'il avait hurlé en bas de l'immeuble, Juliette dormait chez une amie et Minna avait déversé, par la fenêtre, un seau d'eau entier ; elle y avait mis tant d'enthousiasme et de rage que le seau était parti avec son contenu. Quand Damien avait protesté elle avait hurlé ta gueule ! et peu après elle avait entendu démarrer son scooter ridicule.

(A suivre...)

Illustration : Jonathan Viner

dimanche 17 mai 2009

La Petite Demoiselle Muffet

La petite demoiselle Muffet
Assise sur un tabouret
Mangeait son caillé et son petit-lait.
Vint une araignée
Qui s'assit à côté
Mademoiselle Muffet partit tout effrayée.


Little Miss Muffet,
Sat on a tuffet,
Eating her curds and whey.
Along came a spider,
Who sat down beside her,
And frightened, Miss Muffet, away.

vendredi 15 mai 2009

La chasse

Il y a quelques semaines des ouvriers sont venus et, munis de marteaux-piqueurs, ils ont, avec détermination, éventré les trottoirs de ma rue. Leur installation s'était faite sous la fenêtre de notre chambre, à l'aube - du moins, c'est le souvenir que j'en garde -mais les jours suivants, l'ouvrage des marteaux-piqueurs s'est étendu jusqu'à l'avenue Marx Dormoy.
Lorsqu'ils eurent passé la rue Poissonnière, il ne nous parvint plus qu'un vague écho mais le souvenir du supplice enduré nous le rendait insupportable. Dehors, nos pieds charriaient des monceaux de boue, la terre bavait sur la route et, craignant de crotter mes bottines vernies, je me croyais transportée quelques siècles auparavant, lorsque le goudron ne recouvrait pas le sol de Paris.

Une semaine après l'autre, le bitume s'est lézardé laissant apparaître ses entrailles parcourues de tuyaux nauséabonds. En passant près des excavations, je me rappelais ce fait divers, l'année dernière je crois : à la suite de travaux devant chez eux, les habitants d'un immeuble s'étaient plaints de sentir une odeur de gaz. Les ouvriers étaient partis sans les prendre au sérieux. Jusqu'à ce que l'immeuble explose... Il y avait eu de nombreuses victimes.

Par ici aussi, ils ont fini par reboucher les trous et remballer leur matériel. Bientôt les matins sont devenus quasi calmes : seuls les camions du Champion, le va-et-vient incessant des palettes et parfois, de gentils coups de klaxons nous réveillaient. La cacophonie habituelle. Après l'acharnement sonore des marteaux-piqueurs, ces menus bruits nous avaient semblé désirables et je me suis surprise, un matin, à ôter une boule Quiès pour savourer amoureusement le grincement des roulettes devant l'entrepôt.

Je pensais que nous subirions juste après l'odeur du goudron, moindre désagrément pour des trottoirs touts neufs. Que nenni. Les trottoirs restent zébrés de brun et dégueulent de la boue lorsqu'il pleut. Par la fenêtre, cela fait comme des pointillés brun sur la grisaille. J'ai pris l'habitude de sauter par dessus les lambeaux de terre mise à nue, de slalomer, d'éviter. Je me demande quel effet sur le mental peut avoir le fait d'habiter dans une rue qui ressemble à des points de suspension à l'infini. Dans l'écriture aussi je les ai évités longtemps. Ainsi que les points d'exclamation multipliés et les petits ronds au-dessus de la lettre i.

Bref, à cause de la désorganisation de l'espace sous mes fenêtres, je ne les ai pas remarquées tout de suite. D'abord il y a du monde, même le soir, les rires fusent, des cris couvrent le vrombissement des voitures qui redémarre lorsque le feu passe au vert, on se hèle, on se harangue, on s'enthousiasme, on râle, on se bat. Devant le petit café, les habitués fument leur clope en me saluant d'un air goguenard. C'est toujours un objet de réflexion pour moi : pourquoi tous les clients de ce bar ont-ils l'air goguenard ? Mais je me trompe, les femmes n'ont pas le même air. De leurs voix rauques de fumeuses, elles gueulent des blagues puis toussent en riant. Elles sont imposantes, leur ventre les précède et sous leurs yeux vitreux, le khôl dégouline. Mais elles possèdent une grâce étrange - peut-être conférée par l'assurance de plaire - qui m'amène à les fixer longuement lorsque je passe devant elles. Le patron, lui, me salue avec chaleur. Puis, parmi les goguenards il y a ceux qui ont vraiment l'air de rire en dedans et ceux qui font mine de flirter. Je sourie aux rieurs, parfois, je salue les autres d'un hochement de tête sévère. Un peu plus loin, je vois des hommes et des femmes qui, absorbés dans leur conversation, ne cessent de guetter la sortie des poubelles du supermarché. Il arrive que je les entende évoquer un incident : "Il nous a dit que si on revenait, il appellerait les flics". Ils se font discrets, ils se mêlent aux clients du bar, à ceux du salon de coiffure, ils se fondent dans le décor.

Elles surgissent la nuit tombée. Je les ai remarquées un soir. Il était minuit passé. B. et moi venions de nous coucher lorsqu'un frottement dans la pièce m'a poussé à allumer. J'ai scruté le plafond. Dans le coin droit de la pièce j'ai aperçu une tâche noire :
"Ah ah, ai-je dit, cette nuit tu vas gober une araignée !"
J'étais entrain de calculer les possibilités que l'insecte tombe dans ma bouche plutôt que dans celle de mon époux, lorsqu'un mouvement a attiré mon regard, dans le coin gauche de la pièce. De mon côté. Une araignée dodue agitait ses pattes dans une toile qui partait de la bibliothèque. B. a éclaté de rire.
"Ce n'ai pas drôle, ai-je râlé. Tu crois que c'est un couple ?"
J'ai aussitôt imaginé les ébats qui avaient peut-être eu lieu juste au-dessus de nous, depuis des semaines. Je me suis demandée si la femelle araignée, en ce moment même portait ses petits sur son dos. Mais il me semble que le mâle est vivant... Or il paraît qu'après l'accouplement, la femelle, le tue. Parfois elle le mange. Cela dépend des espèces.
"Ils n'en sont peut-être qu'à la phase de séduction, ai-je murmuré.
- Et si c'était toi qui le faisais pour une fois, a grogné B.
- Ah non, j'ai dit, je ne peux pas ! Je suis une des leurs !"
Et j'ai quitté la chambre pour ne pas assister au carnage.

Le front contre la fenêtre du salon j'ai regardé dans la rue. Comme chaque fois, que je scrute l'obscurité depuis que nous habitons là, j'ai repensé à la femme-qui-autrefois-dormait-en-bas de-chez-moi. Je me suis demandée où elle pouvait être et j'ai espéré qu'elle reçoive enfin des soins appropriés.
"Peut-être a-t-elle enfin retrouvé la raison ? Et ses enfants, ai-je pensé.
- Zut, râla B.. Elle a sauté !
- Oh non, ai-je dit en retournant dans la pièce. Et bien sûr c'est de mon côté ! Je suis sûre que pour la tienne tu t'es appliqué !
- Elle était morte, a-t-il dit. Enfin il y avait un truc mort.
- A mon avis c'était le mâle, ai-je dit en lui jetant un regard menaçant."

Et je suis retournée observer la rue pendant que B. empilait les livres qui jonchent le sol au pied du lit, de mon côté. De temps en temps, une ombre le faisait sursauter, il donnait un coup de balais avant de s'apercevoir que ce n'était rien. Dehors quelque chose avait attiré mon attention. Plusieurs jeunes filles attendaient. Elles étaient deux par deux, appuyées contre les vitrines des boutiques fermées. Il y en avait une demi-douzaine. Leurs vêtements étaient ceux de lycéennes : jeans noirs moulants, tee-shirts, petits blousons ajustés. Toutes étaient en noir et blanc. Qu'est ce qu'elles peuvent bien attendre à cette heure de la nuit ? je me demandais. Soudain un homme est passé et l'une d'elle lui a adressé la parole. Tiens elle doit vouloir connaître l'heure ! C'est tout ce que je parvenais à imaginer. Mais l'homme n'a pas regardé sa montre, ni consulté son portable. La fille a traversé la rue en direction de mon immeuble et il l'a suivi. Cinq minutes plus tard une autre fille est partie avec un autre homme.

"Ça y est je l'ai eue ! a crié B. dans la chambre.
- Il y a des putes dans la rue, j'ai répondu. Tu ne me mens pas ? j'ai insisté... Fais voir !"

Sous sa chaussure, B. me montra la femelle araignée, toute aplatie. Et nous sommes allés nous coucher en fermant la bouche au cas où les petits aient survécu.

Illustration : Julie Fillo

samedi 9 mai 2009

Les amis

Il y a quelques temps, après avoir lu Le film* de Cypora Petitjean-Cerf, j'ai pensé à ce que je voudrais montrer si je réalisais un documentaire...

Dans le roman, Ruth, une institutrice qui déteste ses élèves, s'interroge sur les racines. Devant la caméra, elle évoque le besoin poignant qu'elle avait eue d'exprimer son identité juive, enfant, besoin que son père avait réprimé violemment, par haine des religions et de ce qu'elles engendrent... de violences, justement.
En contrepoint, Gisèle, sa voisine, adoptée à la naissance, tente de faire de son attachement à tout ce qui est espagnol, la preuve de ses origines ibériques. Peu à peu, le documentaire fascine tout leur entourage et chacun sans savoir grand chose de ce qui se tourne, finit par s'interroger sur le sens de sa vie. Peut-être est-ce la boulangère qui m'a amenée vers mon projet. Cette femme, obèse, mène une vie de titan pour nourrir sa famille. De temps en temps, elle se souvient de son premier amour, de ses aspirations passées. Jusqu'au jour où elle réussit à s'extirper de son quotidien lénifiant. Elle achète une caméra et commence à rédiger un scénario...

Alors ce sont mes amis que j'ai imaginé filmer, ce sont eux que j'ai eu envie d'interroger : Nathalie et son compagnon Monsieur Romano, les premiers que j'ai connus, puis B. et son acolyte Jérôme Boche, Maud, sa compagne, arrivée plus tard. Nous avons vécu ensemble à tour de rôle, les groupes se sont composés puis dénoués, nous avons partagé nos rêves d'avenir, dressé des constats du présent, nous avons passé des nuits blanches et certains jours noirs, nous avons écrit, nous nous sommes filmés, nous avons assisté aux concerts des uns, aux expos des autres, nous avons dansé, chanté... Nous pourrions évoquer les périodes où nous nous sommes connus, où nous avons été comme les doigts d'une main : la passion du cinéma avec Nathalie et notre correspondance, les concerts de rock dans les champs avec Monsieur Romano, l'opérette avec Jérôme Boche et les soirées nouvelles à Paris, les visites à la maternité... J'en oublie, évidemment....

Ensuite, nous raconterions notre présent. Je ne sais pas ce que me diraient les autres mais j'évoquerais bien sûr la difficulté de chanter, le courage de se vendre qui se perd, l'envie d'une vie tranquille et la peur de m'endormir...
Parfois, j'ai l'impression que les choses se sont arrêtées et que nos rêves se sont délités jusqu'à ce que ce que ne subsistent, aujourd'hui, que quelques bribes enfouies au plus profond de nous ; ces bribes il m'arrive de trouver qu'elles sont dangereuses, y penser serait fatal. Ou bien je les renie en les targuant de fallacieuses, à quoi bon se retourner sur le passé, après tout ?

Un jour, j'étais assise en voiture à côté de ma mère, nous roulions dans la lumière dorée d'un soir d'été, à travers les monts et vallons du Beaujolais quand elle m'a dit "C'est étrange mais je crois que j'ai tourné la page de la mort de Guy. Quand j'y réfléchis je me dis que j'ai eu plusieurs vies. Impossible que ce soit la même. Impossible que je sois aujourd'hui la gamine qui dénouait avant la nuit, le corset de sa grand-mère, celle qui était en pension la semaine et servait au restaurant le week-end. Cette gamine n'est pas devenue la jeune épousée, intimidée par son docteur de mari, soucieuse de le satisfaire, inquiète de lui déplaire. Divorcée, il y a eu une nouvelle Claire et avec Guy c'était encore une autre. J'entame une nouvelle existence et il me semble que je ne regrette presque rien. Certains appellent ça la capacité de résilience. Je crois que la mienne est hors du commun."

Depuis cette conversation avec ma mère, je m'interroge souvent sur la pérennité de la vie : est-ce que je suis la même que cette petite fille qui guettait les humeurs de son père, la même que l'adolescente qui s'enfermait dans sa chambre et se noyait dans l'acre fumée de l'encens pour écrire à sa meilleure amie, la même femme et mère ?

Mercredi soir le chanteur était magnifique et la musique grisante. Nous venions pour voir Guilhem, un des musiciens et comparse d'autrefois, à Lyon. Mathieu, le petit frère de Jérôme était là, illustrateur comme lui ; Clément aussi, qui dessinait des cochons d'un trait à la fois précautionneux et sûr ; sur scène Guilhem jouait de la mandoline et son jeu de jambes aurait impressionné Elvis lui-même ; dans la salle une chanteuse que j'avais rencontrée à un stage il y a dix ans me souriait et il y avait encore Vincent, compositeur de musique contemporaine avec qui j'avais créé une association et joué dans des maisons de retraite ; une araignée monstrueuse agitait ses pattes, de l'autre côté de la fenêtre ; la chanson s'appelait Les corbeaux.

Nathalie et Monsieur Romano n'avaient pas pu venir, Jérôme Boche et Maud vivent désormais en Savoie mais c'est comme s'ils étaient tous là, avec nous, à boire du vin dans des verres de plastique. D'un coup j'ai réalisé que nous étions toujours les mêmes, que rien ne s'était arrêté et qu'il ne tenait qu'à nous de continuer de rêver. Je me sentais infiniment heureuse et confiante. Et tellement reconnaissante de les connaître !

J'avais envie de sourire à la petite fille que j'ai été..

* Le film, de Cypora Petitjean-Cerf faisait partie de la sélection pour le Prix de la Révélation aufeminin.com.
Calepin, autre membre du jury en parle ici, Cunéipage aussi...

Illustration : Andy Hixon

jeudi 7 mai 2009

Parallèle

"Elle, elle aime les lettres, parce qu'on y parle sans être vue. On se blottit dans des bras qui ne risquent pas de vous lâcher. On fait l'intéressante sans craindre de voir l'ennui crisper les traits du visage qui vous fait face.
Mais elle n'est pas dupe. Nous ne connaissons jamais l'autre, ne cesse-t-elle de répéter, si ce n'est à travers l'image que nous nous en faisons et qui n'est qu'une émanation de nous-même. Pauvres vaisseaux scellés. Et que fait-on quand on écrit une lettre, sinon tenir compte de l'image qu'on vous renvoie ? « Quand j'écris à Lytton ou à Léonard, confie-t-elle à Gérald Brenan, je ne ressemble en rien à ce que je suis quand je vous écris. Voici que ma buche qui a une forme de patte d'éléphant vient de tomber par terre, conclut-elle. Bonsoir. »
Jeu et sincérité, sincérité joueuse, et jeux sincères, être toujours sincère et toujours autre. Virginia ne cesse d'interroger ce moi insaisissable, le sien. Et cela au moins est constant. « Quand je vous écris, je prends invariablement un ton enjoué, parce que c'est un masque commode, mais les masques, précisément parce que je suis écrivain, me pèsent. Maintenant que je suis vieille, je ne veux plus m'encombrer de superflu, je veux former mes mots à la crête des vagues, redoutable entreprise », écrit-elle à un autre de ses correspondants privilégiés, Jacques Raverat.
On comprend mieux les lettres sont à la fois le jeu social par excellence et le lieu de la sincérité par excellence. C'est pourquoi, régulièrement, Virginia Woolf décide d'arrêter. Plus de lettres. D'abord cela prend du temps, le temps qu'il faudrait consacrer à l'œuvre, et puis on s'élance vers les autres, et on se casse la figure, on y ment et c'est pire quand on dit la vérité."

Geneviève Brisac, Agnès Desarthe - La double vie de Virginia Woolf -P75 et 76

lundi 4 mai 2009

Petites coupures

L'autre jour je pensais à l'amour que j'éprouve pour mon fils et au fait qu'un jour il faudrait le laisser s'envoler loin de moi. Cela parait normal mais ce n'en semble pas moins d'une violence intolérable, surtout lorsqu'il colle son visage contre le mien en disant "Maman, je t'aime plus vite que la fumée !". Ma mère m'avait appelée à mon retour de vacances et j'avais été émue par sa toute petite voix lorsqu'elle m'avait dit "tu ne m'as pas téléphoné de la semaine !". Je n'imaginais même pas qu'elle puisse l'avoir remarqué. Alors quand je t'ai aperçu, toi aussi, à mon retour, je me suis demandé si tout amour ne serait pas plus fort, voué à la séparation. J'ai imaginé un couple qui vivrait ensemble une vingtaine d'années et, à l'heure où les sentiments menacent de s'étioler, partirait vivre chacun de son côté.

Il faudrait décider cela au départ, la raison devra l'emporter sur la passion, ce qui n'est guère facile au début d'une relation et demandera, des deux côtés, beaucoup d'intelligence et d'abnégation : il en ira de l'avenir du couple. La séparation n'en sera pas moins douloureuse... Je me souviens des cris de ma mère lorsque je lui ai annoncé que je quitterai la maison après mon baccalauréat. N'empêche, en se donnant rendez-vous comme aux premiers temps, en redécouvrant le visage de l'autre, sa vie, son indépendance, ce couple ne connaîtra-t-il pas une véritable cure de jouvence ? Et plus que ça, la perspective de cette séparation pendant les premières années de la relation, n'en fera-t-il pas une alliance exceptionnelle ?

Tu me regardes et tu ne comprends pas ce dont je parle... Dans quelques minutes, tu vas bouder et les questions vont se succéder, en rafales : "Tu n'es pas bien avec moi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tu veux qu'on se sépare, c'est ça ?" Si je devais te reprocher quelque chose, ce serait cela : tu as le chic pour me faire culpabiliser dès que je doute, dès que je prends de la distance avec toi. J'aimerais tellement que ce que je t'ai donné suffise à te combler. Sais-tu que certains, parfois, s'étonnaient de ce que je te nourrisse autant ? Ils me demandaient "Mais comment trouves-tu le temps de préparer tout cela ?" Il se trouve que je n'avais guère de vie en dehors de mon travail et de toi. Il m'a fallu du temps pour découvrir que nous étions les seuls à trouver ça normal.

C'est peut-être pour cela que je ne te supporte plus aujourd'hui, exactement comme il m'arrive de ne plus me supporter. J'ai l'impression d'avoir placé en toi bien plus qu'il n'est nécessaire ; j'ai l'impression de me voir en toi et ça peut paraître idiot, mais du coup, je ne sais plus bien qui je suis. Tu retiens certaines choses que je voudrais oublier, tu effleures d'autres choses qui me sont essentielles et cela suffit à donner aux gens une idée de moi qui n'est pas forcément la bonne. Je m'y perds. Tout a commencé avec l'idée de me mettre plus sérieusement à écrire. Comme tu t'es cabré à cette perspective ! "Mais que vais-je devenir ? Je ne te suffit plus ?" Du coup tu m'as coupé les vivres. Très vite, je me suis sentie sèche comme un rosier sans eau. Perplexe devant mon écran d'ordinateur, je cliquais un peu partout, parcourant par habitude de nombreux textes, sans rien ressentir, sans laisser de traces de mon passage. Sans toi, je me sentais invisible.

Un soir, j'ai loué un DVD et je ne t'ai même pas jeté un coup d'œil. Que c'était bon ! Dexter est un personnage fascinant tu sais, vraiment inspirant. Les Desperate Housewives aussi. Et les infiltrés ? Vraiment bien ! Il m'arrive de penser que ces personnages m'apportent plus que toi.
J'ai mon petit rituel maintenant. Après huit à dix heures de cours, je me dis "à quoi bon passer du temps avec lui (c'est de toi qu'il s'agit, oui !) ?" et je glisse un disque dans le lecteur. Je câle un ou deux oreillers dans mon dos et je soupire d'aise.

Le hic, mon cher blog, c'est que malgré tout, tu me manques... Il va falloir trouver une façon de s'entendre à nouveau...