vendredi 29 février 2008

Coups et blessures

Cet après-midi en rentrant de l'hôpital Necker avec mon fils, je vis un homme entrer dans le wagon où nous étions, s'asseoir sur un strapontin et boxer l'air devant lui. Immédiatement je me raidis et je tournai face à moi la poussette où Zacharie dormait. L'homme, coiffé d'un bonnet bordeaux, éructait, crachait et tapait des pieds. Il était agité de tics, visiblement chargé aux amphétamines. Il me fit peur et je sentis mon cœur tambouriner si fort que mes mains en tremblaient. Pourtant, au bout de quelques minutes, comme il restait assis et finalement, se taisait, je me mis à penser à mon père. Mon père qui était médecin. Anesthésiste. Il y a longtemps, je m'étais avoué que ses disparitions successives m'avaient libérée en me donnant une chance de m'épanouir.

Le problème c'est que la dernière fut définitive.

Au mois de janvier j'avais emmené Zozo aux Urgences. Il était tombé et boitait. A la pharmacie près de chez moi, on m'avait orienté vers les Urgences de Lariboisière où nous avions patienté une heure et demi avant de nous entendre dire qu'il n'y avait pas d'Urgences pédiatriques dans cet hôpital. J'avais eu le temps de comprendre l'histoire d'une jeune-fille venue en famille. Sa sœur s'était entretenue avec un interne à côté de moi :
"Elle veut partir, elle dit qu'elle n'a rien.
- Ce n'est pas possible, il faut qu'on la garde en observation. Que s'est-il passé exactement ?
- C'est son copain qui l'a tapée..."
J'avais alors regardé la jeune-fille. Sa mère se tenait à côté d'elle, mordant ses lèvres pour ne pas craquer. Elle, la tête dans les mains, penchée en avant n'offrait qu'une tignasse noire à ma vue. Je remarquai sa longue jupe de gitane qui ressemblait à celle que je portais lorsque j'avais son âge. Avait-elle revêtu sa jupe préférée pour aller voir son amoureux ? D'un coup elle se redressa et je vis son visage qui n'était qu'un hématome, strié de blessures sanglantes. Elle accepta d'aller se recoucher, entrainée par sa mère qui pleurait silencieusement, et cinq minutes plus tard, sa sœur revint en tendant un berlingot :
"Elle a vomi, annonça-t-elle au médecin."
Aussitôt une équipe fit rouler son lit à travers une série de portes battantes et elle disparut hors de ma vue.

Je choisis d'attendre le lundi pour aller consulter notre pédiatre habituelle. Celle-ci nous prescrivit des radios et une échographie qui ne montrèrent aucune fracture. Elle me demanda d'attendre deux jours et de la rappeler si Zozo boitait toujours. Finalement, le délai écoulé, elle me convainquit de l'emmener aux Urgences de Necker, elle craignait un truc plus grave, une infection osseuse par exemple. Voilà comment je me retrouvai dans une grande salle de consultations avec un interne fort beau et très patient qui parlait la tête penchée sur le côté. En tant qu'ex fan de la série Urgences, je ne pouvais m'empêcher de penser à Doug Ross et toutes les cinq minutes j'avais envie de dire, espiègle Je sais, j'ai regardé Urgences. Dans cet endroit effrayant, vibrant de révélations tragiques et de douleurs que les enfants ne devraient pas subir, j'avais envie que l'on m'apprécie et que l'on prenne soin de mon fils. C'est à cause de mon père, ai-je pensé, ça me fait ça à chaque fois.

Mon père nous emmenait toujours faire de longues ballades, lorsqu'il nous gardait le week-end. Je ne me souviens pas qu'il l'eut fait avant le divorce. Mais après oui. Le reste du temps nous devions jouer en silence pendant qu'il faisait ses révisions. Ma sœur Anna avait trois ans et moi six. Nos rires le mettaient de mauvaise humeur. Nous chuchotions pour ne pas le déranger. Quand il en avais marre d'étudier ses cours, nous sortions. Il fonçait dans sa belle voiture rouge jusqu'à un parc que nous trouvions glauque. Il marchait vite et nous devions le précéder. De temps en temps, il filait devant comme s'il voulait nous semer mais c'était rare. Il préférait nous garder à portée de main.

En RTT la semaine dernière B. et moi avons emmené Zacharie dans un lieu d'accueil parents-enfants. Je savais que celui-ci, dans lequel nous n'étions jamais allé auparavant, était animé par des psychothérapeutes. Je ne m'en souciais guère. Nous y allions pour que Zacharie fréquente d'autres enfants tout en s'éclatant avec des jeux qu'il ne connait pas. Alors que je contemplais rêveusement mon fils qui courait, en extase, d'une voiture à l'autre, une fillette se présenta devant moi. Elle tenait un jouet et le leva à hauteur de mon visage. Sans pouvoir me contrôler j'eus un geste de protection, la main devant le visage. Je pris une grande inspiration sonore qui ressemblait à un cri. Je m'excusai aussitôt auprès de la fillette qui avait l'air interloquée et levai la tête pour voir, en face de nous, sa mère et une des thérapeute, Maryse, qui me fixaient de la même façon. Cinq minutes plus tard Maryse s'approchait de moi, insidieusement et s'entretenait avec le collègue qui nous avaient accueillis en nous désignant du menton. Elle ne tarda pas à me faire subir un interrogatoire en règle. B., à qui j'avais raconté ma bévue, piaffait, imaginant qu'on le prenait peut-être pour un mari violent.

Ma mère l'autre soir a eu les larmes aux yeux en regardant B. jouer avec Zacharie.
"Jamais ton père n'a joué comme ça avec vous, m'avoua-t-elle. Même pas quand ta sœur n'était pas née. Il ne savait que donner des ordres, dresser, punir. "
"Tu as de la chance, conclut-elle."

Mon père ignorait comment manifester sa tendresse. Il ponctuait ses paroles de claques à l'arrière de la tête et de coups de pieds aux fesses. Quand il faisait des œufs durs il nous les cassait sur le crâne. En promenade, marchant devant lui, nous attendions les coups. Nous comprenions qu'il avait besoin de se défouler après tant d'heures immobile à son bureau. Il nous parlait de notre mère qui prenait du bon temps avec plein d'hommes pendant ce temps, qui profitait de la vie sans lui et sans nous. C'était lui qui était parti du jour au lendemain mais il ne lui pardonnait pas de ne pas l'avoir retenu.
Je me rappelle que lorsque j'étais malade il prenait soin de moi. Mes meilleurs souvenirs de lui sont ceux où il s'est conduit en médecin. A dix-huit mois lorsque je me suis ouvert le sourcil en tombant contre une chaise, il m'a soulevé dans ses bras forts et m'a conduit à l'hôpital. J'en garde une belle cicatrice qui coupe mon arcade gauche ; c'est mon père qui m'a recousue, expliqué-je fièrement lorsqu'on me demande d'où elle vient. Quelques années plus tard, à la suite d'une randonnée, je commençai à me sentir mal. J'allais tomber dans les pommes - crise d'hypoglycémie - lorsque mon père s'aperçut de mon état. Il me donna de gentilles paires de claques et me fit boire du café sucré et salé. Il faut que tu le boives en entier, me répétait-il, après tu iras mieux. J'avalais la boisson jusqu'à la dernière gorgée. Quand il prenait soin de moi, je me sentais heureuse.

Aux Urgence, Zacharie pleura beaucoup. Il n'aime pas les docteurs, les blouses blanches. Dans la salle d'attente je lui expliquai : "Tu sais mon papa à moi, il était docteur aussi." Mais ça ne le rassura pas. Après le diagnostic du bel interne, il fallut attendre l'avis du spécialiste. Il entra, vêtu de noir, bronzé, grand. Est-ce normal que je le trouve beau aussi ? me demandai-je. Alors que l'interne m'avait dit qu'il pensait à une blessure à un tendon qui passerait avec le temps, son chef affirma d'une voix claire qu'il voyait une fracture en cheveux sur le tibia de Zacharie. "Nous allons refaire une radio, dit-il en penchant la tête sur le côté." Zacharie se mit à crier "Non pas la radio ! Pas la radio !" et nous retournâmes dans la salle d'attente.

(à suivre...)

Illustration : Bobi and Bobi

mercredi 27 février 2008

Mon sexe (Dans la peau d'un homme)

A deux ans je réalisai qu'il était totalement aléatoire d'en avoir un. Ma mère sortait de la douche et j'aperçus son entrejambe dénuée d'appendice : "Oh, m'écriai-je, Maman, elle a pas de zizi !"
Puis, comme pour la consoler j'ajoutai : "Elle a des poils Maman."
Mais j'étais irrémédiablement déçu.
Lorsque mon père allait aux toilettes, j'abandonnais mes jeux et fonçais à travers l'appartement. La porte était entrouverte. J'étais juste assez petit pour, niché entre ses jambes, regarder le jet miroiter dans l'espace, entre son zizi et la cuvette des toilettes. Lorsqu'une goutte tombait sur mon visage, je riais.

A quatre ans j'entrevis une raison d'espérer. Je cachais dans ma chambre une pièce que m'avait donnée ma grand-mère, et, généreusement j'annonçai à la cantonade : "Demain, on ira acheter un zizi à Maman."
Elle refusa.
Aux W.C. je pissais debout à côté de mon père. Nous croisions nos jets comme des épées.

A six ans, dans les douches, avant le cours de natation, je m'aperçus que je n'avais pas un sexe énorme comme je le croyais. Il était moins grand que celui de David mais plus large que celui de Mathieu et plus long que celui d'Olivier. Clovis fanfaronna avec le sien qui était costaud comme une saucisse de Morteau mais je le trouvai assez répugnant.
Dans la chambre de ma voisine, vêtu d'une blouse de docteur, je découvris enfin ce que les filles cachaient entre leurs jambes. A vrai dire je ne vis rien et cela attisa ma curiosité bien plus qu'il n'était raisonnable.

A quinze ans je ne passais pas plus de vingt minutes sans le toucher. Mon excroissance me fascinait, me déroutait, me réjouissait. Une fois, je récoltai un zéro pour avoir refusé d'aller au tableau. Je cachais sous la table une érection monumentale qui s'était manifestée sans raison.
Au réveil je bandais. En pissant, je bandais. En regardant les filles de ma classe, je bandais. Même Geneviève à l'acné éruptive, Adélaïde au nez renfrogné et Evelyne aux grasses cuisses me faisaient bander. Ma mère changeait sans faire de remarques mes draps tachés de sperme et pour cela, entre autres choses, je lui vouais une reconnaissance sans faille.

A dix huit ans je me mis tout nu dans un lit avec une fille toute nue. C'était le lit de ses parents et Sarah avait décidé de s'offrir à moi. Malheureusement ce jour là ma bite resta flasque. Ma copine me rassura : "Ce n'est pas grave, on recommencera si tu veux".
J'avais décidé entre temps de renoncer à toute vie sexuelle aussi ne recommençâmes-nous jamais. Le soir, en guise d'auto flagellation je ne me branlai pas avant 10 heures du soir.
Un mois plus tard, Sarah se pavanait au bras de Clovis et je me posai des questions ardentes sur l'homosexualité.

L'occasion de copuler ne se représenta pas avant mes vingt-cinq ans et, comme la première fois, mon chibre demeura mou. En l'état je tentais de l'introduire dans la fille qui s'était allongée auprès de moi mais rien ne se passa, mon sexe rebondissait sur les parois mystérieuses comme un ballon de baudruche que l'on lance à perpète.
En m'endormant, chastement blotti dans les bras d'Aglaé, je me fis la promesse de m'engager dans les ordres le lendemain matin. Je renonçai à l'aube en voyant le drap qui faisait une tente au dessus de moi et je perdis mon pucelage en quelques secondes.

Enfin s'écoulèrent les années où ma concupiscence put s'exprimer. Ma fiancée se pliait à mes fantasmes comme une serviette en papier. Nous nous murmurions des mots d'amour et je lui demandais de changer de position. La fidélité me semblait naturelle. Je ne désirais qu'elle et je la désirais tout le temps ; elle adorait ça.

En voiture je sifflais les autres femmes qui traversaient devant nous. Ma femme détestait ça et mes filles s'esclaffaient. Un jour, mon aînée s'écria en voyant ma bite flotter à la surface de mon bain : "Oh papa il a une saucisse papa !" Et comme pour me consoler, elle ajouta : "Elle est grosse !" Quand j'allais aux toilettes, elle m'observait avec un air circonspect, la tête passée entre mes cuisses. Si une goutte l'aspergeait, elle criait "Beurk !" et partait en courant se plaindre à sa mère.

Quand ma fille eut quinze ans, ses copines aussi. Certaines avaient des corps magnifiques surmontés de crinières peroxydées. Je pensais, avec un peu de culpabilité que mes problèmes d'impuissance se trouveraient certainement résolus si je pouvais tenir leurs fesses entre mes mains. Ma femme faisait régime sur régime et souffrait de migraines récurrentes. Chaque fois qu'elle me devenait insupportable je crachai "tu as pris tes cachets pour la ménopause ?" Un jour ma cadette m'avoua : "Célia demande pourquoi tu te mets toujours la main au panier ?
- Quoi ? soufflai-je.
- Ma copine ne sait pas si tu te grattes les couilles ou si tu te soupèses juste le paquet. Mais elle trouve ça un peu limite."

Ce matin, une nouvelle aide-soignante a fait ma toilette. Ses gestes étaient brusques, impatients et elle soufflait par le nez en accomplissant sa besogne. Ma modeste érection ne la troubla pas. Je me tortillais et elle grogna juste : "Arrêtez donc de gigoter comme ça, je n'ai pas que ça à faire." Nourrissant l'espoir de la voir se troubler, je rougis et m'excusai avec coquinerie. Elle se redressa. Me regarda froidement et déclara : "Vous savez, j'en ai vu d'autres !".


[Ce billet m'a été inspiré par la verve de Mr Poireau.]
[Un écho de Dorham]

Photo : Spencer Tunick

Après

mardi 26 février 2008

Mon œuf

Chaque jour j'en explorais une partie.


Il me fallait de plus en plus de temps pour me tourner d'un côté ou de l'autre aussi laissais-je les heures s'écouler, traversé par les ombres qui nous entouraient. Je n'éprouvais aucune angoisse ; mon regard se perdait sur la paroi translucide et mes rêves se confondaient avec la réalité, pâles et presque immobiles. Parfois j'entendais des craquements autour de moi et je devinais que d'autres avaient eu plus de curiosité. Me ressemblaient-ils et qu'allaient-ils faire étaient des questions qui me traversaient l'esprit mais dès q
ue le silence revenait je reprenais le cours de mon existence ; je les oubliais en suçant le liquide doré dans lequel je baignais.
Une partie de mon œuf me plaisait particulièrement. La coquille y semblait moins lisse et ma joue s'y frottant, je sentais distinctement une aspérité, comme une petite rayure qui changeait de forme chaque fois que je l'explorais.
Mes pattes se couvraient d'une peau rugueuse. Sur mon dos des écailles s'agglutinaient et lorsque j'essayais d'imaginer à quoi je pouvais ressembler, je tremblais de bonheur : j'étais persuadé d'être beau. Mais ce qui était plus beau que tout, à mon avis, c'était mon œuf.

Une nuit pourtant je dus le quitter. Mes frères avaient décidé de sortir et les mouvements qu'ils firent pour émerger du nid, combiné à mes efforts pour me redresser brisèrent des fragments de mon œuf. Eperdu, je cherchai à me nicher contre le côté que j'aimais bien et j'y appuyais ma tête en fermant les yeux mais aussitôt un autre morceau de coquille se détacha et tomba. J'entrepris à mon tour d'escalader les débris de mon œuf. Je ne me retournai pas car je savais qu'il n'était plus désormais qu'une idée, un souvenir et que jamais je ne cesserai de chercher la quiétude parfaite que j'avais ressentie en son sein.

Le chemin jusqu'à l'eau fut un calvaire. Certains de mes comparses furent dévorés par des crabes. Un chien partit en courant, tenant dans sa gueule deux tortues décapitées. J'avançai d'abord dans la mauvaise direction
car le tumulte du carnage couvrait le bruit des vagues et me retrouvai au pied d'un palmier qui semblait recouvert d'écailles.
Immense, il tenait dans ses branches les étoiles et j'étais si petit.
Je m'affalai sur une racine qui obstruait mon chemin. J'étais perdu et résolu à mourir. Je levais les yeux. Mon cou endolori s'étira et je vis au delà du palmier, dans le ciel, un globe blanc, brillant et rond qui scintillait. Je fis quelques pas pour mieux le contempler : dans ses rayons, les vagues remuaient, à quelques centimètres de moi.

[Le concours des tortues de mer :
Déjà 6 participants :
http://marc.vasseur.over-blog.com/article-17050645.html
http://balmeyer.blogspot.com/2008/02/les-tortues-de-mer.h... http://jegper.blogspot.com/2008/02/tortues-de-mer.html http://extra-ball.blogspot.com/2008/02/turtles-contest.html http://detoutetderiensurtoutderiendailleurs.blogspot.com/...
http://fanette316.blogspot.com/2008/02/les-tortueuses-de-... (qui rabâche : http://gaislurons.blogspot.com/2008/02/les-tortueuses-de-...)]

samedi 23 février 2008

La chambre



Longtemps nous avons dormi dans la même chambre. Nous en changions souvent la disposition, désireuses peut-être, de briser les habitudes que notre intimité obligée rendait insupportables. Nos lits roses, de parallèles, soudain se tournaient le dos, alignés le long d’un mur tapissé de petites fleurs bleues. Puis, ils se targuaient de devenir perpendiculaire, l’un niché dans un coin près de la fenêtre, l’autre scindant la chambre abruptement : « Reste de ton côté, nous criions-nous lorsque nous nous fâchions. Ne dépasse pas mon lit ! »

Ce qui ne changeait pas en revanche, c’était la quantité de mots qu’il nous fallait échanger avant d’accepter qu’une journée soit achevée. Dans l’obscurité nous chuchotions éperdument.
« Les filles taisez-vous, criait ma mère, du salon. Je vous entends ! Il est trop tard pour bavarder, vous avez école demain… »


Quand nous n’avions rien à nous dire j’apprenais à compter à ma sœur. Nous égrenions les chiffres et les nombres avec une régularité métronomique. Si ma sœur hésitait une seconde de trop, elle savait que nous recommencerions. Chaque jour la liste était plus longue : 1099, murmurais-je, 1100, murmurait ma sœur en retour.


D’autres fois, nous décrivions notre avenir à la loupe, sans négliger une mèche de cheveux de notre futur mari ni omettre la couleur des yeux de nos nombreux enfants ou une seule de leurs innombrables capacités intellectuelles. Nos maisons aux pièces infinies étaient meublées avec passion et divers animaux, du cheval au poisson rouge, se prélassaient quelque part dans le parc.


Je me souviens d’avoir dormi assez loin d’Anna, à l’autre bout de la pièce. Je lisais un peu plus tard dans la lumière falote de ma lampe de chevet à volant mais je n’appréciais guère qu’elle s’endorme la première. Aussi ponctuais-je régulièrement le silence de remarques. Ma voix éclatait comme un ballon entre nos pensées, mon doigt appuyait sur la page à l’endroit où j’avais interrompu ma lecture, ma sœur s’adossait à son oreiller. D’un ton ensommeillé elle me répondait et je poursuivais ma lecture sans craindre, pour quelques minutes, sa disparition dans le monde des rêves.


Le son de sa respiration devenue profonde me remplissait d’angoisse. Dans la nuit, désormais, j’étais seule.


Une fois par mois, des avions de chasse passaient en faisant hurler les murs de notre immeuble ; au dessus de ma tête semblaient claquer mille fouets de l’enfer, les fenêtres vibraient, un roman s’échappait d’entre mes mains devenues glaciales. Je cessais de bouger et tentais d’empêcher mon nez de siffler au passage de l’air que j’aspirais à grandes goulées. Derrière l’arc rouge de mes paupières fermées, s’agitaient des visions de cauchemar. Je me mettais à crier jusqu’à ce que ma mère apparaisse, glissant sur la moquette, ombreuse dans le contre-jour du couloir.

« Que se passe-t-il ? demandait-elle. Tu ne dors pas encore ?

- Maman, j’ai peur de la guerre, déclarais-je, pleine d’effroi.

- Mais pourquoi penses-tu à la guerre ? gémissait-elle. Il est minuit, tu devrais dormir. »
Elle ne comprenait pas d’où surgissaient des idées que je n’avais pu tirer de la télévision –nous n’avions pas le droit de la regarder – ni de lectures perturbantes, puisque je lisais, essentiellement, des livres de mon âge, dénués de menaces. Pourtant ma frayeur était si violente qu’il me semblait avoir vécu ce qui surgissait dans mon esprit au passage des avions : des cohortes de gens sur des routes, des immeubles bombardés, des armes, le feu, des cris, des morts, des victimes sanguinolentes.
Je me voyais fuyant de sauvages ennemis et je savais qu’aucune prière ne pourrait me ramener à la douceur des temps de paix.
Ma mère, pour me calmer, m’expliquait le métier des diplomates et des hommes politiques, elle parlait accords et traités, rapports et forces en présence. Il arrivait que, lancée, elle aborde le premier pas sur la lune, dérive sur les traces du Commandant Cousteau et s’emballe en évoquant la traversée des Etats-Unis du cerveau d’Einstein dans le coffre du médecin qui l’avait dérobé. Bien avant qu’elle se taise, je m’endormais, la joue baignant dans une corolle de salive. Ma mère remontait la couverture sur ma poitrine. Elle effleurait d’une main vive, mon front et, tournant les talons, entrait dans la lumière du couloir, refermant la porte de notre chambre derrière elle. Anna se retournait dans son lit, balbutiait quelques mots pâteux qui mettaient un point final à mon insomnie.

Aujourd’hui, lorsque je repense à cette époque, il me semble encore que j’ai connu la guerre. Je suis marquée au fer rouge de mon imagination.

Souvent, le dimanche, je poussais ma sœur à lire tandis qu’il lui aurait suffit de jouer à la poupée ou aux Playmobils.
« Lis un peu lui disais-je, tu n’as pas lu aujourd’hui.

- J’ai fini mon livre, je n’en ai plus.

- Oh ! Tu l’as fini, chouette, tu vas donc pouvoir lire Les mémoires d’un âne, tu sais, je l’avais adoré.

- Bof, un âne qui écrit et qui parle c’est un peu bête comme histoire… Ca n’existe même pas en vrai. »
J’insistais : « Allez, je te lis le premier chapitre et si ça ne te plaît pas, je ne t’en parlerai plus jamais.
- Mais j’ai envie de jouer moi, râlait Anna, tu m’avais promis qu’on jouerait qu’on serait perdues dans la forêt...
- Bon, si tu veux je ne te lis que les trois premières pages ce soir et on continuera demain matin. »

Elle finissait toujours par céder.

J’adorais veiller avec ma mère. En tant qu’aînée, j’étais conviée, de temps en temps à regarder un film de cinéma à la télévision.
Anna, seule, regagnait notre chambre et je refusais d’aller lui dire bonne nuit :
« Je ne veux pas louper les pubs, la provoquais-je. »

Mais il arrivait qu’elle puisse rester avec nous jusqu’au première mesures du générique. Je renâclais, soucieuse de ne point partager mes privilèges.

« Dépêche toi, ordonnais-je à ma mère quand elle accompagnait ma sœur jusqu’à son lit, tu vas encore rater le début ! »

Si elle s’attardait au chevet d’Anna, je criais :
« Vite, vite, ça commence ! »
Si elle revenait, alors que le film était entamé, je boudais et feignais d’ignorer qu’elle s’était assise à mes côté. Une formule magique suffisait à me dérider :
« Que s’est-il passé ? interrogeait ma mère. » Elle semblait suspendue à mes lèvres et ne m’interrompais pas tandis que je narrais, avec force détails, un scénario qu’elle connaissait déjà.

A vingt-deux heures trente je rejoignais la chambre en catimini. Anna dormait paisiblement, la bouche ouverte.
Je secouais son épaule :
« Tu respires fort, expliquais-je, tu vas m’empêcher de dormir, mets toi sur le ventre. » Elle changeait de position et je regagnais mes pénates, assurée qu’elle ne m’avait pas oubliée longtemps.


Illustration : IceKubi

[Ce texte a trouvé un écho chez une vieille fonctionnaire.]

mercredi 20 février 2008

Tenir la chandelle - Le souvenir et l'oubli -

La semaine dernière j'ai parlé à ma mère au téléphone.
Elle m'a raconté :
"Tu sais, depuis quelque temps j'avais les clefs de chez Mme P., elle a un truc autour du cou pour appeler si elle tombe ou quoi que ce soit. Comme ça, si ça arrivait on me préviendrait et j'irais ouvrir sa porte aux secours. C'est sa sœur qui avait insisté pour que je garde un trousseau à la maison. Et bien l'autre jour Mme P. m'a réclamé son trousseau sous un prétexte saugrenu. Avant de repartir elle m'a quand même avoué ce qui la tourmentait : elle avait l'impression que quelqu'un était entré chez elle et lui avait volé un cache-pot...
- Oh ! C'est horrible, me suis-je écrié, elle commence à avoir cette lubie des vieux qui croient que tout le monde veut les dépouiller !
- Oui ben quand même, s'est exclamée ma mère, je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à se les garder ses clefs si elle me croyait capable de la voler.
- Ah bon ? Tu lui as dit ça ? Et qu'a-t-elle répondu ?
- Oh rien, mais elle a bien vu que je n'étais pas contente."

J'ai tenté de rassurer ma mère, de lui expliquer que l'angoisse de Mme P. était certainement due à de la démence sénile mais ma mère semble croire que la démence révèle les vraies pensées des gens et qu'ils sont moins excusables dans leur folie qu'en pleine possession de leurs facultés mentales.

Hier j'ai appelé ma mère. Elle a décroché au bout de deux sonneries :
"Allo Maman, c'est moi, ai-je annoncé.
- Oui, Zoridae, je peux te rappeler dans cinq minutes ?
- D'accord !"

J'ai raccroché et j'ai ri en expliquant à B. que ce n'était pas la première fois que ma mère me faisait ce coup là. Comme promis, elle m'a rappelée. J'étais entrain de couper du potiron pour en faire une soupe et B. a discuté un moment avec elle. Je venais de lui raconter l'épisode avec Mme P. en m'étonnant de la réaction de ma mère.
B., pourtant, partageait son point de vue et son indignation aussi lui a-t-il lancé, taquin :
"Alors, comme ça Mme P. vous accuse de la voler ? Ce n'est pas gentil ça !"
Puis il me l'a passée :
" Allo maman, ai-je soufflé d'un ton pressé, excuse-moi je suis occupée là, je peux te rappeler dans cinq minutes ? "

Elle a pouffé, j'ai cru qu'elle avait compris ma blague et j'ai commencé une nouvelle phrase. Mais, guettant sa réponse, j'ai entendu à la place, le son ténu de la ligne coupée. Je parlais toute seule.

J'ai appuyé sur la touche bis, elle a décroché aussitôt :
"C'était une blague maman ! Tu as ri j'ai cru que tu avais compris !
- Ben non, a répondu ma mère, penaude, j'ai ri parce que je me suis dit que décidément nous n'arriverions jamais à nous joindre ce soir."

A ce stade de la conversation, j'ai senti une envie gigantesque de la serrer dans mes bras et j'ai presque pu la sentir, à mes côtés, fragile et petite, si émouvante...

Elle a enchaîné : " Excuse-moi mais j'étais au téléphone avec Mamie... "
Je l'ai interrompue : " Je sais bien, enfin je me doutais bien que tu étais occupée, ne t'inquiète pas, je voulais te charrier un peu... Comment va Mamie ? je demande.
- Elle perd la tête, m'annonce ma mère."

C'est la première fois qu'elle prononce des paroles si graves au sujet de ma grand-mère.

Il y a quelques jours mon oncle et ma tante avait trouvée Mamie en pyjama et somnolente au milieu de la journée, elle avait avalé trop de cachets :
"Tu es sûre qu'elle n'a pas voulu mourir avait-je demandé à ma mère, après avoir plaidé la possibilité d'une étourderie ?
- Non avait répondu ma mère, je partage, sur ce point, l'avis de ta tante : elle a fait ça pour nous emmerder ! En plus, elle avait envie d'aller en maison de repos, ça fait un moment qu'elle en parlait. Elle a trouvé un moyen."

Hier soir, j'ai reconnu dans la voix de ma mère cette douceur rassurante qu'elle adopte dans les crises les plus sérieuses. Elle m'a raconté :
"L'autre jour je suis passée la voir à l'heure du diner. Dans la journée je lui avais amené des petites quenelles que j'avais cuisinées pour elle et pour Mme P. Mais, lorsque je suis arrivée, elle mangeait une soupe. Elle avait oublié qu'elle avait les quenelles au frigo. Je les lui ai fait réchauffer, on a enlevé la sauce car la sauce ne lui plaisait pas, (tu sais comment elle est!), je lui ai tenu compagnie pendant son repas. Puis j'ai fait sa vaisselle et je suis rentrée. Ce matin, Tonton Yves est passé la voir et elle avait oublié qu'elle avait mangé la veille."

J'ai soupiré, atterrée , ma mère a continué :
"Tout à l'heure je l'ai appelée pour lui rappeler que demain matin nous allions visiter une maison de retraite. Elle ne s'en souvenait plus. Je lui ai dit je viendrai te chercher à 10 heures donc n'oublie pas de mettre ton réveil. Elle m'a répondu oh, je ne me souviens plus comment il marche ce réveil..."

J'ai quitté ma mère en lui souhaitant une bonne nuit et bon courage pour le lendemain. Nous avons mangé, B., Zozo et moi, la soupe de potiron qui était délicieuse, avec une légère pointe d'ail.

Un peu plus tard dans la soirée, j'ai écrit à Isabelle :

"Je me rends compte que nous nous connaissons si peu aujourd'hui... Qu'est-ce qui reste de ce que nous étions à l'âge où nous nous sommes aimées ? Avons-nous changé beaucoup, un peu, pas tant que ça ? Et puis d'abord de quoi nous souvenons-nous exactement ?

Quand je lis tes mails - parfois écrits, c'est vrai, dans un style dur mâtiné de cynisme, de colère - j'ai de vagues réminiscences de ta révolte à l'époque, de ta haine des ménagères, des petites filles modèles, des cons, des cochons, de la famille... Lorsque nous nous trouvions dans des situations difficiles la fleur fragile se transformait en chardon et gare aux épines !

Cela fait plusieurs fois que tu m'écris que tu ne vas pas très bien et je commence à m'inquiéter. Là encore je me sens ignorante et démunie parce que je ne sais pas comment tu allais avant de me contacter. Est-ce que nos échanges te remuent ? Le fait que nous évoquions nos vies depuis une vingtaine d'années me fait à moi aussi un effet bizarre. Parfois je suis juste écœurée et j'ai envie de m'oublier un peu. Je comprends si cela te fait la même chose... en même temps tu me dis que tu ne te confies à personne et je suis heureuse si tu peux un peu t'abandonner sur mon épaule..."

Illustration : Anne Julie

lundi 18 février 2008

Tenir la chandelle -Correspondance -

J'ai lu, avec avidité, le premier mail d'Isabelle. Il y a tant à dire depuis les presque 20 années que nous ne nous sommes vues que je suis restée sur ma faim. En même temps, le fait de recevoir ce courrier était tellement miraculeux qu'il me suffisait de lire et relire les quelques phrases de mon amie pour avoir l'impression de rêver.

Isabelle vit toujours à V. avec Rodolphe, cela doit faire 20 ans qu'ils sont ensemble. Ils ont eu une fille qui a l'âge, à deux mois près de Zozo. Ils habitent V. où Rodolphe travaille dans la métallurgie et où Isabelle est conseillère emploi formation auprès de jeunes détenus. Elle m'annonce ensuite que sa sœur est morte l'année précédente et termine son message par un post-scriptum qui me surprend : "Je n'ai jamais retrouvé d'amie comme tu l'as été."
Elle me demande l'adresse de mon blog et des nouvelles de ma sœur Anna.

Au sujet de mon blog voici ce que je lui ai répondu :

"Je me suis rendue compte en écrivant que nombre de mes souvenirs étaient flous, aléatoires et j'ai inventé beaucoup de choses pour combler les trous. Si tu vas lire mon blog, surtout fais le comme si c'était un roman et pas pour chercher des souvenirs.
Je ne me souvenais plus trop de tes parents et j'ai sans doute caricaturé pour montrer à quel point tu étais une fleur dans un monde dur.

J'ai peur que cela te choque.
J'ai dit par exemple que ta mère (je préfère te prévenir) était obèse et dépressive et ton père chômeur et alcoolique (je sais qu'il était chômeur, j'ai inventé l'alcoolisme)...

Dis-moi ce que tu en penses et je te donnerai le lien si tu crois que tu pourras prendre ça avec de la distance.

Je me suis fâchée avec ma sœur à cause de mon blog depuis deux mois. Elle a pris un portrait un peu dur que je faisais d'une copine pour elle, du coup elle m'a agressée et nous nous sommes balancées des choses que nous taisions depuis des années. Je pense que ça ne durera pas (ça dure en fait depuis 3 mois), il faut juste que le temps passe mais tu vois, je n'aurais pas envie que tu te fâches également parce que j'écris, librement, et parfois avec un style acide, qui peut paraître cruel et outrancier aux personnes concernées..."

Isabelle m'a envoyé sa réponse immédiatement :
"Au sujet de mes parents ne t'inquiète pas... Je crois que c'est moi qui suis la plus dure quand je parle d'eux et ce depuis quelques années déjà... Ma vie ressemble presque à un roman ou plutôt à une série B... Tous les clichés y sont :
- le père chômeur longue durée (mais en fait paresseux, associable et se faisant licencier à répétition pour divers menus larcins). Et en effet alcoolique.
- Ma mère a changé depuis qu'elle a découvert le travail (elle a perdu une dizaine de kilos entre autres). Elle semble dépressive mais je pense qu'elle souffre d'une pathologie plus grave.
- Ma pauvre sœur a eu la malchance d'avoir des pieds bots à la naissance. Du coup, mon très fin et très égoïste père l'a rejetée. Elle en est devenue malade, bien psy comme on dit dans le milieu de l'insertion. Enorme et très laide à la fin de sa vie, elle avait trois enfants, trois filles de trois pères différents dont les deux premiers n'ont jamais reconnu leur gosse... Elle vivait à Bourg, dans une cité glauque, depuis sa première grossesse, lorsque mes adorables parents, incapables d'assumer, l'avaient jetée dehors. Elle haïssait nos parents et était devenue en quelques années une véritable caricature de ce que la société peut engendrer, le cas social parfait.
L'année dernière, alors qu'elle n'était plus en très bonne santé, elle se fait retirer la garde de ses pauvres mômes... Dans la foulée, elle a refait un autre gosse. Tout semblait se passer normalement jusqu'à l'accouchement, elle est entrée à l'hôpital à la date programmée pour une césarienne et n'en est pas ressortie. Elle avait fait une embolie massive. (...)"

Isabelle conclut en avouant que ma mère et moi lui avons ouvert une lucarne sur le monde. Que sans nous, elle aurait pu s'imaginer autre chose...

J'ai achevé ma lecture en larmes.

Illustration d'Isabelle, au collège.

jeudi 14 février 2008

Tenir la chandelle (3)

Alors que la longueur de temps qu'il leur reste à vivre devrait les prémunir de ce genre de serment, les enfants sont très enclins à employer le mot toujours. Ils échangent leur sang et jurent qu'ils s'aimeront "à la vie, à la mort".

Alors que la distance qui les sépare de la mort s'amenuise, les adultes rient des serments des enfants et se méfient de l'avenir comme d'un traitre. Quand je dis "A demain !" à ma grand-mère, elle soupire "Oh, tu sais, demain je ne serai peut-être plus là !".

Isabelle et moi avions échafaudé une stratégie complexe pour prouver à nos professeurs qu'ils ne nous sépareraient pas aussi facilement. D'abord, nous nous retrouvions chaque matin, à sept heures, afin de faire le chemin jusqu'au collège, main dans la main. Nous échangions notre journal, dans lequel, chacune décrivait pour l'autre ses pensées et son ennui lors des heures de cours.

Les jours s'annonçaient de la même façon. La date clinquait en haut à droite. Au centre, pleins et déliés, deux mots s'émerveillaient, Ma moitié, écrivions nous sans sourire. Le soir, avant de parcourir ensemble le chemin du retour, nous gravions en lettres majuscules : Rien ni personne ne séparera Isabelle de Zoridae, amies pour toujours.

Nous nous faisions un devoir d'aller balancer, à la récréation, quelques claques à Cyril, le fils du prof de math qui avait réclamé, avec acharnement, le redoublement de mon amie. L'imbécile, au lieu de se défendre, nous agonissait d'injures avant de détaler, trainant ses mocassins à frange comme un boulet. Isabelle, qui n'allait jamais en cours d'EPS parce qu'elle n'avait rien à y apprendre, le rattrapait en quelques secondes, et lui faisait un croche-pied. La plupart du temps, Cyril tombait mal. Ses joues, rendues protéiformes par un lot de boutons purulents, saignaient, ses lèvres se fendaient, libérant des flots de sang, ses dents raclaient le goudron. Loin derrière, je m'essoufflais, bousculant au passage les élèves agglutinés sous le préau. Lorsque je les rejoignais enfin, Isabelle était assise sur le dos de Cyril qui se cabrait pour se débarrasser d'elle. A deux nous l'immobilisions. Cyril était maigre, ses côtes saillaient sous ses habits Chevignon. Les claques pleuvaient, les menaces aussi :
"Si tu en parles à ton con de père, on en prendra un pour taper l'autre."
"On te f'ra bouffer son dentier !"
"On t'arrangera le portrait, tu verras tu seras moins moche !"

Mais Cyril ne perdait pas son air benêt. D'un œil globuleux, il cherchait nos seins sous les tee-shirts de Hard-Rock, oubliant de se protéger lorsqu'une de nos mains s'abattait sur son visage. Dégoûtées, nous l'abandonnions à ses rêveries concupiscentes et nous rejoignions, en retard, nos classes respectives.

A la rentrée des vacances de la Toussaint, Isabelle me fit remarquer que, dans la cour des CPPN, un garçon magnifique me fixait avec insistance. Rodolphe le connaissait, c'était un Turc qui ne parlait pas un mot de français. Il ne se mêlait pas aux autres et récoltait des zéros dans toute les matières sauf en atelier où il excellait.

Son prénom, magique, me fut chuchoté à l'oreille par mon amie qui pouffa : une première syllabe qui fermait les lèvres en un baiser pudique, la deuxième qui faisait claquer la langue avec coquetterie. Je demandai à Isabelle de s'éloigner afin de vérifier si ce n'était pas plutôt elle qu'il suivait du regard.

"Tu vois, se réjouit-elle un peu plus tard, c'est toi que Mothée aime..."
J'échangeai un regard indécis avec mon soupirant silencieux. S'il m'a choisie, moi, c'est parce qu'il est handicapé niveau langage, songeai-je. Il doit se dire, que, pour moi, mieux vaut un amoureux muet que le célibat éternel. J'étais en colère, pourtant son regard d'océan provoquait un troublant remue-ménage dans mes entrailles.

Depuis quelques temps, Rodolphe nous rejoignait sur les lieux de notre rendez-vous matinal. Alors que nous bavardions, assises sur un terre-plein parsemé de crottes de chiens, il freinait comme un cowboy, à quelques centimètres de nos pieds. Immense, il ôtait son casque, qu'il accrochait au guidon de l'engin, avant de soulever mon amie comme une plume. Ses cheveux noirs palpitaient dans l'air comme les ailes d'une corneille.

"Ça va bébé ? demandait Rodolphe.
- Ça passe, répondait-elle en se lovant sur ses genoux."
Alors je tenais la chandelle.

Parfois je décidais de bouder et je tournais le dos à leurs épanchements lascifs, plongeant le nez dans une leçon. Mais j'entendais, mal à l'aise, des bruits de succions, de lèchements, des baisers sonores, d'autres, longs et silencieux qui s'achevaient avec des rires coquins. Je toussotais, je me raclais la gorge et chantonnais. Pourtant, malgré moi, j'analysais le moindre son ou son absence afin d'y associer les images correspondantes. D'autres fois, je fixai le couple, espérant les gêner et les forcer ainsi à interrompre leurs agapes. Imperturbable, je devais les contempler tandis que leurs lèvres se poussaient, se collaient, se suçaient, se goûtaient ; que leur nez se frottait, se heurtait ; que leurs dents claquaient, mordaient, dévoraient ; que leur langue s'aventurait, baveuse, sur le pourtour d'une bouche, dans le cou, dans une oreille ou formait, sous la peau fine des joues, d'étranges monticules qui se déplaçaient .

Les amoureux se parlaient peu. Lorsqu'ils le faisaient c'était pour commenter un baiser, rire d'une caresse, se donner rendez-vous le soir. Ils s'exprimaient d'une voix sourde que je trouvais saugrenue. Je m'ennuyais absurdement.

Lorsque Rodolphe se levait, après un quart d'heure de folâtreries, Isabelle tirait sur son pull et rajustait son Bandana noir. Néanmoins, j'avais aperçu les suçons violacées qui fleurissaient au milieu du bouquet fané des suçons jaunes et verts des jours passés. Nous regardions le géant enfourcher son destrier, Isabelle lui faisait coucou.

Dès qu'il disparaissait de notre vue, nous reprenions nos conversations habituelles : plaintes au sujet des profs, projets de brimades pour Cyril, boums avec les zonards. Jamais nous n'évoquions le fait qu'elle m'ignorait en présence de Rodolphe et qu'elle se comportait alors, comme si je n'avais été rien de plus qu'un lampadaire "Eh avais-je envie de lui rappeler, il y a l'électricité aujourd'hui, plus besoin de se faire tenir la chandelle par une amie !"

Isabelle m'interrogeait sur Mothée, mais, échaudée par le quart d'heure que je venais de passer, je changeai de sujet.

Ce n'est pas que je ne me voyais pas l'embrasser. Mais je n'avais pas envie de le faire en public.

Or, à nos âges, il n'y avait guère d'autre solution.

Illustration : Bobi and Bobi

Jeux de comptoir

Nefisa propose un jeu sur son blog, en plus d'une énigme orthographique passionnante.

Gaël l'a repris, accompagné par Franssoit.

Mr Quicoulol, ayant enfin compris la règle du jeu a produit une photo qui lui va très bien. Sa contribution m'ayant rassurée sur la facilité de la chose, voici ma modeste participation :


Ceci n'est pas un tag mais j'espère que Nicolas, Dom (dont le dernier billet est fabuleux), nea et bien d'autres vont se lancer...

jeudi 7 février 2008

Tenir la chandelle - Fin des interludes -

Aujourd'hui, occupée à tisser les fils du souvenir et de l'oubli pour permettre à la vérité d'affleurer, je demeure des heures assises devant l'ordinateur. Mes épaules me font mal, le bureau est un peu trop bas et je suis obligée de me tenir le dos rond. Le téléphone sonne mais je ne bouge pas. Seuls mes doigts pianotent, le reste de mon corps semble pétrifié. Puis, miracle de l'écriture, une chèvre caresse ma main de sa bouche languide : c'est la douce Fleur d'Oranger au pelage abricot, au gros ventre sur des pattes frêles. Barbichon taquine mon mollet à la pointe de ses cornes, et Fleur de Lys, sa jumelle, neigeuse, bêle éperdument.

Je me souviens comme j'avais fini par lever la tête de mes romans, cet été là. Un troupeau de chèvres m'avait apprivoisée et je les avais toutes baptisées. J'observais leurs relations, inventant le passé d'où avaient émergé leurs querelles et un avenir pour leurs amourettes. Ma sœur courait en tous lieux avec sa camarade, j'avais de vraies conversations avec des chèvres de mon âge.

Le soir, avant diner, j'allais chercher les vaches avec le fermier. Nous marchions sur des chemins désherbés au milieu. Sautillant sur les côté clairsemés je demandai :
"Pourquoi tout le monde marche au milieu ?"
J'avais un grand baton que je faisais tournoyer comme j'avais vu les majorettes le faire au défilé des conscrits. Il me retombait sur les pieds ou valdinguait dans les talus.

Finalement, la ferme me plut tant que j'y retournai seule aux vacances de février pour assister à la naissance des chevreaux. Nous nous levions à cinq heures les nuits où il semblait qu'une chèvre allait mettre bas. Contemplant la vapeur qui s'élevait de mon chocolat, je me disais que je ne supporterai pas longtemps de dormir si peu. J'avais commencé à écrire sérieusement et, alors que je ne m'étais jamais inquiétée de ce que je manquais en lisant, je culpabilisais de contempler la vie au lieu d'en profiter. Cependant, les jours où je ne pouvais écrire, il me semblait que l'existence devenait un tissu de fadaises.

A l'aube, les bras sur la toile cirée, ces atermoiements se tenaient à distance et je me contentai d'enfourner des tartines à la confiture de fraises. Sur le chemin de la bergerie, je tapai des pieds sur la terre gelée, scandant en esprit une phrase que je craignais d'oublier.


Mon amie Isabelle était ma première lectrice. Ma mère et ma sœur, les suivantes. Je me livrais à des expériences ; il fallait que ma sœur pleure, que mon amie m'admire et que ma mère hoche la tête en silence, signalant à la pointe de son index les fautes d'orthographe.

Pour ma sœur, je dressai le tableau idyllique d'une famille d'elfes, heureux dans la forêt aux abords d'une charmante rivière. Alors que les enfants jouaient dans l'eau, des gnomes arrivaient et tuaient tout le monde. Seuls deux elfes survivaient, un garçon, une fille. Ma sœur éclata en sanglots, réclamant la suite avec impatience. Ayant obtenu ce que je désirais, j'étais incapable de continuer. L'attente de ma lectrice pesait sur mes épaules comme une chape de plomb. J'attaquai aussitôt une autre épopée : une petite fille répondant au doux prénom d'Annette dévorait du chocolat en quantités faramineuses, si bien qu'elle se transformait en figurine de chocolat. Angoissée par sa métamorphose, elle commençait à se ronger les ongles, grignotait sa main et finissait par avaler ses deux bras. Je ne sais plus comment la suite se déroulait mais sa mère, au matin, ne retrouvait qu'une flaque de chocolat sous un radiateur.

Pour Isabelle, j'inventai l'histoire de Nicolas, un petit garçon solitaire qui trouvait un corbeau mort sur le chemin de l'école. Il le gardait dans son cartable et, à la fin de la journée, le ramenait chez lui. Dans son grenier, il lui ouvrait le ventre, y introduisait un système électrique et l'oiseau finissait par ouvrir les yeux. "Mczra-Mczra ! s'exclamait-il, éperdu de reconnaissance". Le jeune Pygmalion et sa créature affrontaient le monde des adultes avec vaillance mais leur histoire se terminait mal parce que j'ai toujours trouvé que la tristesse avait plus d'allure dans les livres qui me plaisaient. Ainsi, le Mczra-Mczra finissait par souffrir d'une déficience dans le circuit électrique, il mourait et son ami, incapable de le rendre à la vie une nouvelle fois, pleurait sans fin.

****

Bien sûr, aujourd'hui, en résumant Le Mczra-Mczra, je ne peux m'empêcher de penser que j'étais visionnaire. Car notre amitié a fini dans les larmes. ; nous avions été turbulentes en classe toute l'année, on a décidé de nous séparer. Isabelle a redoublé et moi pas. Imaginez : l'attente angoissée pendant le conseil de classe puis l'annonce des résultats ; deux petites filles pleurant enlacée sous le préau et se murmurant des serments qu'elles ne tiendraient pas.

J'ai commencé la série de textes intitulée Tenir la chandelle, le 22 janvier. Après avoir évoqué quelques épisodes de mon amitié avec Isabelle, j'ai eu l'idée de regarder sur Copains d'avant si elle y était inscrite. J'ai découvert sa fiche avec stupeur. Isabelle vit toujours à V., en union libre et elle a un enfant. Elle est heureuse "plus que je ne l'aurais imaginé", écrit-elle. J'ai contemplé ces mots qui dépeignaient un portrait si éloigné de mon amie du collège et je me suis dit "je devrais lui envoyer un mail".
Mais j'ai renoncé, j'ai repoussé.
Que dire après tout ce temps ?


Le lendemain, j'avais un message d'elle dans ma boîte...


Illustration : Bobi and Bobi

mercredi 6 février 2008

Tenir la chandelle - Sixième interlude -

Nous nous installâmes rapidement. Nous dormirions, ma sœur et moi, dans le grand lit de la fille aînée de la maison, partie étudier à la ville. C'était une petite chambre coquette, tapissée de bleu et dont les grandes fenêtres ouvraient sur la cour. Au-dessus de l'armoire qui serrait de près le bureau massif et le lit au couvre-lit dentelé, une dizaine d'albums photos, classés par année, penchaient, lourds de souvenirs mirifiques. Une violente appréhension me tordait l'estomac, ce qui me rappela les galas de gymnastique au mois de juin. En coulisse, avant le dernier, j'avais vomi sur ma mère qui m'aidait à enfiler mon justaucorps rose. Elle avait soudain accepté que j'arrête cette activité abhorrée à la rentrée. Accepterait-elle de me laisser rentrer à la maison si je vomissais sur le joli couvre-lit ?

J'en doutais.

Désespérée, je la suivais comme une ombre, faisant traîner mes talons sur le sol, tandis que ma sœur papillonnait, furetait avec enthousiasme, babillant à qui mieux-mieux, énergique, adorable. Comme je donnai à ma mère un énième coup de coude, elle entreprit de me faciliter l'existence pendant notre séjour :

"Mes filles aiment bien lire. Surtout la grande.
- Ah c'est bien ça ! répondit la fermière en ouvrant la bergerie."
Nous pénétrâmes dans une petite pièce au sol couvert de paille. Nos pas faisaient ricocher de petites crottes toutes rondes. Je donnai un coup de coude à ma mère qui se perdait en digression sur les bovidés.
"Ne les empêchez pas de lire ça leur manquerait, ajouta-t-elle sans conviction."
Je la fusillai du regard.
"Oh, rétorqua notre hôtesse, elles n'auront sûrement pas envie de lire. Il y a des choses plus intéressantes à faire à la campagne !
- C'est ce que je pense aussi, enchaîna ma mère, mais vous savez comment sont les jeunes...
- Ne m'en parlez pas !"

"Et voilà, songeai-je les larmes aux yeux, on va nous mettre dehors sans arrêt..."

J'imaginai l'insipide déroulement de journées semblables en tous points, la langue chargée de l'odeur écœurante du lait frais, les démembrements d'insectes sous un soleil de plomb, le soulagement au moment de se coucher, plus que 12 jours, 10 heures et 38 secondes avant que Maman nous délivre de ces vacances assommantes.

Une fillette surgit, de l'âge de ma sœur. Rieuse, elle la saisit par la main et l'entraîna.
"C'est ma cadette, se gaussa la fermière. Elle est ravie d'avoir de la compagnie cet été. Ne faites pas de bêtises ! s'écria-t-elle en les voyant disparaître en direction de l'étable. "

Enfin, ma mère monta dans sa petite voiture. Les dents serrées j'agitai une main glacée ; ma sœur qui revenait les joues barbouillées de terre éclata en sanglots. Ma mère coupa le moteur, souriante, dans sa grande mansuétude. Elle se tordit une cheville à cause de ses belles sandales à talons et se rattrapa à mon bras. Je me dérobai, m'éloignai de quelques pas, scrutant, derrière elle, un détail dans le mur de pierres de la petite maison. J'espérais être la personnification du désespoir muet et je pensais à toutes les héroïnes d'opéra, mortes foudroyées d'avoir été abandonnées.
"Ma chérie, chantonna ma mère en prenant Anna dans ses bras, vous allez bien vous amuser, tu verras ! Tu seras déçue de me voir revenir dans trois semaines !"
Sa jupe à fleurs jaunes balayait la terre zébrée de traces de roues de machines agricoles. Ses cheveux dissimulait le visage de ma sœur derrière un rideau mystérieux et je n'entendais pas les paroles rassurantes qu'elle lui murmurait. Elle déposa un baiser sur son front et leurs lunettes en fer coloré cliquetèrent. Je les imaginai piétinant dans la longue procession funèbre derrière mon cercueil. Elles auront tellement honte alors d'avoir ignoré les arcanes de ma sensibilité.
"Au revoir ma grande, roucoula ma mère en se penchant sur moi.
- On s'est déjà dit au revoir, grommelai-je."

Je passai mes premières journées cloîtrée dans la chambre qui nous avait été allouée, dévorant les livres que j'avais emportés avec moi. De temps en temps, épuisée, je m'endormais. Au réveil, reprenant mon livre à l'endroit où la page était cornée, je passai les doigts dans les petits trous qu'avaient gravée sur mes joues, la dentelle du dessus de lit.

Allongée sur le matelas pleins de creux, les mains nouées derrière le crâne, je rêvais parfois des voyages de la fille aînée. Elle avait seulement 22 ans et elle était allée en Italie, en Espagne, en Angleterre d'après les annotations en majuscules sur la tranche des albums. Un jour, n'y tenant plus, j'ouvris un des volumes. Une bande de jeunes y riait, agglutinés pour la photo. Ils se ressemblaient tous mais était-ce les mêmes d'un voyage à l'autre, j'étais incapable de le décider... Cherchant à élucider des mystères sulfureux, j'essayai de décrypter si le bras de la fille aînée enlaçait plus souvent un cou qu'un autre, si ses yeux se reflétaient dans ceux d'un garçon jovial, si sa bouche semblait étirer les pans de son sourire vers un autre sourire. Lui avait-on dit en Italie qu'elle était bellissima, avait elle flirté en Angleterre et dansé un flamenco débridé en Espagne ? Les photos le cachaient mais son âge le suggérait. Vingt-deux ans, soupirais-je, quand j'aurai vingt-deux ans je n'aurais plus besoin de lire pour rêver ma vie...

Illustration : The black apple

mardi 5 février 2008

Tenir la chandelle - Cinquième interlude -

Un an plus tard, dans la voiture avec ma mère et ma soeur, j'essayai de me représenter un nouveau paysage et de nouvelles personnes dans la ferme où nous allions mais je ne pouvais voir d'autre visage que celui du grand-père avec qui j'avais cueilli des champignons le jour du carnage des chats. Il m'avait parlé longuement de la forêt, de sa vie, près de sa fille et son gendre, de sa jeunesse aussi et de la mienne. Lorsque j'avais parlé à mon tour, il m'avait écouté sans m'interrompre et sans bouger, attentif parmi les craquements des arbres centenaires et les battements d'ailes des passereaux égrillards. De retour, il me permit d'entrer dans sa maisonnette et sa femme nous prépara une omelette aux cèpes. Il était 16 heures et j'aurais dû aller dans la cuisine d'à côté pour chercher ma tartine mais le vieil homme m'affirma qu'il n'y avait rien de meilleur que des champignons qui viennent d'être cueillis et que sa fille comprendrait ; elle aussi, autrefois, allait ramasser les champignons avec lui !
Par-dessus la table et notre festin de roi, nous nous regardions, silencieux à présent. Les mastications de notre bouche semblaient chuchoter ce que nous n'avions pas encore dit. Des sourires béats s'étalaient sur nos visage comme le beurre en baratte sur le pain de campagne.

Le lendemain notre mère était venue nous chercher. Une autre voiture stationnait devant la ferme qui grinçait sur ses essieux ; à l'intérieur deux dogues noirs, gigantesques, montraient les crocs. Une mousse blanche baignait leurs babines retroussés. Le garçon qui venait du Gabon nous expliqua, crânement : "Ils peuvent tuer un homme en 20 secondes". Je me demandai s'il allait vraiment monter dans cette voiture avec sa mère et si parfois, il faisait de gros câlins à ses animaux de compagnie d'une amabilité douteuse.
"Suis-je amoureuse de lui ? m'interrogeai-je".
J'avais, depuis, mon plus jeune âge, la manie de tomber amoureuse du moindre avorton qui me parlait gentiment. Je réfléchis un instant aux conséquences d'une idylle avec quelqu'un qui habitait si loin. Ce serait exotique mais... "A plus, lui balançai-je en haussant les épaules. Et fais attention ! ne pus-je m'empêcher d'ajouter avec un geste vers les molosses. "

Je m'étais mise à pleurer lorsque la dernière bâtisse disparut de mon champ de vision.
"C'était bien alors ? argua ma mère.
- Non c'était horrible ! reniflai-je, on n'avait même pas le droit de lire pendant la journée. Et puis le grand-père, le grand-père..." Je ne terminai pas ma phrase.

Six mois plus tard, nous avions appelé pour passer, c'était sur notre chemin, nous revenions d'un mariage.
J'avais réclamé mon ami du dernier jour.
"Il est mort il y a quelques semaines, m'apprit ma mère en raccrochant. On peut y aller quand même si vous voulez. La fermière a dit qu'elle serait ravie de vous revoir."
Mais nous rentrâmes à la maison sans nous arrêter.
Dans ma bouche, la salive avait un goût de terre. Des corbeaux agglutinés dans un champ, s'envolèrent au passage de la voiture.

Illustration : The black apple

lundi 4 février 2008

Tenir la chandelle - Quatrième interlude -

Le lendemain, je décidai de me lever avant tout le monde. Un petit bruit régulier juste devant la maison m'intriguait ; il était chaud et doux, léger, presque imperceptible et m'attirait comme la mélopée du Joueur de flûte.

Derrière la cuisinière, la fermière préparait le pot-au-feu du jour, tronçonnant des légumes, dépeçant des morceaux de viande. Elle me héla lorsque je la dépassai pour avancer sur le seuil où flambait déjà un soleil infernal. Mais je l'ignorai ; je courais presque, et ma chemise de nuit battait mes cuisses en rythme. Le bruit résonna encore, opaque, immobile, à l'extérieur. J'enjambai le pas de porte, frôlant le fermier qui y était assis.
Le bruit s'arrêta. Les chiens, à l'autre bout de la cour, tirèrent sur leur chaîne en acier, jappant, grognant.
"Bonjour Grenouille, me dit l'homme en s'essuyant le front, bien dormi ?"

A ses pieds, trois petits chatons gisaient, la tête ensanglantée. Trois autres miaulaient, plissant leurs petits yeux aveugles, tordant le nez à la recherche des mamelles maternelles.
"D'habitude je les noie mais je me suis dit que j'allais essayer comme ça, se rengorgea le fermier."
Je saisis un des petits êtres qui titubaient entre mes jambes.
"Tu ne devrais pas, protesta le fermier en me l'ôtant des mains. Considère plutôt que c'est un moustique."
Et ce disant, tenant l'animal par le train arrière, il le propulsa contre le mur :
"Poc poc poc, fit la tête du chat en se fracassant doucement.
- Ferme la bouche, murmura le fermier, les mouches vont chier dedans !"
C'était sa façon à lui de me réconforter. Je voyais bien qu'il était embêté que j'assiste à ce spectacle.
"Tu devrais aller boire ton lait, la jatte est sur la table.
- Je n'ai pas soif, articulai-je sans que ma voix ne sonne ailleurs qu'en moi."

Je m'affaissai sur le sol, remontai mes genoux contre mon menton. Un mouche me chatouilla le nez et je ne la chassai pas. Elle se posa sur ma joue. Je regardai les deux chatons encore vivants.
"Pourquoi faites-vous ça ? bafouillai-je. " Je savais que ma question pouvait lui paraître un tantinet accusatrice mais plus rien n'avait d'importance tandis que sur mes épaules semblaient peser le poids du monde.
"Ben on ne va pas garder tous les minots qu'elle pond cette chatte, sinon ça pullulerait par ici.
- Et alors, vous avez de la place ? rétorquai-je, égarée décidément sur les chemins de l'impertinence.
- Tu sais ces bêtes là, c'est comme les lapins, conclut sentencieux le fermier. Sauf que les lapins, au moins, on peut les manger..."

Hypnotisée, je le regardai massacrer le chaton roux et le chaton noir et blanc.

Poc poc poc...

La mouche s’envola.

Illustration : The black apple

samedi 2 février 2008

Tenir la chandelle - Troisième interlude -

Un été, ma sœur et moi furent envoyées en vacances à la ferme.

Ce n'était pas très loin de V. et je n'eus pas le temps de me détendre pendant le voyage en voiture. Au énième virage en épingle, ma mère donna un coup de volant, la voiture cahota sur un chemin perclus de trous, je me penchai à la fenêtre et vomi les Craquinettes de mon petit déjeuner.
"Je ne vois pas pourquoi tu t'angoisses comme ça, soupira ma mère. Si vous n'y êtes pas bien, je reviendrai vous chercher dans une semaine !"

L'année précédente, nous avions étrenné le concept - quasiment nouveau à l'époque - dans une ferme énorme, avec une dizaine d'autres enfants.
Je me rappelle que l'un d'entre eux, vivait le reste de l'année au Gabon et que la fermière, avec qui nous n'avions quasiment aucun contact, nous poussait dehors pour la journée.

Au petit déjeuner, nous buvions du lait de vache, de la traite du jour. Il paraissait sale, une peau épaisse bavait sur les parois de porcelaine de mon bol et l'odeur épuisante des boyaux de vache me révulsait, accompagnée d'un clapotis qui animait le breuvage d'une volonté morbide. Mais je le savourais jusqu'à la dernière gorgée et l'enclume qui me lestait l'estomac, laissait, pour quelques heures, mon esprit tranquille.

Nous dormions dans un grenier poussiéreux aménagé en dortoir. Dans les lueurs de l'aube, les meuglements des vaches implorant qu'on les débarrasse du fardeau de leurs pis me réveillait et je pensais, sans savoir pourquoi, à des histoires de guerre, d'enfants cachés, entassés dans des maisons fantômes.
Le plancher craquait sombrement, le jour faisait irruption par la fenêtre et mes comparses secouaient leurs draps et s'étiraient, bavards, dévalant une seconde plus tard les marches inégales des escaliers en colimaçon.

Nous jouions toutes la journée, ma sœur et moi, seules, dans les grands champs qui bordaient la maison.
Les sauterelles pullulaient.
Ma sœur les dépeçait. Je m'arrogeais le pouvoir de les défendre en cassation mais mon argumentation se révélait vaine : mes clientes étaient toutes condamnées.
Leurs pattes volaient les unes après les autres dans l'air gourd, immobile, rayé seulement par le passage d'un insecte.

Un jour, alors que j'observai une colonie de fourmis, je m'assis dans une bouse de vache. Le dessus avait séché, et il céda, comme un couvercle, permettant à mon postérieur de rentrer en contact avec la partie liquide, sirupeuse de l'excrément. Mes jambes battirent devant moi et je me redressai péniblement.
Je portais un minuscule short blanc à fines rayures vertes et je sentis s'immiscer jusque sur mes cuisses la coulure visqueuse qui avaient jailli des entrailles d'un bovidé. La merde raya mes jambes et glissa jusque dans mes sandales.

Ma sœur chanta sur l'air de "nananananère" :
"Elle a fait caca dans sa culotte, elle a fait caca dans sa culotte" et je me mis à pleurer.
Elle se tut, interloquée.
"Jamais je n'oserai retourner à la ferme gémis-je.
- Mais pourquoi ?
- Je vais me faire disputer."

Nous nous cachâmes dans les buissons qui cernaient la maisonnette du grand-père. Celui-ci nous trouva, après dîner alors qu'il sortait fumer sa pipe en faisant une petite marche digestive jusqu'à l’enclos où une truie devait mettre bas d'un jour à l'autre. Nous étions transies et une légère odeur de fumier émanait de moi.

"Vous avez déjà cueilli des champignons, nous demanda-t-il ?
- Non, jamais.
- Eh bien, allez donc vous coucher parce que demain je vous attendrai à l'aube pour votre première cueillette. »

C'est ainsi que j'osai pénétrer dans la cuisine où la matrone nous attendait de pied ferme.
Une chatte accouchait dans un coin et deux assiettes de soupe aux épinards refroidissaient sur la toile cirée. Une motte de savon de Marseille me fut tendue et je dus, en culotte au milieu de la pièce gratter la moindre miette de bouse de mon short, tandis que ma sœur aspirait bruyamment sa soupe verte.

Je pensai que d’ici, quelques minutes, sous les draps rêches j’allumerai ma lampe de poche pour finir de lire l’Appel de la Forêt.

La vie était tellement plus belle lorsque je la lisais !

Illustration :
The black apple