jeudi 24 décembre 2009

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Joyeux noël à tous, mangez bien, buvez bien, amusez-vous bien, soyez heureux...

Signé : la famille vomi !
(Balmeyer et ma mère résistent mais on les aura !)

mardi 22 décembre 2009

mardi 8 décembre 2009

dimanche 6 décembre 2009

Traces

Pendant deux ans, Margot m'a émue chaque lundi en chantant devant moi sans minauderie et sans hésitation ; chanter, elle en avait un besoin fou.
En juin dernier, elle venait d'interpréter Le droit à l'erreur d'Amel Bent pour la première fois à sa façon spontanée, si généreuse et j'étais au bord des larmes. Derrière moi, sa mère pleurait carrément. J'ai lancé, la voix nouée :
"Cette chanson te va bien, elle est bouleversante.
- Bouleversante, ah bon ? Pourquoi ?
Margot vacillait sur les petites bottines à talons empruntées à sa mère. Grande liane de douze ans, elle n'avait pas les pudeurs des adolescentes que je connaissais. Au contraire, elle se réjouissait de sentir sur son torse émerger des seins, sur ses hanches des rondeurs, elle riait des poils qui rendaient sa peau veloutée comme celle d'un animal. De temps en temps, elle se jetait sur moi pour m'embrasser dans le cou. Elle murmurait des mots d'amour, me reniflait, me serrait si fort que je criais. Je la grondais, parce qu'elle me faisait un peu peur.
- Et bien quand tu prononces ces paroles là, tu sais "Et je prétendais tout voir/Me voilà dans le noir/Et mes yeux aujourd'hui ne me servent qu'à pleurer"... C'est...
- Ben quoi ? demanda Margot après un silence. Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien c'est particulièrement émouvant que tu chantes cela, toi... toi qui as perdu la vue.
- Ah, ça ? Je n'y avais pas pensé ! Je ne savais pas que ça voulait dire ça !
- Oh ça ne veut pas dire ça, en réalité... Mais quand c'est toi qui le chantes, on entend ton histoire..."
En septembre, Casius m'a amenée une chanson que j'ai trouvée merveilleuse. Au fur et à mesure qu'il prononçait les paroles de sa voix profonde, défilaient des images toute douceur, une promenade à Central Park, des feuilles d'automne, un thé fumant. Il pleuvait à l'extérieur mais j'étais au chaud dans ma salle de cours et comme un baume, la musique me rendait joyeuse, me rendait sereine. Je n'étais pas sûre de comprendre la phrase "You just keep me hanging on" mais cela ne m'importait pas. Casius et moi nous sommes interrogés sur le sens des dernières paroles
""You're going to reap just what you sow", on dirait une menace ?
- Ou une promesse..."

Se sont écoulées plusieurs semaines ; le jeudi le temps s'ouvrait comme une fleur, aspirant difficultés, soucis, chagrins ; mon ventre se dénouait, je respirais mieux. La vie devenait logique, riche, palpitante. Debout, face à Casius, je faisais de grands gestes pour lui donner le courage de chanter le bonheur, de chanter une grande joie toute simple. Casius essayait, timide, avec son sourire un peu triste, sa tête inclinée.
Puis Ludivine, ma sœur, est venue me rendre visite quelques jours. Sortie de l'hôpital depuis peu, elle semblait pleine d'une détermination un peu triste, de résolutions appliquées. Ses gestes ralentis par les médicaments lui donnaient l'air d'un robot plein de sagesse.
Je l'ai accueillie, un jeudi, plus anxieuse qu'elle. Je voulais qu'elle prenne chez moi des forces pour les années à venir, qu'elle rie, qu'elle pleure si elle en avait besoin, je voulais qu'elle se repose sur moi un moment.
Nous avons parcouru Montmartre à peine revenues de la gare. Ludivine avait besoin de marcher pour s'extirper de la gangue des médicaments. Elle avançait, le front haut, droite, son long cou de danseuse étiré, et j'avais peine à la suivre.
Pendant que je donnais quelques cours, elle est encore allée, infatigable, jusqu'au musée Rodin. Elle m'a rejoint pendant la dernière heure, dans une toute petite salle, alors que Casius chantait la chanson de Lou Reed. Elle s'est assise à côté de moi, en face de mon élève. Nos jambes se touchaient et je luttais contre l'envie de la prendre par l'épaule. Les mots ont soudain pris un autre sens, la chanson est devenue absolument triste, le You just keep me hanging on m'a donné envie de sangloter et j'ai regardé ma sœur qui était assise à côté de moi. Je ne savais pas si elle connaissait assez l'anglais pour comprendre que j'aurais tellement voulu qu'elle me la chante, cette chanson.
Nuria a été psychomotricienne. Mais, bipolaire, elle a été mise à l'écart du service où elle exerçait. Alors, toute la journée, elle trie des papiers, archive, classe. Et la souffrance qu'elle ressent à ne plus pratiquer son métier se manifeste physiquement :
"Je tombe, me dit-elle. Dans la rue, je tombe. Les gens appellent les pompiers alors que je sais parfaitement pourquoi je tombe. Le fardeau est trop lourd, dit-elle, secouant la tête entre ses épaules.... Remarquez, je les comprends. Cela semble parfois la seule chose à faire, appeler les pompiers..."

Nous avons des conversations passionnantes et plusieurs fois nous avons passé l'heure de son cours à discuter de certains de mes élèves. Ainsi, comme je lui parlais d'une adolescente qui se tenait toujours la tête penchée, comme entrainée par le poids de sa fantastique chevelure, Nuria a évoqué les animaux, qui devant un prédateur présentent leur jugulaire en signe de soumission. Je me demande ce que Nuria pensera lorsque je lui raconterai la semaine prochaine que la jeune fille est arrivée samedi les cheveux teints en roux. Du même roux que le mien.

Un jour, alors que nous faisons le compte des cours qu'elle a pris, Nuria parcourt son agenda.
"Ah, voyez, me dit-elle. Ce mardi-là j'ai noté "Cours passé à parler suite à une question de la prof."
-Arg, ai-je dit, alors, vous notez tout ?
-Oui, c'est nécessaire. Car avec les médicaments, j'oublie beaucoup de choses...."

Un peu plus tard, elle me décrit les cours de dessin qu'elle suit.
"Le prof nous a imposé d'avoir de grandes feuilles de papier. Nos gestes doivent être grands, ils mobilisent presque tout le corps. Et ça fait du bien après une journée passée courbée sur des dossiers, de se déployer, de se balancer, de s'étirer. Un peu comme ici... C'est le modèle qui décide quand changer de position. C'est assez déstabilisant. Parfois, il ne tient la posture que deux minutes. Il y en a qui ont du mal à renoncer. Ils continuent bien après le changement. Ils ont besoin d'avoir fini avant de passer à autre chose. Moi je m'en fiche. Ce qui compte, comme dans mon agenda, c'est de laisser une trace. Si petite soit-elle, elle me suffit à me retrouver..."
En fin de journée, Princesse Camcam m'a raccompagnée à la gare. Nous venions de passer une après-midi parfaite. J'avais feuilleté les livres qu'elle admirait, scruté les originaux de ses illustrations au mur. J'avais rempli mon sac de cadeaux tous plus beaux les uns que les autres, siroté du thé, mangé des chocolats. Les abords de la voie ferrée étaient calmes. La ville, bien cachée derrière une barre d'immeubles de briques rouges, frissonnait à peine.
Je lui posais des questions sur sa belle-mère dont j'avais admiré, à l'entrée de son appartement, une peinture. Son beau-père, lui, m'a-t-elle appris, réalisait des illustrations médicales.
"Et tes parents à toi, ce sont des artistes aussi ?
-Non, mais ma mère a toujours dessiné pour nous. Je me souviens, elle dessinait d'un seul mouvement, elle commençait par les pieds et elle remontait jusqu'à la tête. Après, elle ajoutait les détails, les yeux, la bouche. C'était toujours très mignon, très délicat.
- Comme tes dessins ?
- Oui. D'ailleurs j'ai appris en recopiant ses dessins. Je faisais comme elle, un seul geste. Et ensuite ma petite sœur a appris à dessiner en copiant les dessins de ma mère et les miens...
- Et tu pourrais dire que vos dessins se ressemblent ?
- Oh je ne crois pas, plus maintenant. Il y a sans doute des points communs mais..."

Dans le train je me suis demandée si le chemin que je suivais m'avait été indiqué par mes parents. Il me semble parfois que je suis née de moi-même, que je ne dois qu'à une étrange ténacité d'avoir réalisé certains de mes rêves d'enfant.
Eve tirée de sa propre côte.
M'est revenue pourtant cette anecdote que j'avais oubliée depuis longtemps : mon père, étudiant en médecine, s'était mis à chanter, ivre peut-être, lors d'une soirée. Un homme se serait avancé peu après et lui aurait dit, en lui donnant sa carte : "Appelez-moi, je peux faire de vous un grand ténor!".

Et c'est en jalousant ma mère attelé à la rédaction d'un livre d'orthographe avec deux collègues que j'avais rédigé mon premier conte, une histoire de sorcière et de couronne d'épines...

Ce billet a trouvé un écho chez Arf.

Peintures : Tiina Heiska

mardi 1 décembre 2009

Surviving Elvis

C'est* en voyant mon père danser le rock acrobatique, vêtu d'un pantalon rouge moulant, que je pris conscience de sa ressemblance avec Elvis Presley.
J'avais treize ans, un appareil dentaire des lunettes qui dévoraient la moitié de mon visage et une coupe de cheveux improbable. Quand je passais devant les lycéens en groupe devant le gymnase, j'entendais parfois : "Salut la moche !" Pourtant, le visage incliné vers l'arrière, dans le miroir de la salle de bains, je m'observais et trouvais que mon nez, finalement, n'était pas si grand, ni mes traits si aigus. Mon regard, vu du dessous semblait mystérieux, presque fatal. J'avançais mes lèvres vers leur reflet et susurrais "I love you..." en laissant ma voix ronfler dans ma gorge. Ma mère un jour me photographia, curieusement déhanchée, un coquelicot entre les dents, le visage rejeté vers l'arrière et dès lors, dans la famille on m'appela, pour rire, Norma Jean.

Il me fallut peu de temps pour réunir des preuves confondantes. D'abord, physiquement, mon père avait tout d'un Elvis vieillissant. Certes, il avait choisi de changer la couleur de ses yeux pour du marron mais je savais qu'il portait des lentilles. Ce n'était donc pas un problème. Ses joues, larges et allongées demeuraient, ainsi que son grand front, sa gentillesse légendaire et son jeu de jambes irrésistible. Sur la scène de l'école de danse où il prenait des cours - histoire de brouiller les pistes - il envoyait sa partenaire titiller, du bout des escarpins, la voie lactée multicolore des spots clignotants. Sa chemise pailletée découvrait un torse strié de longs poils noirs où s'accrochait des chaînes et des médaillons religieux. Je le trouvais magnifique et l'émotion me faisait pleurer et crier lors des applaudissements. Mon père feignait d'avoir le trac mais ne pouvait s'empêcher de prononcer, en même temps que le chanteur, les paroles dans un anglais parfait. En famille, on l'appelait l'Américain parce qu'il ne rêvait que d'aller arpenter les Etats Unis, était intarissable au sujet du Grand Canyon, de New York, Los Angeles et connaissait mieux les présidents américains que les présidents français. Avec l'espoir d'obtenir de lui des aveux, je lui lançais parfois des phrases énigmatiques comme "Ce doit être dur d'être exilé" et son hésitation à me répondre était notée et archivée avec les autres éléments à charge. Il me semblait que dans ces moments là, sa diction devenait trouble comme si un accent transparaissait derrière les mots anodins. A l’affût, j'épongeais son front dans les loges mais mon père restait silencieux et je ne pouvais vérifier si ses dentales étaient molles ou pas, ni m'assurer que ses r ressemblaient à des w.

Ce qui me causa plus de souci fut de prouver que ma mère était Marylin Monroe. Je savais qu'elle avait eu une brève liaison avec le King mais le problème c'est qu'elle était morte bien avant l'âge supposé de ma naissance. Devant le peu de probabilité qu'on m'ait menti sur mon âge, je dus me rendre à l'évidence : la fécondation avait dû avoir lieu post mortem et j'avais grandi dans le ventre d'une mère porteuse, celle avec qui je me disputais régulièrement depuis les premiers signes de ma puberté. Nos conflits se trouvèrent apaisés de cette découverte. J'avais quand même un lien avec cette femme et j'acceptai mieux qu'elle m'empêche de tenir la télécommande et m'oblige à débarrasser la table. Néanmoins, sous certains angles et sans lunettes, il était évident que j'étais un mélange - certes un peu décevant - d'Elvis et de Marylin et que je n'avais rien d'elle, sauf les lunettes. Les yeux dans les yeux de mon reflet je murmurais "Why did you let me, mummy ?" avec une expression navrée de circonstance.
Marylin, hélas, ne me répondait jamais...

Finalement, peu après mes quinze ans, mon père se tua, accidentellement, sans avoir jamais trahi son secret et je pleurai comme s'il n'avait été que mon père. Sa deuxième épouse, ma belle-mère, accepta que je prenne le pantalon en viscose rouge et les chaînes en or. Le dimanche, lorsque j'allais lui rendre visite, j'écoutais un par un les vinyles de mon père à la recherche d'un message que je reconnaîtrais. Je terminais toujours par les albums du King, découvrant que ce que je préférais, dans sa voix, c'était l'espèce de trémolo qui donnait l'impression d'un sanglot caché sous chacun des mots qu'il prononçait. Les yeux fermés j'essayais de me souvenir si dans la voix de mon père il y avait eu, aussi, le signe d'une fin tragique mais ce qui émergeait de cette réflexion c'était seulement que j'avais déjà oublié le son de sa voix et cela me rendait triste.

Je ne sais combien de temps cela prit et de quelle façon cela arriva mais un jour je cessai de croire à la mort de mon père... Est-ce en voyant le film Itinéraire d'un enfant gâté de Lelouch, dans lequel un homme décide de changer de vie et se fait passer pour mort ? Est-ce à force d'écouter les serments d'amour de Presley ? Je passai bientôt plus de temps à imaginer des scénarios alambiqués avec vol de cadavre à la morgue, simulation d'accident qu'à regretter son absence. Il aurait fallu que j'accède à des preuves et je harcelai en vain mes proches. J'appris de justesse qu'il avait été accroc aux amphétamines et qu'il avait souffert d'une dépression. Si cela me confortait dans l'idée que mon père était Elvis, cela ne me donnait aucune piste quant à son lieu de résidence actuel. Les recherches google au nom de mon père me donnèrent un jour un homonyme, maire dans le 9ème arrondissement. Je lui écrivis une lettre que je n'envoyai jamais. Finalement, je réalisai que s'il avait choisi de changer de vie c'était peut-être pour retrouver celle d'avant.

Depuis, je piste tous les Elvis du monde...

Aujourd'hui il a 74 ans.

*Ce billet était paru l'année dernière sur lexpress.fr, il m'est revenu à l'esprit en découvrant le livre Elvis de Taï-Marc Le Thanh et Rébecca Dautremer

Illustration : Rebecca Dautremer

dimanche 29 novembre 2009

Journal intime de David Mendelson

"La peinture est un outil : elle peut procurer une émotion, rappeler un souvenir. Mais l'écriture seule permet de se raconter, d'ordonner ce chaos qu'on appelle monde. Le scénariste, comme l'écrivain, tranquillise le réel. Il donne un sens à l'enchaînement brutal et haché des causes et des conséquences."

Fabrice Colin, La saga Mendelson.

dimanche 22 novembre 2009

Juste avant de devenir fou...

Avant de devenir définitivement fou, Robert Schumann composa ces Gesänge der Frühe, Chants de l'aube que j'ai découverts ce soir.
Puis, il se jeta, en vain, dans le Rhin et il demanda à être interné à l'asile d'aliénés où il oublia tout ce qui, auparavant, l'animait et cessa peu à peu de s'alimenter.

Sa femme était enceinte de leur huitième enfant ; à sa naissance, le garçon sera baptisé Félix*, en souvenir de Mendelssohn.

Je ne le fais pas exprès, mais j'ai l'impression que chaque fois que je m'intéresse à un artiste, il se trouve qu'il a souffert de la même maladie que mon père. Et cela ne date pas d'aujourd'hui.

J'ai longtemps eu une passion pour Schumann, Clara et Robert dont j'ai chanté de nombreux lieder et dont j'ai lu, il y a longtemps le Journal d'un mariage. J'ai adoré les œuvres de Van Gogh et de Munch bien avant de me documenter sur leurs existences chaotiques. Tout à l'heure, en cherchant dans ma bibliothèque musicale, le Journal du couple Schumann j'ai découvert que je possédais un livre chez Robert Laffont intitulé LA FOLIE, histoire et dictionnaire que j'avais oublié.

Dans le chapitre "L'art et la folie" il est écrit :

"Pour Van Gogh et nombre d'autres passionnés, le terme de "folie" n'a pas la signification qu'on veut bien lui donner ; face à l'œuvre de ce peintre qualifié communément d'"halluciné", d'"hanté", elle n'en a aucune puisqu'il cessait de travailler dès qu'il pressentait la venue de ces crises et ne prenait jamais ses pinceaux en état de démence.

Munch
, sujet à de graves dépressions, se sait lui aussi menacé par la
folie et tente de réagir par l'antidote de l'art ; sa peinture est, contrairement à celle de Van Gogh, le reflet de ses désordres cérébraux, d'où cette vision compulsive aux arabesques torturées, affolées, qui dans Le cri de 1893 exprime la fatalité et la panique de l'individu face à l'"enfer moderne". La femme en est l'une des tentations les plus obsédantes et dangereuses. En 1908, Munch comme naguère Vincent, est interné dans un hôpital psychiatrique ; il en sort guéri, mais contrairement à ce dernier, dont l'internement n'eut pas de répercussions sensibles sur son œuvre, son génie, décanté de son intensité dramatique et de sa violence convulsive, disparut. Jusqu'à sa mort en 1944 sa peinture de sera plus que le pâle reflet de ce qu'elle fut."

Est-ce parce que, sans que l'on ne m'ait rien dit, j'avais senti mon père ? Est-ce que je le comprenais bien avant de le savoir ?

Vendredi, cela faisait vingt ans que mon père était mort. Il me semble que c'était hier tout à coup.
On m'a demandé :

"Aviez-vous pleuré votre père à sa mort ?
J'ai sursauté.
- Oh oui ! Je n'ai fait quasiment que ça pendant une dizaine d'années."

Bizarrement il m'a semblé que je mentais.

Il va falloir admettre que je ne le pleurais pas pour de bonnes raisons. En vingt ans sans lui, j'en ai plus appris à son sujet que pendant les quinze où il a partagé ma vie... Faudrait-il que je pleure pour de nouvelles raisons ?


*Félix fut aussi le prénom de mon père.

Tableaux de Munch, dans l'ordre : Nuit à Saint Cloud 1890, Vampire 1893, Weeping Nude 1913

lundi 16 novembre 2009

La fille au P.Q.

J'avais à la place d'une bouche des babines que je sentais, comme lestées de plomb, dégouliner sur mon menton. Pour dire au revoir à ma dentiste, j'avais pudiquement caché cette sensation déplaisante en nichant le bas de mon visage dans mon foulard.
Dehors, la rue était calme, balancée dans une autre dimension par les aplats poignants que Thom Yorke tartinait entre mes oreilles. Seule, je savais que je n'aurais pas à parler pendant le trajet et au lieu de me soulager cela m'angoissait comme si la lippe grotesque qui précédait mon visage me rendait bavarde, poreuse, impatiente de me répandre.

C'est alors que je l'ai aperçue. Nous avons descendu les escaliers côte à côte et j'ai espéré en fouillant mon sac à la recherche de ma carte d'abonnement, qu'elle prenne la même direction que moi. Sur le quai je l'ai suivie sans discrétion et je me suis engouffrée dans la même rame qu'elle, fascinée par le sac de courses transparent, enroulé autour de son bras et qui contenait six rouleaux de P.Q.
L'encadraient des steaks hachés, des pâtes et un pot de sauce bolognaise mais cela, en vérité, importe peu.

Le P.Q. était à petites fleurs mauves et sa récente propriétaire souriait comme si elle avait subi une anesthésie de la mâchoire inverse à la mienne, ses commissures embrassant presque le coin de ses yeux étirés.
Ce sourire était fascinant, étalé de la bouche de métro au wagon blindé, étalé encore de Saint-Paul à Concorde mais moi, bardée de ma moue rebelle comme d'une posture philosophique, au lieu de simplement l'admirer, je me demandais s'il aurait été aussi fascinant sans le paquet de P.Q.

- Et pourquoi donc as-tu l'esprit si torve ?
me tançais-je, tu pourrais penser à la beauté de ce sourire planté dans le métro entre les visages gris, tu pourrais imaginer un amoureux, une victoire, un rêve réalisé derrière ce visage hilare.
- Mais non
, répondait ma bouche, mauvaise, elle doit sourire, plutôt, rassérénée à l'idée de toutes les envies pressantes que le papier ponctuera. Elle pourrait se réjouir aussi de pouvoir mettre un terme à une pénurie ancienne de plusieurs jours... Imagine, si ça se trouve elle était obligée de prendre une douche à chaque fois !
- Tu es sordide ! Je préfère croire que, libérée des contraintes matérielles et corporelles que promet l'achat de ces rouleaux, elle vogue dans d'autres sphères, elle écrit des romans dans sa tête, elle compose...


Après ça, ma bouche ne dit mot et c'est tant mieux !

Illustration : Marion Peck

dimanche 8 novembre 2009

5 février 1939

"Nous sommes extrêmement nombreux à parcourir à pied les routes, les corniches de la côte catalane après que les troupes de Franco ont pris Barcelone ; craignant les représailles des nationalistes, nous battons en retraite pour gagner la frontière française au niveau du petit village du Perthus ; quelques uns sont parvenus à s'y rendre en automobile, d'autres sur les plates-formes débâchées des camions ; la plupart cependant accomplissent La Retirada à pied ; de longues colonnes de femmes, d'enfants, de civils, de militaires s'allongent sur les routes qui n'ont jamais été goudronnées ; j'en sais quelque chose, moi qui ai fait partie des dizaines de milliers de réfugiés confinés au camp d'Argelès-sur-Mer, dès le mois de février ; cette année-là, l'hiver est rude, les baraquements ne sont toujours pas construits ; nous sommes forcés de creuser des trous à même le sable que nous surmontons de ce qu'on peut trouver sur une plage : des roseaux, des bouts de bois ramenés par la mer, des branchages poussés par la tramontane, ce qu'on a emporté, une couverture par exemple, une toile cirée ; les abris sont glacials ; les baraquements ont été bâtis à la hâte durant les jours qui ont suivi ; le 2 mars, alors que Daladier fait appel à Pétain pour renouer les relations diplomatiques avec l'Espagne franquiste, cela nous ne le savons pas encore, tout est rentré dans l'ordre selon les autorités françaises ; les gardes mobiles, appuyés par les troupes coloniales, se sont organisés pour surveiller, comme il se doit, du haut de leur monture, les Rouges tentés de franchir les fils de fer barbelés ; ils les punissent sur place ; parfois en les conduisant au fort de Collioure transformé en camp disciplinaire, depuis lequel on peut apercevoir l'hôtel où Antonio Machado est mort, quelques jours auparavant avec ce dernier vers, retrouvé tout chiffonné dans une poche de son veston: Ces jours bleus, ce soleil de l'enfance ; les Spahis qui gardent le camp d'Argelès-sur- Mer ressemblent aux soldats contre lesquels nous venons de combattre ; nous avons l'impression d'être retombés sur les unités nationalistes que Franco a ramenées du Maroc ; nous sommes nombreux parmi les réfugiés, à avoir contracté les maladies qu'on attrape dans les lieux insalubres : la dysenterie, la paratyphoïde, le typhus que se transmettent les poux ; plusieurs d'entre nous supportent mal l'humiliation, d'autres n'y ont pas survécu, certains sont devenus fous en se voyant traités comme La pègre de Catalogne qui déferle sur notre Roussillon : c'est ce qu'on écrit le 10 février dans le journal Somatent, dirigé par le président du PPF, Jacques Doriot ; on nous traite de Rouges, ce qui est plutôt flatteur pour nous, puis aussi de tueurs, de bouffeurs de curés ; certains esprits faibles, peu fiables, prétendent que nous avons une queue semblable à celle du diable en personne, cachée dans les plis de notre liquette dépassant du pantalon ; des curieux, non moins faibles d'esprit, friables du cœur ceux-là, viennent rôder autour des camps, le dimanche, pour vérifier l'information ; les absurdités les plus échevelées circulent à propos de nos silhouettes dépenaillées, déambulant sur le sable, croulant sur le fardeau d'un désespoir qui ne s'évanouira jamais ; il y a de quoi perdre la raison ; dans les années cinquante, certains Espagnols errent à moitié fous dans les villes du midi de la France, après leur retour des camps allemands où ils ont été directement transférés depuis les camps français du Roussillon (...)"

La lumière et l'oubli, Serge Mestre.

Conversation avant de se coucher

Il est 00h23, il va se coucher.

Lui : Je vais me coucher.
Elle : Hum. J'arrive...
Lui : T'en as pour longtemps ?
Elle : Bah je cherche... Hier j'avais trouvé un super site sur les camps de concentration de réfugiés espagnols. Je ne sais plus où je l'ai mis !
Un temps.
Lui : Vraiment, c'est un bémol à cette merveilleuse soirée !
Elle le regarde, l'air surpris.
Elle : Quoi donc ?
Lui : Que tu ne trouves pas ce site sur les camps de concentration d'Espagnols...
Elle : Bah oui, il y avait de superbes photos de Robert Capa !

Il ricane et va se coucher...

vendredi 6 novembre 2009

Mémé, La lumière et l'oubli

Longtemps je n'ai rien su de la Guerre d'Espagne. Survolée au lycée pour laisser le temps d'aborder les deux mondiales, quasiment tue par mes grands parents paternels qui l'avaient vécue, je n'avais pour principale images que celles d'un poète assassiné, d'intellectuels et artistes du monde entier se portant à la rescousse des Républicains. Des images de papier glacé en somme, trop idéales et trop romanesques pour avoir quelques accointances avec la réalité.

Ma grand-mère a contribué à ce que je ne m'inquiète pas de ce qu'elle avait vécu, nous contant avec force rires l'histoire de sa fuite à travers les Pyrénées accompagnant une colonie d'enfants et de bonnes sœurs. Une fois, elle avait enterré dans le potager le pistolet d'une de ses comparses alors que la Guardia Civil était entrain de fouiller sa chambre, une autre fois, elle avait cassé une chaise sur la tête d'un homme qui voulait l'embrasser. Elle nous racontait cela avec une expression joviale, nous fourrant dans la bouche crevettes et calamars, mantecados et turron, plus inquiète de nous voir refuser une bouchée que soucieuse de se savoir écoutée... Ce que nous riions ! Je la voyais comme une héroïne qui n'avait guère couru de risque, merveilleusement belle et futée, elle survolait l'histoire sans s'en mêler, image là encore, belle image que n'aurait pas atteint la cruelle réalité.
Pendant des années, j'ai d'ailleurs cru qu'elle avait quitté l'Espagne au début de la guerre, en 1936. Ce n'est qu'à sa mort que j'ai découvert qu'elle était partie au dernier moment, en 1939, âgée de 24 ans, recherchée et en danger. Mes cousins andalous m'ont appris qu'alors elle avait laissé derrière elle, à Barcelone, un mari franquiste...

Dans le camp de concentration de Port Barcarès (ou bien était-ce Argelès-sur-mer ?), les femmes étaient séparées des hommes et parquées dans des cabanes de bois. Une des amies de ma grand-mère, la Rufina, dansait à moitié nue sur un lit pour énerver les Tirailleurs Sénégalais qui les gardaient - Mémé disait los negros, c'est ainsi que l'on dit en espagnol et cela me choquait - elle ne les aimait parce qu'il les avait traitées avec peur et mépris alors qu'elles venaient de fuir des combats sanglants. Si j'imaginais le danger qu'il y avait à provoquer des hommes armés je corrigeais ma grand-mère "Pas camp de concentration, Mémé, ça c'était après, pendant la deuxième Guerre Mondiale !". Elle expliquait sans que je l'entende, elle insistait sans que je la croie ; parfois elle n'utilisait pas le vocabulaire adéquat, sa langue s'emballait sur les R, elle ne savait pas dire les "u", il me paraissait normal qu'elle dise camp de concentration pour décrire l'endroit, sur la plage, où elle et ses compatriotes avaient été retenus, le temps pour la France de se préparer à les accueillir.
Alors nous passions à table et dégustions sa paella.

Le film Land and Freedom de Ken Loach fut un premier choc, No pasaràn, documentaire de Henri-François Imbert un second. Depuis, par période, je lis des livres - sur le sujet, je fais des recherches. Il est trop tard pour confronter mes découvertes avec le vécu de ma grand-mère mais en continuant d'explorer ce qu'elle a pu traverser, il me semble que je marche sur ses pas et je ne cesse de la découvrir et je ne cesse de l'aimer.

Le roman de Serge Mestre, La lumière et l'Oubli, au titre parfait pour évoquer cette période, m'a attirée pour toutes ces raisons. Je n'avais pas prêté assez attention aux dates mais l'histoire des deux amies qui s'échappent en sautant d'un train m'avait tout de suite interpellée. Je m'attendais à marcher sur les pas de ma grand-mère dans une Espagne en guerre. En réalité, l'histoire de Julia et Esther commence en 1953. La guerre est finie depuis longtemps pourtant les orphelins nés de Républicains sont parqués dans des Couvents, martyrisés. Le reste de la population vit dans la terreur, susceptible d'être arrêté sur dénonciation ou pour une injure prononcée à voix haute.
"Ils sont nombreux dans cette Espagne catholico-fasciste à avoir purgé plusieurs mois de prison pour avoir blasphémé contre Dieu, la Vierge, parfois les saints. L'histoire de ce Valencien se rendant à Alicante avec un groupe de petits maraîchers en laissant échapper sur les Ramblas un pet bien gras de paysan parfaitement nourri, a déjà fait le tour de l'Espagne. L'homme s'exclame pour amuser la galerie : Vive Franco, qu'il l'attrape, puis qu'il se le peigne en rouge ! Cependant les Valenciens ne sont pas seuls. Une patrouille passe par là. Les gardes civils s'emparent du pétomane, le conduisent séance tenante au commissariat, où on le jette dans les caves insalubres quadrillant les sous-sols de la Direction générale de la Sûreté. Il demeure plusieurs heures à même la terre battue, avant qu'un policier ne vienne tourner la clé dans la serrure : Lève-toi, fils de pute, hurle-t-il. A peine debout le Valencien reçoit une énorme gifle qui le projette au sol, le visage contre terre. (...) A la fin de sa garde à vue, sa conscience de la douleur s'est transformée. Son corps est devenu une boule comateuse, que les coups ont meurtrie, ne parvenant plus à la faire gémir. Quelqu'un retrouve le Valencien plus tard, mourant, la tête renversée, les yeux révulsés, dans le fossé bordant la route qui mène d'Alicante à Santa Pola, en face de l'île de Tabarca. avec ses lèvres croûteuses, tuméfiées, il répète au rythme d'une litanie toujours le même double, obsédant oxymore : Franco le bon, saint vicelard de mes couilles... Il rit, sanglote, crache à la fois. Il meurt à l'asile psychiatrique de Santa Pola, dans une grande chambre toute blanche, depuis laquelle on peut entendre aujourd'hui le bruissement lancinant de la houle."

Trente-cinq ans après leur fuite, Julia et Esther sont submergées par les souvenirs. Le roman, à la construction complexe, passe d'une époque à l'autre, jusqu'à ce que se dessine le destin tragique des deux femmes, de leurs parents et des personnes qu'elles ont rencontré. L'histoire de Peio m'a particulièrement émue : fils de communistes basques, confié en 1937 par ses parents à un jeune couple basque, il est enlevé en pleine rue à la fin de la guerre par des hommes du service extérieur de la Phalange et expédié à Bilbao afin d'être rééduqué. Placé dans une école catholique de l'Opus Dei, il devient prêtre en 1947. Il découvre alors que la mission pastorale se borne à organiser la délation. "On signale, tous azimuts, aussi bien les villageois réfractaires à la messe dominicale, aux vêpres, ceux qui blasphèment, que ceux dont on découvre l'engagement politique clandestin grâce aux confidences savamment arrachées en confession à certains membres faibles, influençables surtout, de la communauté : les vieilles bigotes soi-disant apolitiques, les enfants à qui, sous le couvert d'une mission purificatrice, on fait habilement restituer les conversations privées pendant le repas.
Faut-il encore se demander d'où vient le silence des Espagnols ? On l'a perfusé à plusieurs générations d'entre eux, il a fini par se calcifier dans leurs veines."


Si j'ai été passionnée par les découvertes que m'a permis de faire Serge Mestre, et touchée par l'évocation récurrente du silence des vaincus, je n'ai pas été totalement emballée par le roman. L'histoire romanesque qui se greffe sur les événements historiques m'a parue trop diluée, presque anecdotique. Je ne me suis guère attachée aux personnages principaux qui, en dehors de leur "période espagnole", m'ont parus sans consistance, désincarnés, terriblement froids. Il me semble que je me souviendrai un peu mieux de l'histoire de l'Espagne mais que j'oublierai bien vite celle de Julia et Esther.
Enfin, je me suis demandée si le trait n'était pas forcé du portrait des religieux espagnols car tous rivalisent de sadisme, d'ambition, de cruauté jusqu'à ces sœurs qui violent une orpheline emprisonnée, dans une scène qui m'a vraiment dérangée.

A la recherche d'informations sur le rôle des prêtres dans l'Espagne franquiste, je suis tombée sur une page Wikipedia sur laquelle sont dénombrés les victimes religieuses de massacres en zone républicaine. En zone nationaliste, d'autres prêtres furent exécutés pour, au contraire, avoir soutenu les Républicains. Impossible de tirer des conclusions de quelques lignes sur un site internet mais cela m'a rappelé mon grand-père madrilène, anticlérical convaincu, immobile devant la télévision, une des dernière fois que je le vis.
Sur l'écran le Pape officiait. Comme ma mère se moquait, cherchant à provoquer une de ses diatribes enflammées contre le clergé, l'église et toute forme d'aliénation spirituelle, Pépé répondit seulement : "Je me demande, c'est tout..."


Merci à l’équipe de l’agence Zelios Interactive pour cette lecture dans le cadre du Goncourt des Lycéens qui sera annoncé le 9 novembre.

mercredi 4 novembre 2009

Les tortues de mer vont aussi au paradis...


... grâce à Mtislav et Gaël : c'est ici.

Si vous aussi vous avez un billet, dans votre blog que vous voudriez voir accéder au Paradis, contactez Mtislav !

lundi 2 novembre 2009

Prix Goncourt




Je l'ai appris chez Lily. C'est Marie N'Diaye qui a remporté le Prix Goncourt et j'en suis très heureuse car son roman Trois femmes puissantes m'a bouleversée, épatée, fascinée... J'en parlerai bientôt !

dimanche 1 novembre 2009

Tombée

Encore une femme qui tombe, près de moi, encore une qui flanche et je me demande si finalement notre société est meilleure pour nous que celles où tombèrent les Virginia Woolf, Zelda Fitzgerald, et autres Sylvia Plath - pour ne parler que de celles qui, à travers leur œuvre réussirent, au moins un peu, à s'exprimer.
Est-ce à cause des limites de cette expression, à cause du carcan que leur imposait malgré tout une société aux lois proférées par les hommes que ces artistes ne réussirent à trouver l'apaisement, ou parce qu'explorer leurs tourments à l'écrit a accéléré le processus, ce sont des questions que je me suis souvent posées.
Cependant, si celles que je cite ici ont été entendues, ne serait-ce que longtemps après, grâce à leur œuvre je me demande combien ont sombré dans l'oubli des leurs ne laissant de leur passage sur terre aucune trace, comme dans le ciel des étoiles qui seraient éteintes bien avant d'être mortes.

Combien de Sarah, Ludivine, Urszula ?

Aujourd'hui Sarah est toujours séparée de son fils Siegfried qui grandit dans une pouponnière en attendant d'être assez grand pour être placé en famille d'accueil. Sarah est seule et elle ne se soigne pas parce que personne ne lui a dit qu'elle était schizophrène. On lui cache la vérité comme on cache à certains malades qu'ils vont mourir. On lui cache une vérité que personne ne veut regarder en face. Elle voit de temps en en temps sa sœur aînée lorsque celle-ci n'est pas occupée à préparer son déménagement définitif en Polynésie. L'un de ses frère se débat avec ses propres affres, dépression saisonnière, chômage, endettement, l'autre est accaparé par femme, enfants et belle- famille et ne prend jamais de nouvelles. Siegfried qui va fêter ses deux ans, est seul aussi dans l'environnement remuant de sa crèche à plein temps ; aucun de ses oncles ou tante ne le prennent en vacances - sans parler de le recueillir définitivement - et Anna et moi qui ne sommes de leur famille que grâce à l'alliance tardive de notre mère et de leur père suivons les événements de loin, impuissantes, après avoir été rembarrées par les services sociaux.

Notre sœur est sortie de l'hôpital psychiatrique quelques jours après ma visite d'octobre. Une infirmière m'avait pourtant expliqué à l'issue de cette journée de permission qu'il faudrait encore plusieurs semaines avant que Ludivine ne recouvre sa pleine liberté, parce que sa crise maniaque semblait loin d'être terminée.
Apparemment le psychiatre que Ludivine rencontrait une fois par semaine en a jugé autrement dès le lendemain. Et nous ne savons à qui nous devons nous fier et si nous devons nous réjouir ou nous inquiéter de la savoir de nouveau seule chez elle, coupable seulement d'avoir dévié du cours tranquille de son existence toute tracée mais coupable au point d'avoir été emprisonnée et maltraitée.

Ce dimanche-là, nous avions laissé Ludivine à la porte du réfectoire, entourée de dépressifs au regard cotonneux, de retardés mentaux, bave au menton, de gentils allumés pleins de tics, de vieux toqués l'air à peine sénile, la plupart vêtus de pyjamas élimés, de robes de chambre à carreaux, le visage comme poussiéreux, hagards et mornes. Entre les murs jaunes, serpentait le fumet d'une soupe verdâtre pleine d'eau. Nous avions regardé notre sœur, résignée, rejoindre son siège, sourire à la compagnie et saisir une tranche de pain qu'elle avait émiettée machinalement alors que nous lui faisions un signe de la main.
Dans la journée, elle nous avait paru aussi sage qu'avant, aussi appliquée à l'être, meurtrie par ce qu'elle avait vécu en chambre d'isolement plus que par sa maladie. Elle articulait certaines phrases plus lentement que d'autres comme pour nous convaincre de sa bonne foi. Et nous, du bon côté des choses, nous doutions à la voir ainsi, de notre propension à dramatiser, des conséquences que nous avions tirées, de notre regard qui la scrutait comme il aurait scruté un animal dangereux. Nous nous demandions si nous n'étions pas plus fragiles qu'elle, si la folie n'allait pas nous sauter dessus, se répandre parmi notre fratrie ébranlée comme un feu de paille.
Dans la voiture, au retour, nous avions laissé s'épancher notre souffrance, face à la route, mots et larmes intarissables, peurs et questions, remords et regrets roulant sur le goudron à côté de nous dans une course que nous ne nous sentions pas capables de gagner.

Hier, j'ai appris qu'Urszula - la nounou de Zacharie quand il était petit, - était à son tour en clinique psychiatrique. Son mari S., la voix brouillée par les sanglots m'a raconté qu'elle avait appelé tous ses amis pour leur dire qu'elle partait, tous ses amis mais pas lui. Puis elle a pris leurs deux enfants et a sillonné Paris, d'un hôpital à un commissariat, d'un quartier à l'autre, racontant des histoires différentes à chacun de ses interlocuteurs, des histoires sans queue ni tête. Il a réussi à la retrouver, il ne sait même plus comment, il est parti à sa recherche, dans sa camionnette et il l'a retrouvée quelque part, il ne sait même plus où.
Depuis une semaine, S. va lui rendre visite tous les jours, elle y a droit de 14 à 18 heures, il a pris une semaine de congés mais lundi, déjà, il va falloir qu'il retourne travailler. Il me dit que la veille, elle a pleuré parce qu'elle voulait rentrer avec eux mais ce n'est pas possible, pas encore, et il a dû la repousser tandis qu'elle s'accrochait à lui, et après il a dû calmer les enfants qui pleuraient du chagrin de leur mère et qui voulaient rester avec elle, eux qui ne l'avaient jamais quittée auparavant.

Pendant qu'une aïeule venue de Pologne veille sur les enfants, dans leur bain, S. s'étouffe dans les larmes au téléphone : il ne comprend pas ce qui se passe, il ne sait plus ce que va être leur vie. Oh bien sûr les médecins lui ont expliqué, il sait qu'il faut attendre, on ne peut pas se prononcer tout de suite ; quand elle rentrera elle aura des médicaments, cela ils lui ont dit, il en déduit qu'elle sera toujours malade - et lui, comment fera-t-il pour partir au travail et la laisser seule à la maison avec les enfants ?
Comme Anna et moi, comme tous les gens qui voient un des leur s'écrouler, il explore le passé, les dernières semaines ; il reconnaît qu'elle avait maigri, jusqu'à devenir l'ombre de la jeune femme qu'il avait connue, elle a toujours été tellement perfectionniste et ce n'est pas facile de vivre à quatre dans un studio alors qu'on rêve pour ses enfants d'une vie meilleure que celle qu'on a vécue, il se reproche de l'avoir laissée plusieurs semaines seules avec les petits, parce qu'il avait accepté un travail en Pologne... Et pourtant, la veille de sa fugue, tout allait bien. Et pourtant, le jeudi elle était encore normale...

Illustration : Casey Weldon

dimanche 25 octobre 2009

Un conte de fées ?

Avant d'aller à Lyon voir ma sœur qui bénéficiait d'une journée de permission, je suis entrée dans une librairie.

Je savais, par sa mère, que Ludivine restait la plupart du temps enfermée dans sa chambre à bouquiner. Elle ne supportait ni les autres patients, ni les murs de l'hôpital psychiatrique où il était convenu qu'elle fasse, avant de s'y retrouver internée, son stage de diplôme.

Feuilletant les romans étalés sur les tables, je ne savais que choisir. Il suffisait d'un mot, d'une sensation pour que je rejette une histoire qui me paraissait dangereuse pour l'âme dolente de ma sœur. Alors, errant au rayon papeterie, j'ai vu une illustration, toute de poésie et de nostalgie, qui m'a arrachée un sourire. Je savais que Ludivine écrivait parfois ses pensées et j'ai jugé qu'il valait mieux, finalement, lui offrir un espace pour ses maux.

Puis, parce que j'étais tombée amoureuse de sa couverture, j'ai pris un deuxième cahier pour moi. J'avais une impression étrange, comme si en emportant ces deux cahiers identiques un pour ma sœur, un pour moi, j'allais communiquer avec Ludivine. Comme si j'allais la retrouver. D'un coup je me suis sentie plus tranquille, presque sereine.

De retour chez moi, j'ai cherché Princesse Camcam sur internet. Il se trouve qu'elle a un blog et qu'elle est venue peu de temps après sur le mien...

Aujourd'hui j'ai commencé à griffonner des idées pour un conte qu'elle illustrera, s'il lui plait.

jeudi 15 octobre 2009

Le 13 septembre

La chaleur m'a semblée curieuse après une journée de pluie et j'ai gravi la longue rue Custine à petits pas, pensivement, un peu essoufflée parce qu'avant de franchir le seuil de mon appartement je n'avais rien fait, ou presque, je n'avais pas bougé et il me semblait soudain épuisant d'avoir à enchainer les pas, portant sur l'épaule mon sac trop lourd.
Un instant j'ai été tentée par l'idée de rentrer aussitôt, de renoncer, je savais que mon fils exulterait à mon retour comme si j'étais partie cent ans et B. aussi serait content, surpris, je devinais son sourire. Nous avons cela en commun, tous les trois, d'inventer des fêtes à chaque écart du quotidien et même, parfois, de ressasser une habitude, une mimique ou trois petits mots jusqu'à ce que cette habitude, cette mimique, ces mots-là ne soient plus seulement cela mais deviennent une célébration d'eux-mêmes. J'ai hésité, comme il m'arrive régulièrement d'hésiter, entre retourner dans la ronde rassurante des jours tranquilles ou me confronter à la solitude, m'obliger aux rencontres. Une petite voix me susurrait Profite, profite de ces instants volés, de cette tranquillité rare, cela aurait pu être la voix de mon mari, d'une générosité exemplaire, mais je n'ai jamais su prendre une telle résolution sans une once de culpabilité.

Au croisement de la rue Ramey, j'ai cessé de tergiverser car l'image de ma coiffeuse s'est imposée entre mes pensées et moi. J'apercevais les panneaux rouges qui entouraient la large vitrine de son commerce et j'ai cherché, tendant le cou tandis que je traversais, à distinguer les fleurs dont m'avait parlée mon amie Nathalie, les messages collés sur la porte. J'étais si loin que je n'aurais pu voir qu'une énorme couronne de fleurs s'il y en avait eue une, accrochée à l'extérieur. Mais plutôt que de m'en étonner je me suis trouvée presque rassurée de trouver l'endroit tel qu'il était avant l'été. Je n'avais aucune envie de m'approcher car j'étais sûre que savoir qu'Olivia était morte ne m'apporterait rien, tandis que ne pas en avoir la preuve laissait une place au doute. Et ce doute me réconfortait.
On m'avait raconté sa mort quelques jours auparavant et tout ce que j'avais pu dire c'est Mais c'est elle qui me coiffait !, la voix tremblante, comme si le fait qu'elle me coiffait, moi, et qu'elle ne pourrait plus le faire constituait la preuve qu'une injustice avait été commise, injustice qu'il fallait réparer sur le champ. Puis je m'étais rappelée ses confidences au début de l'été. Son ex, le père de sa fille aînée, venait de mourir. Elle avait aussi un petit garçon de l'âge de Zacharie. Elle me faisait penser à PJ Harvey pour le côté brune et rockeuse mais elle était bien plus belle et pour parler, il lui fallait hausser sa voix rocailleuse au-dessus des albums qu'elle passait au volume maximum. Je l'imaginais, embêtée d'être morte, comme elle avait été embêtée d'être en retard, plus d'une fois, la tête penchée sur le côté, passant la main dans ses cheveux pour les ébouriffer. Merde, elle avait quasiment mon âge !

Plus loin dans la rue, je suis passée devant la quincaillerie d'un plombier, ami de notre premier propriétaire parisien, de mèche avec lui pour ne rien réparer ou mal. Je n'ai pu retenir les injures qui me viennent aux lèvres chaque fois que je pense à lui. Imaginer le flot d'insultes que j'avais déposé devant sa boutique m'a mis du baume au cœur et j'ai marché, plus légère jusqu'au 52. Là, rien ne signalait que ma gynécologue n'était plus là. Et pourtant, un message sur le répondeur m'avait avertie à mon retour de vacances : "Le Dr R. est très gravement malade et hospitalisée. Elle ne pourra vous recevoir comme prévu en septembre. Veuillez rappeler le secrétariat pour que l'on vous donne d'autres coordonnées."
Quand je suis envie parvenue Place Corentin Pecqueur, j'ai vu que le trottoir était plein de monde. Il y avait une caméra d'Arte, un perchman et sa perche. J'ai hésité, encore, à repartir mais l'envie de me tenir éloignée un moment de mes pensées de l'aller m'a retenue.
C'est alors que j'ai entendu une voix étrange et laide éructer en anglais, accompagné d'une guitare. Je me suis haussée sur la pointe des pieds et j'ai aperçu un type aux cheveux sales, aux yeux rendus vitreux par une paire de lunettes aux verres jaunes. Bizarrement, j'ai espéré qu'il ne s'agisse pas de Colum McCann. Comme si cela avait une importance...

Il y a quelque chose d'étrange à vouloir rencontrer des écrivains, je l'ai toujours pensé et c'est quasiment la première fois, que de mon propre chef je me décidais à aller observer, écouter un de ces dompteurs de mots dont l'univers aurait dû me suffire.
Quand je travaillais pour un distributeur de livres en anglais, au Salon du Livre, nous allions par jeu, deviner qui se cachait derrière les files les plus longues de passionnés ; cela me paraissait étrange d'attendre des heures juste pour une phrase impersonnelle griffonnée à la va-vite sur un livre. Entrevoir Amélie Nothomb et son chapeau, découvrir la silhouette délicate de Christine Angot après avoir été agressé par ses déclamations tonitruantes au micro bien au delà de la zone dédiée à sa lecture publique, c'était comme un jeu et c'est tout. D'ailleurs les deux seules fois où je suis sortie de mon indifférence, j'ai été attristée par ma rencontre avec Nancy Huston et horriblement vexée par celle avec Armistead Maupin. Celle qui était l'une de mes auteurs préférés avait l'air las, je n'avais pas réussi à lui exprimer ma gratitude pour ce que la lire m'avait apporté. Celui dont Les Chroniques de San Francisco m'avait charmée et enthousiasmée plusieurs semaines de suite, a signé mon exemplaire de son ouvrage en parlant à un séduisant jeune homme qui attendait derrière moi. Je crois qu'il n'avait pas même eu à me demander mon prénom puisque, selon les instructions des libraires de la FNAC, je l'avais déjà noté sur un bout de papier.

Ce 13 septembre, il a été rapidement décidé d'émigrer vers le square car la librairie ne pouvait contenir la foule venue admirer l'auteur irlandais et je l'ai enfin aperçu, reconnu car j'avais dû le voir en photo récemment ; je me suis souvenu que d'ailleurs je l'avais trouvé séduisant avec ses yeux expressifs, intelligents, au milieu d'un visage lunaire. Près de lui, assis sur le dossier d'un banc, sa guitare sur les genoux, se tenait Joe Hurley, ami de l'auteur, ayant composé plusieurs chansons évoquant Et que le vaste monde poursuive sa course folle. Il a entonné quelques mélodies inaudibles derrière la rocaille de sa voix, projetées d'une bouche obscène, lippue, portées par un regard morne. Sans cesse je croisais les doigts pour que ce soit la dernière mais il paraissait déterminé à ne jamais s'arrêter. A côté de lui, Colum McCann scandait les paroles silencieusement et je me suis sentie coupable de ne pas comprendre ce qu'il pouvait trouver à cette musique.

Enfin, l'écrivain a lu des extraits de son livre en anglais puis en français. Il était charmant, drôle, juste parfait pour l'occasion. Accroupie je tentais de prendre des notes et de filmer ; ma caméra avait des soubresauts, mon stylo dérapait et j'ai fini par lâcher l'un et l'autre bien avant la fin de la rencontre.



Le résumé du roman est aisé : le 7 aout 1974, le funambule Philippe Petit, a couru, marché, dansé, salué et s'est même allongé sur un câble d'acier long de 400 mètres tendu entre les deux tours du World Trade Center. Colum McCann est parti de ce moment extraordinaire pour décrire une poignée de personnages New-Yorkais : un prêtre irlandais tourmenté par sa foi, en plein Bronx, une mère dans son luxueux appartement sur Park Avenue, hébétée après la mort de son fils au Vietnam, un passionné de tags dans le métro, une artiste engagée, ex-droguée, des prostituées noires. C'est le genre de sujet qui, bien traité, peut être éblouissant, faisant montre de la virtuosité de l'auteur - et c'est le cas ici- l'évocation des personnages en quelques chapitres laissant juste assez de frustration pour que leur souvenir demeure bien longtemps après la lecture. J'ai, entre autres, apprécié que le livre semble déséquilibré, avec un traitement inégal selon les personnages, certains assez vite abandonnés, d'autre qui reviennent lorsqu'on ne s'y attend plus.
Certains portraits sont plus réussis que d'autres. Le prêtre irlandais, Corrigan, raconté par son frère plus coincé, maladroit, un peu niais mais touchant aussi, comme le négatif d'une photo idéale, est saisissant de complexité, de beauté, de singularité.
La douleur de Claire face à l'absence de son fils Joshua, la façon dont elle se remémore ses innombrables qualités comme si elle voulait argumenter contre sa disparition m'ont aussi remuée. Les pages sur la préparation du funambule, avant son exploit, tranchent ; d'un tempo plus lent que les autres elles dégagent une acidité, presque une tristesse ; l'espèce de détachement glacial de l'artiste, sa vision poétique du monde sont époustouflants*.

Colum McCann a raconté qu'il avait passé un coup de téléphone à Philippe Petit pour l'informer qu'il allait parler de son exploit de 1974 dans un livre.
Celui-ci lui a demandé : "Vais-je passer pour un clown ?"
Colum McCann l'a rassuré : "Non, car je trouve que ce que vous avez fait est un acte de pure beauté."
Philippe Petit a conclu leur bref échange en demandant à l'écrivain de lui envoyer son roman lorsqu'il serait fini. En riant Colum MacCann nous a dit : "C'est ce que j'ai fait et je n'ai plus jamais entendu parler de lui ! Mais peu importe, je ne me soucie pas de ce qu'il pense... D'ailleurs je n'ai pas fait de recherches à son sujet, j'ai quasiment tout inventé en dehors de ce qui s'est passé entre les deux tours. Je ne voulais pas que ce soit réaliste, je voulais que ce soit un beau portrait et ayant le vertige, je voulais créer une sorte de vertige pour le lecteur."
Dans le square, des voix se sont exclamées : "C'est sacrément réussi", "Oh oui !"

Et que le vaste monde poursuive sa course folle
** ne s'achève pas avec l'arrivée, au bout de son câble, du funambule car, nous raconte l'écrivain : "Finalement je me suis rendu compte que j'avais plus envie de parler des gens autour. Des gens ordinaires. Car ce sont eux qui m'intéressent, comme dans une ville m'intéressent d'abord les endroits dangereux, les aspects difficiles de la vie dans cette ville."
McCann croit en effet que la chose fondamentale en littérature c'est l'empathie. Il faut commencer par comprendre l'autre pour se comprendre soi-même. Selon lui, l'histoire du monde peut être contenue dans un roman, les problèmes du monde, résolus à travers la biographie de quelques personnages honnêtes et sérieux.
Ainsi quand on lui demande s'il a voulu parler aussi du 11 Septembre 2001 , l'auteur acquiesce :
"Le funambulisme, qui est un spectaculaire acte de beauté et de création, est en opposition directe avec l'acte de destruction que furent les attentats. C'est aussi comme aller entre deux époques. Ce roman, on peut le voir comme une histoire de 1974 à New York ou on peut choisir de l'interpréter comme une allégorie, l'Irak faisant écho à la guerre du Vietnam. Il y a plusieurs niveaux de lecture."

Convaincue par sa démonstration, j'ai pourtant réalisé, quelques jours plus tard, que j'aurais pu me passer des dernières pages... Je n'avais pas besoin d'une cadence parfaite comme pour un morceau de musique. Ou alors c'est que le fil de l'histoire, après que le funambule ait posé le pied sur le montant d'une fenêtre d'une tour, s'était irrémédiablement rompu.

*Je voudrais recopier ici le passage avec le coyote, page 205 et 206 mais ce serait trop long je le crains.
** Le titre, en anglais Let the great world spin, est emprunté au poème de Tennyson Locksley Hall.

Illustration : Gérard Dubois

mardi 13 octobre 2009

D'autres premières fois que la mienne

Celle de Didier Goux, grand initiateur.
Celle d'Olivier P.
Celle de Dorham.
Celle de Poison-Social.
Celle de Nefisa.
La première de Suzanne. Puis la deuxième. Il y en aura une troisième et il s'agira de trouver celle qui est vraie.
Celle de Pierre Robes-Roule.
Celle de Nicolas.
Celle de Manutara.
J'ai joué le jeu aussi.

Je lirais bien celles de Spermy, Marie-Georges, Zette, Gaël, Arf, Anna de Sandre, Cochon, Audine, Frédérique Martin, Oh!91... et de qui voudra...
Ben oui, j'aime lire !

lundi 12 octobre 2009

Mignonne Lolita

Didier Goux me suggère de raconter ma première fois. Olivier P., tagué lui aussi, a raconté trois premières fois... J'ai trouvé l'idée séduisante avant de me rappeler que le premier amour je l'avais déjà raconté ici, le premier baiser imaginaire et le premier vrai baiser ici. Il ne me reste donc plus qu'à décrire comment je suis devenue la maîtresse de mon premier amant l'été avant d'entrer en terminale. L'exercice me semble périlleux parce que plus j'y pense, plus je me convaincs que je suis toute entière dans cet épisode de quelques semaines ou du moins, qu'il y a dans cet épisode un certain nombre de clefs essentielles. D'où je suis, cela semble infiniment simple, presque caricaturale de voir ce qui a fondé ma vie de femme... et peut-être ma vie toute entière. J'avais commencé le chant depuis un an et j'avais envie de faire un stage musical l'été. Celui qui était au tarif le plus raisonnable et que ma mère voulait bien m'offrir avait lieu à Saint-Céré, en Dordogne. Il s'agissait de chanter les chœurs des Contes d'Hoffmann d'Offenbach, soutenu par des chanteurs professionnels. Je dormais dans un dortoir avec d'autres stagiaires de mon sexe et j'allais à pieds aux répétitions qui avaient lieu toute la journée dans un bâtiment surnommé l'Usine. La plupart des chanteurs et musiciens avaient la trentaine. J'étais de loin la plus jeune et cela me donnait un statut à part. Je me glissais partout, passionnée par l'opéra que nous travaillions, par les rouages du spectacle et partout l'on m'acceptait comme un petit animal touchant. Mal à l'aise dans mon corps, j'étais pourtant souvent maladroite. Je trébuchais sur les décors, je ne savais pas enfiler mon costume seule, j'étais pétrifiée de trac lorsqu'il fallait m'avancer sur le bord de la scène en dansant, une fois je me suis même étalée sur scène et le metteur en scène s'était mis à hurler qu'il allait trouver une autre poupée si je continuais à saboter son spectacle.

J'avais un amoureux officiel, resté à V. à qui j'envoyais quelques cartes postales anodines quand je m'ennuyais. Pour mon anniversaire, le 21 juillet, il me fit livrer un énorme bouquet que je laissai dans la salle de répétition, dans un seau, faute de vase - les fleurs sentaient trop fort pour que je les dépose près de mon lit. Il s'appelait Jean-Marc et il était métallurgiste. Il avait la même voiture que la dernière de mon père, une Escort avec un toit ouvrant. Nous nous étions rencontrés au bal des conscrits et nous aimions bien pleurer dans les bras l'un de l'autre en pensant à nos parents défunts. Il m'avait fait découvrir Mike Brant et je lui avais passé des symphonies de Beethoven en 33 tours, il avait trouvé que c'était sympa comme musique. Je prenais la pilule depuis peu parce qu'à la fin de l'été nous devions partir ensemble camper, dans le Beaujolais. Il était plus ou moins entendu que je lui offrirai ma virginité sous la tente. Je l'avais fait patienter plusieurs mois, il avait 22 ans et il ne me cachait pas qu'il n'attendait que ça, il m'avait assez embrassée. Quant à moi je n'avais pas vraiment envie de passer une semaine dans ses bras et l'idée de camper près de chez moi me semblait d'un glauque absolu.

A Saint-Céré, pendant les pauses, j'écoutais les chanteurs professionnels évoquer leurs spectacles passés et futurs, critiquer les solistes, parler de leurs conditions de travail et des coucheries entre untel et untel et unetelle et unetelle. Je ne comprenais pas bien, souvent je confondais, je ne savais pas que l'homosexualité était si répandue, je savais à peine qu'elle existait et je ne voyais rien au premier coup d'œil, je ne savais pas que l'amour était si répandu. Ils s'esclaffaient, j'étais mignonne, j'étais naïve et curieuse, je ne les lâchais pas d'une semelle. Timide depuis l'enfance, je me sentais enfin dans mon élément, je leur posais mille questions, j'étais heureuse et dès les premiers jours décidée à devenir chanteuse parce qu'il n'y avait rien de plus beau que de dessiner un crescendo en chœur, de laisser la place à une voix, d'échanger des regards amicaux au milieu de toute cette musique. Le costumier m'adorait à cause de mes longs cheveux épais, il m'avait montré du doigt le premier jour alors que nous chantions les "Glou, glou" du premier acte et, plus tard, lorsque j'étais allée le voir pour les essayages, il avait poussé des cris de soprano en touchant ses joues du plat de la main. Il avait décidé que je serais une poupée, toute de rose vêtue. La maquilleuse m'apprit à coller mes faux cils et à tracer deux ronds parfaits sur mes joues, je n'étais pas très douée et le plus souvent, j'attendais qu'elle vienne le faire. Je devais trotter à petits pas de danse, saluer sur les pointes et j'avais dû répéter en douce avec ma partenaire, la poupée blanche, parce que je n'y arrivais pas, je n'avais jamais dansé, je savais à peine me mouvoir sans tout casser.

Quelques jours après le début des répétitions, Christophe est arrivé. Nous étions dans une petite pièce dont la porte était restée entrouverte et nous chantions. L'air semblait immobile, nous étions hébétés par la chaleur, concentrés. Il est entrée pendant que le chef d'orchestre parlait et mon cœur s'est serré. Décontracté malgré son retard, il a salué plusieurs chanteurs et, alors que je ne le connaissais pas, j'ai ressenti une jalousie poignante, inexplicable.

J'ai oublié beaucoup de choses, en dehors de son apparition et de notre première nuit, je ne sais plus, par exemple, comment nous avions fait connaissance mais je nous revois, assis l'un en face de l'autre au self, penchés l'un vers l'autre. Pour moi il était sans âge, trop vieux pour que je puisse deviner s'il avait 25, 40 ou 50 ans, à mon âge c'était quasiment pareil, quand il m'avait demandé de dire un nombre j'avais dit un peu plus que ses 33 et il avait ri, presque vexé... J'étais si mignonne ! Pour me rattraper, je lui avais appris qu'il avait le même âge qu'Henri Miller à son entrée en écriture, Christophe ne connaissait pas encore Miller, même s'il en avait entendu parler et ça l'avait intéressé.

Il avait deux profonds sillons autour de la bouche et des joues creuses, les yeux bleus pâles, la peau fine et pâle, constellée de taches de rousseur, comme la mienne ; sa beauté m'étais presque douloureuse et j'en ai gardé le goût des visages marqués à la Laurent Terzieff. Il me parlait beaucoup et me demandait, en retour, de lui raconter ma vie. Je ne savais que dire, je ne savais pas faire cela, discuter, les garçons m'avaient toujours tellement impressionnée ! Je me demandais sans arrêt pourquoi il passait du temps avec moi, je cherchais que dire pour le garder près de moi, aussi, parfois j'oubliais de lui répondre, je ne l'écoutais pas. Bouche bée je suivais du regard le dessin de sa bouche, je devinais son odeur, j'entendais sa voix si mélodieuse, chantante même en parlant, sa voix chaude et colorée. Il avait une femme qu'il aimait depuis longtemps et trois enfants aux prénoms de conte de fée. Il m'avait expliqué qu'il ne pourrait m'aimer vraiment, j'étais si jeune et lui avait le double de mon âge mais si je voulais, m'avait-il proposé, nous pourrions nous allonger, nus, l'un à côté de l'autre et ensuite ce serait à moi de décider.

Ainsi, une après-midi de relâche nous nous déshabillâmes. J'étais émue, tremblante. Il faisait grand jour dans la pièce et je me sentais belle. Nous étions à peine étendus, sans nous toucher, sur les draps blancs que Joël, un chanteur, qui partageait la chambre de Christophe entra sans frapper. Nous nous cachâmes en riant, moi rougissante parce que nos peaux se frôlèrent dans l'affolement, parce que Christophe me prit dans ses bras devant son ami. Joël, qui m'avait beaucoup souri, en répétition, eut l'air un peu triste et il nous dit de nous dépêcher, la répétition allait bientôt commencer... S'inquiétait-il que Christophe me brise le cœur ? Était-il jaloux ? Je l'aimais beaucoup mais sa mine ne réussit pas à m'attrister. Le soir même Christophe et moi tirâmes un matelas dans une salle de douche gigantesque où personne n'allait jamais.
Nous ne dormîmes pas. Nos corps semblaient phosphorescents dans la pénombre, éclairés d'une lune qui glissait ses bras par la fenêtre.

Christophe n'aimait pas que je le caresse après l'amour. Il n'aimait pas que je l'attende tout le temps, ni que je cherche son regard. Je le trouvais cruel mais je l'aimais. Parfois, il me disait qu'il fallait que je retourne dormir dans mon dortoir, il avait besoin de se reposer et je pleurais dans mon lit en comptant le peu de jours qu'il nous restait à passer ensemble. Une fois nous sommes allés nous promener sur les hauteurs de la ville. Je n'avais pas spécialement envie de marcher mais je voulais bien faire n'importe quoi pour passer du temps en sa compagnie. Dans l'herbe, en plein soleil, nous avions fait l'amour. Après, il avait essayé de compter les tâches de rousseur sur mes épaules. Nous étions retournés chanter avec des coups de soleil et de l'herbe dans les cheveux. Pendant le final de l'opéra, j'avais vu une fourmi dévaler mon bras et je l'avais écrasé entre les pages de ma partition pour la garder en souvenir.

Un jour nous sommes entrés dans une librairie et Christophe m'a offert Le monde selon Garp parce qu'il était sûr que j'adorerais Irving ; il m'a écrit une dédicace que je lirais plus tard. Je lui ai donné Sexus mais je n'ai pas pu écrire sur le livre à cause de sa femme. Nous avions parlé littérature des nuits entières, je lui avais même fait lire certains des textes que j'écrivais à l'époque, ses critiques étaient sensibles, constructives...
Au réveil, toujours, il chantait. Il préparait un récital où il interpréterait La Belle Meunière de Schubert. Il me demandait de chanter pour lui mais je n'osais pas et je refusais, honteuse.
Ma mère vint avec mon amie Nathalie assister à la dernière représentation. Je dus retenir mes larmes, lui dire au-revoir dans les coulisses, en cachette, trop vite. Il m'aida à décoller mes faux-cils, il était joyeux, certain que nous nous reverrions. Il est parti en bus avec les autres et je suis rentrée chez moi.
Dans quelques semaines ce serait la rentrée des classes. Jean-Marc m'attendait.



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Illustration : Ben Strawn