C'est* en voyant mon père danser le rock acrobatique, vêtu d'un pantalon rouge moulant, que je pris conscience de sa ressemblance avec Elvis Presley.
J'avais treize ans, un appareil dentaire des lunettes qui dévoraient la moitié de mon visage et une coupe de cheveux improbable. Quand je passais devant les lycéens en groupe devant le gymnase, j'entendais parfois : "Salut la moche !" Pourtant, le visage incliné vers l'arrière, dans le miroir de la salle de bains, je m'observais et trouvais que mon nez, finalement, n'était pas si grand, ni mes traits si aigus. Mon regard, vu du dessous semblait mystérieux, presque fatal. J'avançais mes lèvres vers leur reflet et susurrais "I love you..." en laissant ma voix ronfler dans ma gorge. Ma mère un jour me photographia, curieusement déhanchée, un coquelicot entre les dents, le visage rejeté vers l'arrière et dès lors, dans la famille on m'appela, pour rire, Norma Jean.
Il me fallut peu de temps pour réunir des preuves confondantes. D'abord, physiquement, mon père avait tout d'un Elvis vieillissant. Certes, il avait choisi de changer la couleur de ses yeux pour du marron mais je savais qu'il portait des lentilles. Ce n'était donc pas un problème. Ses joues, larges et allongées demeuraient, ainsi que son grand front, sa gentillesse légendaire et son jeu de jambes irrésistible. Sur la scène de l'école de danse où il prenait des cours - histoire de brouiller les pistes - il envoyait sa partenaire titiller, du bout des escarpins, la voie lactée multicolore des spots clignotants. Sa chemise pailletée découvrait un torse strié de longs poils noirs où s'accrochait des chaînes et des médaillons religieux. Je le trouvais magnifique et l'émotion me faisait pleurer et crier lors des applaudissements. Mon père feignait d'avoir le trac mais ne pouvait s'empêcher de prononcer, en même temps que le chanteur, les paroles dans un anglais parfait. En famille, on l'appelait l'Américain parce qu'il ne rêvait que d'aller arpenter les Etats Unis, était intarissable au sujet du Grand Canyon, de New York, Los Angeles et connaissait mieux les présidents américains que les présidents français. Avec l'espoir d'obtenir de lui des aveux, je lui lançais parfois des phrases énigmatiques comme "Ce doit être dur d'être exilé" et son hésitation à me répondre était notée et archivée avec les autres éléments à charge. Il me semblait que dans ces moments là, sa diction devenait trouble comme si un accent transparaissait derrière les mots anodins. A l’affût, j'épongeais son front dans les loges mais mon père restait silencieux et je ne pouvais vérifier si ses dentales étaient molles ou pas, ni m'assurer que ses r ressemblaient à des w.
Ce qui me causa plus de souci fut de prouver que ma mère était Marylin Monroe. Je savais qu'elle avait eu une brève liaison avec le King mais le problème c'est qu'elle était morte bien avant l'âge supposé de ma naissance. Devant le peu de probabilité qu'on m'ait menti sur mon âge, je dus me rendre à l'évidence : la fécondation avait dû avoir lieu post mortem et j'avais grandi dans le ventre d'une mère porteuse, celle avec qui je me disputais régulièrement depuis les premiers signes de ma puberté. Nos conflits se trouvèrent apaisés de cette découverte. J'avais quand même un lien avec cette femme et j'acceptai mieux qu'elle m'empêche de tenir la télécommande et m'oblige à débarrasser la table. Néanmoins, sous certains angles et sans lunettes, il était évident que j'étais un mélange - certes un peu décevant - d'Elvis et de Marylin et que je n'avais rien d'elle, sauf les lunettes. Les yeux dans les yeux de mon reflet je murmurais "Why did you let me, mummy ?" avec une expression navrée de circonstance.
Marylin, hélas, ne me répondait jamais...
Finalement, peu après mes quinze ans, mon père se tua, accidentellement, sans avoir jamais trahi son secret et je pleurai comme s'il n'avait été que mon père. Sa deuxième épouse, ma belle-mère, accepta que je prenne le pantalon en viscose rouge et les chaînes en or. Le dimanche, lorsque j'allais lui rendre visite, j'écoutais un par un les vinyles de mon père à la recherche d'un message que je reconnaîtrais. Je terminais toujours par les albums du King, découvrant que ce que je préférais, dans sa voix, c'était l'espèce de trémolo qui donnait l'impression d'un sanglot caché sous chacun des mots qu'il prononçait. Les yeux fermés j'essayais de me souvenir si dans la voix de mon père il y avait eu, aussi, le signe d'une fin tragique mais ce qui émergeait de cette réflexion c'était seulement que j'avais déjà oublié le son de sa voix et cela me rendait triste.
Je ne sais combien de temps cela prit et de quelle façon cela arriva mais un jour je cessai de croire à la mort de mon père... Est-ce en voyant le film Itinéraire d'un enfant gâté de Lelouch, dans lequel un homme décide de changer de vie et se fait passer pour mort ? Est-ce à force d'écouter les serments d'amour de Presley ? Je passai bientôt plus de temps à imaginer des scénarios alambiqués avec vol de cadavre à la morgue, simulation d'accident qu'à regretter son absence. Il aurait fallu que j'accède à des preuves et je harcelai en vain mes proches. J'appris de justesse qu'il avait été accroc aux amphétamines et qu'il avait souffert d'une dépression. Si cela me confortait dans l'idée que mon père était Elvis, cela ne me donnait aucune piste quant à son lieu de résidence actuel. Les recherches google au nom de mon père me donnèrent un jour un homonyme, maire dans le 9ème arrondissement. Je lui écrivis une lettre que je n'envoyai jamais. Finalement, je réalisai que s'il avait choisi de changer de vie c'était peut-être pour retrouver celle d'avant.
Depuis, je piste tous les Elvis du monde...
Aujourd'hui il a 74 ans.
Il me fallut peu de temps pour réunir des preuves confondantes. D'abord, physiquement, mon père avait tout d'un Elvis vieillissant. Certes, il avait choisi de changer la couleur de ses yeux pour du marron mais je savais qu'il portait des lentilles. Ce n'était donc pas un problème. Ses joues, larges et allongées demeuraient, ainsi que son grand front, sa gentillesse légendaire et son jeu de jambes irrésistible. Sur la scène de l'école de danse où il prenait des cours - histoire de brouiller les pistes - il envoyait sa partenaire titiller, du bout des escarpins, la voie lactée multicolore des spots clignotants. Sa chemise pailletée découvrait un torse strié de longs poils noirs où s'accrochait des chaînes et des médaillons religieux. Je le trouvais magnifique et l'émotion me faisait pleurer et crier lors des applaudissements. Mon père feignait d'avoir le trac mais ne pouvait s'empêcher de prononcer, en même temps que le chanteur, les paroles dans un anglais parfait. En famille, on l'appelait l'Américain parce qu'il ne rêvait que d'aller arpenter les Etats Unis, était intarissable au sujet du Grand Canyon, de New York, Los Angeles et connaissait mieux les présidents américains que les présidents français. Avec l'espoir d'obtenir de lui des aveux, je lui lançais parfois des phrases énigmatiques comme "Ce doit être dur d'être exilé" et son hésitation à me répondre était notée et archivée avec les autres éléments à charge. Il me semblait que dans ces moments là, sa diction devenait trouble comme si un accent transparaissait derrière les mots anodins. A l’affût, j'épongeais son front dans les loges mais mon père restait silencieux et je ne pouvais vérifier si ses dentales étaient molles ou pas, ni m'assurer que ses r ressemblaient à des w.
Ce qui me causa plus de souci fut de prouver que ma mère était Marylin Monroe. Je savais qu'elle avait eu une brève liaison avec le King mais le problème c'est qu'elle était morte bien avant l'âge supposé de ma naissance. Devant le peu de probabilité qu'on m'ait menti sur mon âge, je dus me rendre à l'évidence : la fécondation avait dû avoir lieu post mortem et j'avais grandi dans le ventre d'une mère porteuse, celle avec qui je me disputais régulièrement depuis les premiers signes de ma puberté. Nos conflits se trouvèrent apaisés de cette découverte. J'avais quand même un lien avec cette femme et j'acceptai mieux qu'elle m'empêche de tenir la télécommande et m'oblige à débarrasser la table. Néanmoins, sous certains angles et sans lunettes, il était évident que j'étais un mélange - certes un peu décevant - d'Elvis et de Marylin et que je n'avais rien d'elle, sauf les lunettes. Les yeux dans les yeux de mon reflet je murmurais "Why did you let me, mummy ?" avec une expression navrée de circonstance.
Marylin, hélas, ne me répondait jamais...
Finalement, peu après mes quinze ans, mon père se tua, accidentellement, sans avoir jamais trahi son secret et je pleurai comme s'il n'avait été que mon père. Sa deuxième épouse, ma belle-mère, accepta que je prenne le pantalon en viscose rouge et les chaînes en or. Le dimanche, lorsque j'allais lui rendre visite, j'écoutais un par un les vinyles de mon père à la recherche d'un message que je reconnaîtrais. Je terminais toujours par les albums du King, découvrant que ce que je préférais, dans sa voix, c'était l'espèce de trémolo qui donnait l'impression d'un sanglot caché sous chacun des mots qu'il prononçait. Les yeux fermés j'essayais de me souvenir si dans la voix de mon père il y avait eu, aussi, le signe d'une fin tragique mais ce qui émergeait de cette réflexion c'était seulement que j'avais déjà oublié le son de sa voix et cela me rendait triste.
Je ne sais combien de temps cela prit et de quelle façon cela arriva mais un jour je cessai de croire à la mort de mon père... Est-ce en voyant le film Itinéraire d'un enfant gâté de Lelouch, dans lequel un homme décide de changer de vie et se fait passer pour mort ? Est-ce à force d'écouter les serments d'amour de Presley ? Je passai bientôt plus de temps à imaginer des scénarios alambiqués avec vol de cadavre à la morgue, simulation d'accident qu'à regretter son absence. Il aurait fallu que j'accède à des preuves et je harcelai en vain mes proches. J'appris de justesse qu'il avait été accroc aux amphétamines et qu'il avait souffert d'une dépression. Si cela me confortait dans l'idée que mon père était Elvis, cela ne me donnait aucune piste quant à son lieu de résidence actuel. Les recherches google au nom de mon père me donnèrent un jour un homonyme, maire dans le 9ème arrondissement. Je lui écrivis une lettre que je n'envoyai jamais. Finalement, je réalisai que s'il avait choisi de changer de vie c'était peut-être pour retrouver celle d'avant.
Depuis, je piste tous les Elvis du monde...
Aujourd'hui il a 74 ans.
*Ce billet était paru l'année dernière sur lexpress.fr, il m'est revenu à l'esprit en découvrant le livre Elvis de Taï-Marc Le Thanh et Rébecca Dautremer
Illustration : Rebecca Dautremer
Illustration : Rebecca Dautremer
11 commentaires:
Trop facile de recycler des vieux billets...
(mais comme je n'ai aucune mémoire, je me rappelle juste du titre, je peux donc relire !)
Et - ce très bon texte - il me rappelle que je devais faire un truc sur Elvis !
Nicolas,
Je sais c'est pour ça que je ne l'ai jamais fait mais là, j'ai vu le livre pour enfants, j'ai relu mon billet et j'ai eu envie de mettre ce billet ici... :)
Dorham,
Ah oui, c'est vrai ça !!
J'ai hâte...
Je comprends rien : pourquoi j'ai le titre en mémoire et pourquoi j'imagine un billet de blog si tu ne l'as jamais fait ?
Nicolas,
Non je veux dire je ne l'avais jamais fait avant, recycler un vieux billet. Pour le titre et tout tu as raison... C'est un vieux billet de moi que j'avais juste indiqué en lien ici mais qui avait été publié uniquement sur lexpress.fr...
Pff je n'arrive pas à être claire ce matin. Encore une gorgée de café !
Il est excellent ce texte.
Merci Aude !
Ah, évidemment avec de pareils géniteurs... En tout cas j'ai bien aimé et la manière d'écrire et l'actualité loufoque des propos.
Merci.
Superbe comme d'hab... Je l'avais lu déjà sur l'express mais c'est encore mieux chez toi... héhé! :)
Jules,
Savez-vous que l'on peut lire votre réflexion dans les deux sens ? Ainsi ferai-je selon le jour et l'heure...
Arf,
Oh tu étais déjà là du temps de l'Express ?
Et oui, j'étais là mais plus discret. :)
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