mardi 31 mars 2009

Le marchand de sable (2)

II

« Tu vois, je crois que j’ai compris quelque chose à propos de Papa.
-Quoi ?
-J’ai bien regardé la dernière fois, le dernier week-end… Je sais que parfois il nous tape parce que nous avons peur qu’il nous tape et il le voit. C’est pour ça. »

C’est Mathilde qui parle, une fille de 10 ans, maigre, assise, le dos droit contre le siège de l’autocar, juste derrière le chauffeur, les pieds plantés dans le sol comme des clous. Elle s’adresse à sa petite sœur Elise, qui, malgré ses 5 ans, fait pipi au lit chaque fois qu’elles dorment chez leur père, deux week-ends par mois depuis le divorce.

Le jour où Mathilde avait appris que leurs parents se séparaient, elle avait éprouvé un grand soulagement. Louis, le père était sévère, brutal. Il distribuait des paires de claques et des coups de pieds machinalement, à tout va. Elle n’avait pas demandé d’explication concernant le divorce de ses parents. Elle l’avait acceptée comme on accepte, à dix ans d’être ce que l’on nous dit d’être, comme on regarde, à cet âge, les liens des adultes se faire et se défaire, sans se rendre compte que les liens défaits nous étreignent et nous blessent. Elle se réjouissait simplement de ne plus le revoir. Elle souhaitait en être débarrassée définitivement, ainsi que des chaussures de garçon qu’il lui faisait porter, et des coupes de cheveux mensuelles, bien court, sinon elle ne ressemble à rien !

« Ça l’énerve quand on a peur de lui, je l’ai remarqué. Tu vois quand l’autre fois il a crié à cause des Playmobils, du désordre et tout ça, toi tu as eu peur. Tu as fait un geste comme ça (elle mime, le bras plié devant la figure, coude en l’air) ou comme ça (elle rentre la tête dans les épaules, fait courir ses yeux de gauche à droite). Je l’ai vu et lui aussi. C’est pour ça qu’il t’a donné une tape sur la tête. Je suis sûre que si tu n’avais pas eu peur il ne t’aurait pas tapée.
-Je ne sais pas.
-Si, je te le jure Elise. Ecoute. Promets-moi, juste pour une journée, aujourd’hui, et demain, jusqu’à demain soir, fais comme si tu n’avais pas peur. Même si tu n’as pas faim à midi, mange et ne mets pas la main devant ta figure, même s’il s’approche de toi en criant.
-Mais je pourrai pas.
-Il faut essayer. Elise, écoute-moi, je suis sûre que j’ai raison. Elise, promets-moi, jure-le, on essaie, juste aujourd’hui. Tu imagines, si j’ai raison ? Il ne nous tapera plus jamais parce qu’on ne l’énervera plus… D’accord ?
-Bon…
-Allez, on jure. On jure sur la tête de… Minet !
-Oh non, pas Minet… si j’ y arrive pas…
-Bon alors t’as qu’à jurer sur ta tête.
-D’accord. Je jure sur ma tête…
-Même si tu fais pipi au lit. D’accord ?
-Oui. »

Les premiers week-end, c’était un vrai cauchemar pour leur mère, Claire, de les convaincre de monter dans le car Planche qui les conduirait à trente kilomètres de là, dans la ville inconnue où leur père s’était installé depuis son départ de la maison. La petite pleurait, s’agrippant à elle de toute le force de ses petits bras, collant sa joue contre son ventre. Mathilde posait des questions :
« Mais qu’est-ce qu’on va faire avec lui ? Et où on va dormir ? Tu es sûr qu’il a des lits pour nous ? »

Les premières fois, il les avait reçues dans une chambre qu’un ami lui avait prêtée. Il fallait qu’elles s’amusent sans faire de bruit pendant qu’il étudiait ou lisait. Mais elles s’étaient adaptées. Aujourd’hui elles allaient découvrir son appartement. Mathilde demandait à sa mère :
« Tu nous téléphoneras ? Tu nous téléphoneras ? »
Claire répondit gentiment que non, ce n’était pas possible. Elle avait des rapports compliqués avec son ex-mari, il ne voulait pas payer de pension alimentaire alors qu’il en avait les moyens. Il était anesthésiste, dans une clinique privée. Payé pour endormir les gens riches. Pourquoi les gens riches doivent-ils payer pour s’endormir ? pensait Mathilde. Ses parents lui avaient expliqué un jour ce que faisait réellement son père. Mais elle l’avait oublié. Puisque son père endormait les gens, elle imaginait qu’il était marchand de sable comme dans les contes de fées, long, blanc et calme. Elle appelait cette image quand elle était dans un endroit étranger, quand elle avait peur la nuit. C’était à la fois un rêve et un souvenir que cette image du père marchand de sable, un souvenir de sa première enfance, quand il la prenait dans ses bras et que magique, et tendre, et doux, il y a des années de ça, il lui faisait des mimis papillons, les cils contre la joue, doucement.
« Votre père a un nouvel appartement, avait répété Claire, ce jour-là, avant leur départ. Ça va être bien, vous verrez. Vous aurez une chambre à vous, il me l’a dit. Vous pourrez jouer tranquillement. »

(A suivre...)

Illustration : Richard Wilkinson

Fils - Le texte de Loïs

Loïs me signale son texte sur le thème du fils... Un texte est court et dense. Une histoire, qui en quelques mots, s'installe durablement :
http://biffureschroniques.typepad.fr/biffures_chroniques/2009/03/antoine.html

lundi 30 mars 2009

Le marchand de sable (1)

I

La sonnerie sèche du réveil de voyage, frappant son oreille comme un coup de fouet, tira Louis d’un sommeil fiévreux. Il était quatorze heures et il n’avait dormi que trois heures durant les dernières quarante-huit heures.
Bientôt je n’aurai plus besoin de faire tout ça, songea-t-il pour se donner du courage. Son appartement, dégageant encore une faible odeur de peinture, était plongé dans l’obscurité. Louis enclencha l’ouverture automatique des stores et avala ses gélules debout devant les grandes baies vitrées qui dévoilaient peu à peu un soleil blanchâtre et un paysage au cordeau.

Le fleuve était si proche qu’en s’accroupissant pour avoir les yeux à hauteur du rebord de la fenêtre on avait l’impression d’être sur la proue d’un bateau. Le parc agitait ses arbres dans le jour comme pour l’accueillir. Au loin la ville, sombre et grise, parcourue des frissons de la circulation du samedi après-midi, semblait calme, enveloppée dans un nuage blanc de pollution qui atténuait les bruits et rendait taille humaine aux hautes tours défigurant le paysage.

Louis habitait son appartement depuis une semaine et il savourait la solitude qu’il n’avait jamais goûtée, ayant quitté directement le logement bruyant de ses parents, au rez-de-chaussée d’un boulevard misérable, pour l’appartement en copropriété que leur avait offert les parents de Claire, son ex-femme. Dans quelques heures ses filles découvriraient l’endroit où il habitait et cette idée, sans l’effet des médicaments, aurait suffit à le rendre nerveux.
Bientôt je n’aurais plus besoin de prendre ces saloperies
, pensa-t-il encore en avalant le dernier cachet. Heureusement que je suis médecin, sinon je ne tiendrais jamais le coup.
Louis, pour payer son appartement travaillait depuis six mois dans deux endroits différents, l’hôpital et une clinique privée. Astucieusement, il dérobait ce dont il avait besoin pour son traitement personnel : amphétamines, calmants, somnifères, vitamines, antidépresseurs, tout ce qu’il fallait pour ne pas craquer en travaillant vingt à vingt-deux heures par jour, six jours sur sept.

Après dix années de mariage, Louis avait envie de se faire plaisir, il voulait une voiture neuve, un appartement à son nom et des vacances aux destinations fabuleuses. Il avait décidé de quitter Claire sur un coup de tête, rejetant le souvenir même de ce qu’ils avaient construits ensemble. Il lui avait tout balancé, tout reproché, y compris les femmes qu’il avait eues et dont elle ignorait l’existence. Une envie de repartir de zéro. De retrouver la liberté de ses vingt ans, avec les moyens de ses trente-cinq ans. Au sujet des gosses il n’avait rien dit, rien décidé. Il ne savait pas quoi en penser. Il ne pouvait pas les abandonner. Mais il refusait de payer une pension alimentaire à Claire. Et il avait du mal avec elles. La petite pleurnichait sans arrêt, la grande le regardait curieusement, silencieuse, discrète et ennuyeuse.

(A suivre...)

Illustration : Richard Wilkinson

jeudi 26 mars 2009

Petit danseur

Un jour, pendant le dîner, il est descendu de sa chaise qu'il a repoussée soigneusement contre la table. Les mains accrochées aux barreaux du dossier, il a alors tendu une jambe derrière lui. Son pied resté au sol vacillait, sa jambe étirée dans son dos formait presque un angle droit : "Cécile, elle nous a appris ça aujourd'hui, a-t-il dit, fier. C'est de la danse."

Les premières fois il se contentait de plier les genoux en rythme. Petit ressort de joie, il plissait le front, sérieux, concentré, rejetant de temps en temps ses cheveux en arrière sans interrompre son mouvement. Alors je lui donnais des indications : "maintenant on danse avec les bras, on danse avec la tête, on danse avec les fesses, on bouge les pieds."
Quand j'ajoutais Et maintenant on danse avec tout à la fois, il avait un soupçon d'hésitation, il semblait frémir. Puis, parce que nous lui donnions l'exemple, il se mettait à remuer de tout son corps, perdant la pulsation d'enthousiasme.
Nous allions rarement au bout de la chanson. Aux derniers couplets, il se jetait par terre, roulait et exigeait que nous fassions la même chose.
"Non, protestions-nous.
- Pourquoi ? disait-il.
- Et bien, nous sommes vieux, nous ne pouvons pas nous jeter au sol comme ça, répondions-nous.
Ou bien :
- Nous sommes trop grands. Tomber de notre hauteur serait trop impressionnant. Et puis nous risquerions de nous faire mal."
Après un instant de stupéfaction il décidait que nous devions bouger encore. Tous les trois, en rond dans le salon, les yeux dans les yeux, nous dansions.

Mercredi dernier, je suis allée dans une école de danse du quartier me renseigner sur les cours pour les enfants de quatre ans. L'hôtesse m'a répondu avec indolence en mâchouillant son chewing-gum. Elle n'avait plus de prospectus et de toutes façons les inscriptions ce serait en juin ou même en septembre. En sortant, j'ai expliqué à Zacharie :
"Je me suis renseignée pour les cours de danse pour toi. Pour l'année prochaine... Ça te plairait ?
D'un coup, il a tourné les talons. Il est entré dans le bâtiment.
- Mais où vas-tu ? ai-je demandé.
- Je vais en cours de danse.
- Mais ce n'est pas maintenant !
- Je veux y aller maintenant !"
J'ai dû lui faire rebrousser chemin en larmes.

Désormais c'est lui qui dicte la chorégraphie :
"On danse avec les bras, on danse avec les jambes, on danse avec les mains. On danse avec la tête, dit-il en faisant ce si joli mouvement du cou. On danse avec les yeux. On danse avec la langue. On danse avec le nez. On danse avec le front.
Nous rions, je m'écrie :
- Je pense que mon fils va révolutionner la danse contemporaine plus tard."
Nous tournons, virons, glissons, sautons.
"Et maintenant on danse avec tout à la fois !"

http://www.deezer.com/track/252004

Illustration : Julie Blackmon

lundi 23 mars 2009

Le sport

Nous l'avons entendu dès notre entrée dans le parc. Tendant les bras dans le vide, le visage tordu de chagrin au milieu des coureurs, il appelait : "Maman ! Maman !"
Il devait avoir deux ans et demi, trois ans et portait un anorak rouge.
Excédé, son père lui lançait : "Elle va revenir, Maman. Viens là maintenant, ça suffit !"

J'ai trouvé le regard du père curieusement glacial ou plutôt, bouillant de rage, mais parfois, ai-je pensé, les enfant peuvent être si fatigants !

Nous avons rapidement détourné les yeux de la bouille enchifrenée ; Kéké me parlait et Marie-Georges nous appelait, assise au soleil un peu plus loin.

Toutes deux avions à peine commencé nos petites foulées que j'ai reconnu l'enfant dans son anorak rouge, en pleine crise de nerfs au bord du lac. Il se jetait en arrière, menaçant à chaque instant, de rouler jusqu'à l'eau. Il hurlait arrête, arrête ! au moindre geste, au moindre mot. Des femmes s'étaient attroupées à distance, perplexes, et nous les avons rejointes.
L'une d'elle, scandalisée, racontait : "En fait, sa mère court. Elle a un manteau vert. Elle le tirait par la main pour qu'il court avec elle mais il n'en pouvait plus, il était fatigué. Alors elle l'a laissé là. Tout à l'heure elle est passée et il a supplié "porte-moi, porte moi !". Elle a continué de courir sans s'arrêter. Elle va sans doute bientôt repasser par là, elle a un manteau vert.
- Mais, et le père ? ai-je demandé. Tout à l'heure il était avec son père..." J'ai scruté les environs sans apercevoir la haute silhouette au front courroucé. Le petit garçon était seul, dans un parc bondé, à un mètre d'un lac...

Enfin, une jeune femme a osé s'approcher de lui. Ignorant ses cris de protestation, elle a essuyé ses larmes du bout des doigts. Nous sommes reparties alors qu'il retrouvait son souffle et se laissait apaiser par les paroles compatissantes qu'elle lui murmurait.

Nous avons croisé toute la famille bien plus tard. La mère dans son manteau vert, le père regardant au loin et l'enfant calmé. Aucun d'entre eux ne souriait. Ils s'apprêtaient à quitter le parc pour poursuivre leur dimanche...

Illustration : Art&Ghosts

vendredi 20 mars 2009

Ouf

Hier, avant d'aller rencontrer Philippe Djian, je buvais du café quand mon téléphone a sonné. J'ai posé ma tasse assez haut sur le bureau et j'ai répondu ; c'était un de mes élèves, Benicio. Nous devions fixer un rendez-vous et en parlant j'ai commencé à gesticuler ; il me racontait sa réaction de perplexité à l'écoute des VRP et je lui donnais le titre d'un duo de Händel. En même temps je feuilletais mon agenda.

Soudain j'ai heurté la tasse de café du dos de la main. Je ne pouvais pas interrompre Benicio ou j'allais finir par être en retard. Je crains toujours d'arriver en avance mais je déteste que l'on remarque la précipitation de mes arrivées. Malheureusement, passer du temps à prévoir mes trajets à la minute près ne m'est, le plus souvent, d'aucun secours. Les impondérables se multiplient, empêchant mon exactitude naturelle de se manifester ; elle demeure donc secrète et moi mal connue. Quand je veux être à l'heure je suis obligée de partir en avance et je ne connais rien de plus inconfortable que de dépenser un quart d'heure sans savoir s'il sera vraiment utile, cela me rend presque physiquement malade...

Pourtant, je rêvais d'avoir une bonne place au milieu des nombreux invités chez Gallimard. Pour une fois j'avais pensé à préparer mon appareil photo et je voulais pouvoir réaliser un portrait de l'écrivain sans qu'une nuée de crânes ne fassent écran. Je sentais mon ventre noué par le trac et je devais encore me convaincre de poser une question dans la soirée, micro ou pas micro, aphone ou pas. Il ne restait plus beaucoup de temps pour cela. Nerveuse, j'ai épongé les chiffres du clavier avec une serviette en papier. Benicio me donnait son horaire pour le samedi 28 et je l'ai noté si vite que mon stylo a quitté la page et dérapé sur le bureau.

Avant de partir je suis allée jeter la serviette dans la poubelle. Le couvercle s'est balancé tranquillement au-dessus de l'unique trace de mon méfait. J'ai embrassé mon époux et mon fils et nous nous sommes souhaités une bonne soirée.

Je venais de noter ma question dans mon carnet, assise sur un strapontin du métro ligne 12 quand mon téléphone a sonné.
B., incrédule m'a demandé :
"Que s'est-il passé avec le clavier ? Il ne fonctionne plus..."
J'ai bredouillé quelque chose comme "Je crois que j'ai renversé un peu de café dessus, quelques gouttes.
- Quelques gouttes ? Quand j'ai retourné le clavier, il ruisselait. Comment as-tu pu être si maladroite ?
- Tu sais je suis nerveuse, je dois rencontrer Djian, quand même. Ne pense pas qu'à toi... Qu'est-ce qu'un clavier d'ordinateur à côté d'un écrivain ? Crois-tu que je me souviendrai de ce clavier dans dix ans ? D'avoir rencontré Philippe Djian, par contre..."
J'ai malheureusement été contrainte de couper la communication parce que B. n'avait pas l'air vraiment saisi par l'évidence de mon discours...

Ce matin j'avais envie de raconter la rencontre avec l'auteur d'Impardonnables, deux heures d'une intensité rare à converser à bâtons rompus en tout petit comité. Mais le billet aurait donné quelque chose comme ceci :

"Hir, avant d'llr rnontrr Philippe jin, j buvi u f un mon tlphon onn. J'i pos m t z hut ur l buru t j'i rponu ; c'tit un m lv, Bniio. Nou vion fixr un rnz-vou t n prlnt j'i ommnc gtiulr ; il m rontit rtion prplxit l'out VRP et j lui onni l titr 'un uo ¨nl."

Alors, ce sera pour bientôt...

jeudi 12 mars 2009

Oh, quand je dors... (2)

Quelques années plus tard, ma mère était tenue de respecter certains rituels le matin.

Il y eut la période où elle devait entrer dans notre chambre sur la pointe des pieds, s'asseoir sur nos lits, à tour de rôle, et nous embrasser. La période où elle se mouchait trop fort dans les toilettes. Ça résonnait, c'était insupportable et nous nous en plaignions jusqu'à son départ la maison.

Puis, elle n'eut plus la permission de nous embrasser, ses baisers claquaient dans nos oreilles ou mouillaient nos joues, elle ne les donnait jamais comme il fallait alors nous préférions qu'elle s'en abstienne. Elle était priée d'entrer dans la chambre et nous dire d'une voix douce que c'était l'heure. Le plus souvent nous trouvions qu'elle n'avait pas usé de la bonne formule, que ses inflexions avaient été trop neutres ou pire, autoritaires, qu'elle était venue un peu trop tôt, un peu trop tard. Nous nous levions en soupirant, claquions les portes de désespoir.

Le samedi et le dimanche, désormais, nous ne nous réveillions plus. Si le jour filtrait entre les volets nous cachions notre visage sous un coussin. Il n'y avait pas un bruit dans l'appartement, ma mère lisait lorsqu'elle avait assez dormi. Ensuite, vers onze heures et demi, elle allait préparer le repas avant de passer l'aspirateur devant la porte de notre chambre. Nous avions du mal à ouvrir les yeux. Mon cœur tambourinait, je l'entendais de l'oreille écrasée sur le matelas. Des bribes de songes se mélangeaient à la colère naissante que j'éprouvais déjà, à mes projets pour la journée. Si j'étais amoureuse, je murmurais le prénom de l'élu, serrant entre mes bras un oreiller malingre. Laurent, Philippe ou Christophe étaient plus conciliants qu'en réalité. Des sourires s'épanouissaient sur leur visage, adressés à moi seule, ils me répétaient en boucle les mots que je désirais entendre et je baisais leur bouche de coton, aspirait leur langue-taie, ma timidité envolée.

"Emeline, criait ma mère, Anna, il est midi et demi, le repas est servi !
- Cinq minutes, répondions-nous, et nous en passions une dizaine encore entre nos draps, les yeux clos, ne nous décidant à la rejoindre que lorsque nous sentions la mauvaise humeur de notre mère capable de submerger la nôtre.

Lorsque je pris mon premier appartement, après le bac, les choses se corsèrent. Les cours de musicologie me décevaient. Ma solitude sur les bancs de l'université me paraissait insupportable. Bien souvent, j'éteignais le réveil avant qu'il ne sonne et je me rendormais, enfin en paix, jusqu'au début de l'après-midi. Juste en bas de mon immeuble, il y avait une école et les récréations ponctuaient mon sommeil. Je rêvais que je devais me réveiller, qu'on remarquait mon absence en cours - n'y avait-il pas une interro, d'ailleurs, ce jour-là ?- mais je ne pouvais pas, mes paupières ne se décollaient pas, mes bras ne voulaient pas repousser la couette, les oreillers m'étouffaient. Parfois je rêvais que j'avais dormi, mais pas assez et je n'avais qu'un désir c'est replonger dans mon lit. En attendant je somnolais, mon menton tombait sur mon torse et je sursautais. Quand je m'éveillais enfin, pour de vrai, je me sentais un peu fatiguée.

Les cours de philosophie ne me motivèrent pas plus. En outre, je fus confrontée à un nouveau problème : chaque fois que je devais me plonger dans un livre au programme, après quelques paragraphes à peine, j'étais saisie de somnolence. Descartes avait un effet foudroyant, je me souviens que je relisais plusieurs fois les mêmes lignes tandis que mes paupières papillonnaient. Quelle que soit l'heure de la journée je finissais par m'allonger pour avancer ma lecture et je m'endormais les doigts serrés autour des pages du Discours de la méthode.

Aujourd'hui je ne dors plus. Pendant les neuf premiers mois de la vie de mon fils j'ai été réveillée toutes les deux heures, jour et nuit et je crains d'avoir perdu la capacité de sombrer des heures durant. Au moindre bruit - toussait-il, râlait-il - je m'asseyais sur mon lit et je guettais. Il arrivait que ce ne soit rien mais je mettais des heures à m'assoupir de nouveau parce que l'idée d'être aux aguets cinq minutes plus tard m'angoissait. Maintenant qu'il dort bien c'est toujours pareil. Je mets des boules Quiès au coucher mais dans mon sommeil je les enlève et j'écoute. Me suis-je réveillée à cause d'un bruit ou juste comme ça ? me demandé-je. Je passe quelques minutes à trier les bruits de la nuit et quand je suis sûre que rien ne se passe, que tout va bien, je réalise que je ne vais pas arriver à m'endormir avant longtemps.

Il n'y a que le dimanche matin que je peux tenter d'apprivoiser le sommeil. Mon époux me laisse me reposer de ma semaine de six jours en faisant la grasse matinée. Kéké m'embrasse et ils vont tous les deux jouer dans une autre pièce. La rue est calme, les bruits du voisinage ténus, je mets mes boules Quiès vertes, un oreiller sur ma tête et je dors.

Souvent, ces matins là, je rêve que je reste au lit des jours et des jours et que rien ne peut me réveiller...

Peinture : David Graeme Baker

mercredi 11 mars 2009

En vrac et en retard, un peu de tout...

Je considère que désormais le Plafond a sa vie propre, donc le billet d'aujourd'hui est le dernier que j'annonce ici. Le thème pourrait être "les blogs littéraires" mais à vous de voir ce que l'auteur, un certain Marcelo Teneboroso, a bien pu vouloir dire...

Par ailleurs, j'ai découvert chez Damon Fishturn un texte que je m'en serais voulue de manquer. Il y parle de son fils, c'est à la fois limpide et éblouissant : http://fishturn.blogspot.com/2009/03/raconte-moi-une-histoire.html.

Enfin, CManu me signale son très joli billet : http://ainsivamonmonde.blogspot.com/2009/03/tu-seras-un-homme-mon-fils.html.

lundi 9 mars 2009

Adieu Raskasse


dimanche 8 mars 2009

Fils - un deuxième texte de In Guts We Trust

In Guts We trust nous offre une splendide nouvelle sur le thème du Fils ; ceux qui avaient apprécié le premier, ne seront pas déçus !

ET en petit cadeau, Bach et Barbara Bonney :


Une version que je préfère :

vendredi 6 mars 2009

Oh, quand je dors... (1)

Je me souviens parfaitement de la période où j'ai commencé à dormir, le week-end, jusqu'à l'heure du déjeuner. Avant cela, il arrivait que ma mère débarque dans le salon, les cheveux en bataille et, sans égard pour les scénarii que nous étions entrain de réaliser, nous demande de faire moins de bruit. Puis elle retournait se coucher, l'auguste chat roux sur les talons.

Il était huit heures et nous étions pieds nus dans l'épaisse moquette blanche. Nos chemises de nuit figuraient d'aériennes robes de princesse et le canapé un pont-levis qu'il fallait relever à temps. C'était un clic-clac dont nous avions abaissé le dossier. Lorsque les Indiens surgissaient, nous nous jetions de toutes nos forces sur l'assise qui s'abattait avec fracas sur son socle. Le choc nous projetait parfois sur le sol et nous roulions, blessées à mort par les flèches de nos ennemis. Pourtant, courageuses jusqu'à notre dernier souffle, nous ne tardions pas à nous relever et à les affronter. Nos têtes dépassaient du dossier et nous jetions sur nos reflets dans le miroir coussins, lunettes et livres.

Ensuite, désœuvrées, nous allumions la télévision. C'était bien plus délicat que de défendre un château-fort ; l'une de nous devait faire le guet à la porte du couloir tandis que l'autre baissait le son dès l'allumage. Une seconde de retard et ma mère risquait d'entendre que nous enfreignions son interdiction de regarder, seules, le petit écran. Les voix maintenues à un niveau à peine audible, nous nous collions à l'image glaciale d'un couple aux trop grands yeux, qui remuait la bouche sans qu'aucune autre partie du visage ne frémisse.

Vaguement, nous saisissions des bribes de l'intrigue alambiquée. Mais ce qui nous impressionnait plus que tout c'était la tension sexuelle, palpable, qui régnait entre les acteurs. La jeune femme secouait ses longs cheveux blonds, elle haussait la voix qui restait sourde, comme tamisée. Son visage se détachait sur les flammes rougeoyant dans la cheminée, elle était en colère mais pas vraiment. L'homme lui ne bougeait pas. Il ne tendait pas la main, ne décoiffait pas son brushing et ses yeux parlaient à sa place ; par moment, ils semblaient prêts à sauter de leur orbite à force d'exprimer des choses que l'on ne peut dire. Quand la femme se calmait, après une dizaine de minutes, il s'approchait et l'enlaçait. Elle criait encore un peu, le giflait avant qu'il ne plaque ses épaisses lèvres sur les siennes. L'épisode était terminé.

Les dessins animés ne nous disaient rien. Des espèces de petits bonshommes en tenue de judokas s'excitaient pour rien, poussaient des cris et pirouettaient. J'aimais bien le beau garçon seul dans sa navette spatiale - avait-il un bandeau sur un œil ou une jambe de bois ? - mais nous ne comprenions pas grand chose ayant manqué la plupart des épisodes. Alors, bien avant que notre mère ne se lève pour de bon, nous éteignions sagement le poste de télévision.

Une fois nous décidâmes de lui préparer son petit déjeuner. Nous beurrâmes ses cracottes jusque dans les coins et mélangeâmes son café soluble avec du lait chaud. Puis je m'emparais du plateau. Anna, devant moi ouvrait les portes. De son lit, ma mère nous vit, surprise. Elle eut juste le temps de dire Oh, il ne fallait pas, ça va faire des miettes dans mon lit ; je butai sur ses pantoufles et le plateau chuta.

(A suivre...)

jeudi 5 mars 2009

Vendredi... J'en serai !


Le fait que le journal soit 100% féminin fait jaser depuis plusieurs jours. Je trouve, moi, malgré les bonnes raisons des uns et des autres, que c'est une jolie invitation... Et voilà pourquoi j'ai dit oui !

mercredi 4 mars 2009

Une bonne soirée...

J'ai oublié ce matin, de préparer la publication au Plafond.

Il faut dire qu'il n'y avait rien eu depuis 3 semaines et que Emilio Boronali m'a envoyé son texte le 26 février... Avec tout ce que j'ai dans la tête en ce moment, mes souvenirs ne remontent pas si loin.

Donc c'est en classant mes mails ce soir, que j'ai retrouvé celui-ci...
Et j'ai ri comme la première fois.
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Imaginez... S'il y avait une Nouvelle Star des Blogs !





Photo
: Marguerite Duras par Avedon

Fils - le texte de Plume

Plume s'est attaqué au thème du Fils à son tour et partage un texte tout en finesse, sur le fait de ne pas en être un :

http://perdreuneplume.breizhzion.com/index.php?2009/03/04/258-fils&cos=1

Puis Nelly ne s'arrête plus d'en découvrir dans ses archives :

http://nyl73.over-blog.com/article-28565975.html

Bonnes lectures !

mardi 3 mars 2009

Impardonnables

Depuis que j'ai lu Impardonnables, le dernier roman de Philippe Djian, je ne cesse de m'interroger sur ce que je trouve impardonnable. En dehors, bien sûr, de choses clairement répréhensibles, condamnées par la loi. Et ce n'est pas si facile de répondre à cela. Il me semble que les années passant, certaines colères se sont apaisées, que les douleurs endurées ont perdu de leur pouvoir, que les trahisons se sont muées en banals accidents et que je suis devenue à la fois plus sereine et plus tolérante.

Dans le roman, Francis, écrivain de soixante ans en panne d'inspiration, doit affronter la disparition d'Alice, sa fille actrice, alors que, quinze ans auparavant il a perdu, dans des circonstances atroces, sa femme et son autre fille.

La première partie de l'histoire est palpitante. Francis engage une amie détective privée - Anne-Marguerite dite A.M.- pour retrouver sa fille, il se souvient des circonstances entourant le premier drame, de la façon dont la vie a repris ses droits après des années sous le choc, de sa relation avec sa fille survivante, construite envers et contre tout.
Francis supporte difficilement cette nouvelle épreuve d'autant que sa deuxième épouse, Judith, le délaisse et que Jérémie, le fils d'A.M. sortant de prison, lui impose sa présence désespérée, ses problèmes insolubles. Alors il erre d'une réflexion à un souvenir, d'une découverte à un espoir, dévasté mais capable de dérision, égoïste et attachant.

Quand à la cent-huitième page, Francis découvre que sa fille se cachait pour relancer sa carrière, le récit bascule.
Car Francis ne pardonne pas - et ne pardonnera pas - à Alice de lui avoir infligé des souffrances inutiles après avoir traversé le pire avec elle autrefois.

A la lecture de la deuxième partie, le doute m'a taraudée sans répit: est-ce que moi je pardonnerais une chose pareille ? Après tout, l'écrivain retrouve sa fille alors qu'il la croyait disparue à jamais... N'est-il pas plus important d'être rassuré sur son sort que d'avoir été victime d'un mensonge - certes odieux ?

Un vieux rêve m'est revenu que je faisais, chaque fois un peu différent, après la mort de mon père. Quelques jours après son accident, il apparaissait, juste comme ça, et j'étais stupéfaite. C'était un chœur de rires pleins de larmes, un final de feu d'artifices, tonitruant, ridicule à force de surenchère ; je redécouvrais l'être que j'avais cru perdu à jamais et nos relations étaient belles, débarrassées des ridicules pudeurs qui avaient empêché tant de paroles entre nous. Mon père avait été obligé de nous infliger la souffrance du deuil, il me l'expliquait et c'était évident. Il arrivait qu'il dégouline encore du sang qu'il avait feint de verser, il me donnait des explications saugrenues que je n'écoutais pas. Seul comptait le bonheur de le retrouver, lui mon père, d'être à nouveau la fille qui lui ressemble - qualis pater, qualis filiae - disait Papi Jean, celle qui finit ses verres de vin parce qu'il n'aime pas ça, celle qui lui a pardonné sa violence passée et qui le serre dans ses bras.
Ensuite nous étions poursuivis par des hordes de psychopathes armés de tronçonneuses mais c'est une autre histoire...

Les années ont passé et dans mon rêve les explications de mon père devenaient de plus en plus sensées tandis que je plissais le front en posant des questions en rafales. Au lieu de me jeter dans ses bras, je le dévisageais d'un œil sévère. Puis je lui coupais la parole et je lui exposais les mille façons dont j'avais voulu mourir de sa mort. Je lui parlais de mes sœurs aussi perturbées que moi, de sa femme, seule sans lui. Et je crois bien que je lui tournais le dos...

Au réveil, je devais supporter l'idée que mon père était mort, de toutes façons, que je le lui pardonne ou pas.

C'est lorsqu'il s'est coupé de sa fille que Francis décide de se plonger dans l'écriture d'un roman. Son amie A.M. vient d'apprendre qu'elle va mourir d'un cancer, sa femme est toujours absente et Jérémie semble s'adapter peu à peu. Francis veut écrire pour sortir de la vie, pour n'avoir plus le temps de s'occuper des problèmes des autres :
"Rien n'était plus dur que d'écrire un roman. Aucune besogne humaine ne réclamait autant d'efforts, autant d'abnégation, autant de résistance. Aucun peintre, aucun musicien n'arrivait à la cheville d'un romancier. Tout le monde le sentait bien. Il m'arrivait de serrer si fort les dents au milieu d'une phrase que la pièce toute entière se mettait à siffler. Hemingway ne racontait pas autre chose. L'herbe ne verdissait pas toute seule. Le paysage ne filait pas derrière la vitre par enchantement. J'aurais préféré renouer des relations normales avec ma fille ou repartir sur de nouvelles bases avec Judith, mais écrire un roman était ce qui me semblait le plus réalisable en l'occurrence. Chaque jour qui passait m'en persuadait davantage. Rien d'autre ne me paraissait à portée. Je ne voyais pas d'autre planche de salut. Je regardais à gauche, je regardais à droite et je ne voyais rien. Je n'avais encore jamais abordé l'écriture d'un livre dans cet état d'esprit."

C'est un livre fort, un peu âpre mais plus léger qu'il ne semble. Entre autres, il parle d'écriture d'une façon simple, sans chichis. J'ai aimé la cadence décousue, heurtée, avec une fin qui précède le milieu du livre dans le temps, les personnages bruts, tellement tannés par la vie qu'ils en deviennent incapables d'exprimer leurs sentiments. Et puis je ne cesse d'y penser... C'est bon signe, non ?

Et vous, que ne pourriez-vous pardonner ?

Lily, Amanda Meyre, Thomas Sinaeve ont fait de belles critiques. Et puis juste pour rire un peu, vous pouvez aller admirer la flamboyante joute verbale de Yann Moix et Didier Jacob.

lundi 2 mars 2009

Fils - le texte d'Aude

Aude publie un texte haut-en-couleur et plein d'émotion que je vous invite à aller lire :

http://motsdits.canalblog.com/archives/2009/03/02/12780124.html

dimanche 1 mars 2009

Fils - les textes de Nelly et de In Guts We Trust

Aujourd'hui, un fils né sous X et un autre né trop tôt... deux destins complètement différents et passionnants :

http://nyl73.over-blog.com/article-28481703.html

http://verdamilonga.blogspot.com/2009/02/pas-vu-pas-pris.html