samedi 25 août 2007

La lampe Mozart

Nous venions d'aménager dans notre trois pièces en travaux lorsqu'elle est venue, valise, sacs et planche en bois pliable par le milieu, s'installer, en face de chez nous, de l'autre côté de la rue.
Nous nous réjouissons chaque jour de n'avoir plus que deux étages à gravir après notre épuisant quatrième sans ascenseur. Elle s'est juchée en haut de quatre marches, dans l'entrée d'un magasin désaffecté. Elle est grande et forte, elle a un beau visage de pleine lune et ses pommettes, soulevées par un sourire étonnant ont la taille de pamplemousses. Sur le haut de son crâne, ses cheveux sont répartis en trois belles tresses.
Je la regarde tout le temps.
Le matin, mon café à la main.
Le soir avant d'aller me coucher.
La nuit, lorsque je me lève pour aller aux toilettes.
Sous ma couette, nichée entre mes oreillers, je pense à elle et je ressens une angoisse si profonde qu'il me semble qu'elle est une autre moi-même.
J'ai des insomnies. Le moindre bruit dans la rue me réveille et je ne peux pas me rendormir avant d'avoir imaginé, malgré moi, tout ce qui pourrait lui arriver à dormir dans cette rue, une femme, seule dans la nuit et belle en plus.
Je ressasse péniblement ce que je pourrais faire pour l'aider avant qu'il ne soit trop tard. Je m'endors en me disant, soulagée d'avoir trouvé une idée, je me renseignerai demain, je chercherai sur internet !

Il y a quelques jours, achetant à la boulangerie une baguette, j'ai aperçu d'énormes sandwichs débordant de garniture et sur un coup de tête je lui en ai pris un. Elle a souri jusqu'à ce que je m'arrête devant elle. J'avais répété mon discours Bonjour, je vous ai pris un sandwich au poulet, est-ce que je pourrais faire quoi que ce soit d'autre pour vous ? Mais son visage fermé m'a rendu muette. Elle a détourné la tête lorsque je lui ai désigné le sandwich. Elle arborait une expression plus fière que méprisante pourtant je me suis sentie honteuse et j'ai traversé la rue en courant. Je ne l'ai pas observée de la journée. Le soir venu pourtant, j'ai vu de ma fenêtre, le tas qu'elle forme sur le trottoir et j'ai eu encore plus de peine que les autres soirs. Nous étions en froid et pourtant j'étais toujours au chaud dans mon trois pièces en travaux et elle, seule dehors.

Ce que je n'ai pas écrit - comme si je voulais l'oublier - c'est que, où que je sois, à ma fenêtre, sur mon balcon, en bas de l'immeuble ou bien un peu plus loin dans la rue, elle semble me regarder. J'avais une lampe comme ça que mon oncle m'avait offerte, une applique murale. C'était une sculpture du visage de Mozart, en plâtre, et elle avait cette particularité que son regard semblait vous suivre partout dans la pièce. C'est marrant, m'a dit mon oncle, en plus comme tu es chanteuse, tu dois aimer Mozart ? Oui, avais-je répondu, j'adore Mozart, mais je n'avais aucun endroit où poser une applique et un peu honte d'avoir une lampe Mozart (pourquoi pas une tasse Beethoven pour le petit-déjeuner et un paillasson avec Verdi et deux petits chatons trop mignons devant ma porte ?) ; j'ai fini par m'en débarrasser.
Mais cette femme est là et parfois je la vois hoqueter de rire, l'ombre de ses pommettes majestueuses lui bride les yeux, je distingue l'éclat de sa pupille noire dardée sur moi.