mercredi 28 novembre 2007

Ne pas avoir peur

Je suis partie de chez moi à 18h30 donner cours à un groupe de sept quinquagénaires désireuses de chanter en choeur.

Derrière le Champion, un couple de personnes âgées, la femme coiffée d'un foulard, l'homme remontant d'une grimace du nez ses lunettes rafistolées avec du Scotch, fouillaient les poubelles.


Hier, c'étaient des enfants, deux petites filles, qui se faisaient la courte-échelle et se penchaient à l'intérieur des bacs verts, jetant avec vivacité les paquets de jambon et de viande dans un caddie à carreaux marron. Elles étaient en robe et sandales avec de grandes chaussettes. Des boucles blondes coulaient sur leurs épaules, nimbaient leur front sérieux d'une pâle lumière.

En passant, les voitures les frôlaient. Elles n'avaient pas peur, elles étaient calmes et concentrées sur leur tâche. Je les observais de ma fenêtre et je craignais qu'en retombant sur le sol, l'une d'elle ne vacille et ne tombe sur la route.
Aimantée, je n'ai pu les quitter des yeux avant qu'elles ne s'en aillent, charriant derrière elles le chariot à roulettes qui regorgeait de repas périmés.

Sur leurs épaules osseuses, quatre couettes rebondissaient en cadence, au rythme guilleret d'une chanson que les fillettes ne connaîtraient jamais.


La femme qui dort en face de chez moi, dans le renfoncement d'un magasin désaffecté ne semble jamais en quête de nourriture. Je ne l'ai jamais vue bouger de son amas de cartons et de couvertures, sauf, une fois, pour faire ses besoins sur le trottoir, à quelques pas.

Souvent, je me suis demandée comment elle faisait et d'où elle tirait les petits paquets de papier d'aluminium qu'elle ouvrait matin, midi et soir, cueillant du bout des doigts je ne sais quel frugal aliment.
Comme j'ai déjà vu son compagnon tenter de la ramener à la maison j'imagine qu'il y a peut-être d'autres membres de sa famille dans les parages qui, ne pouvant la convaincre de revenir parmi eux, lui fournissent le minimum vital...

Lorsque je suis passée près d'elle, aujourd'hui, elle était à moitié allongée, soulevée sur un coude comme une statue antique. Une couverture autour sa tête descendait sur ses épaules, tapissant sa silhouette de rosaces au crochet, noires, blanches et roses.
Son visage expressif était animé, elle roulait des yeux en observant les passants, balbutiant un galimatias saugrenu, ponctué de rires silencieux.

Nous échangeâmes un regard, et, comme à son habitude, elle me rit au nez.

Un peu plus loin, rue Simart, sous un échafaudage, était assis un Indien à la barbe tachetée de gris. Je le connais depuis que nous habitons dans ce quartier, c'est à dire depuis août.

Cet été, assis avec un compère au même endroit, il gloussait, faisait des coucous à Zozo dans sa poussette, lui parlait dans sa langue chatoyante.
Il n'avait pas l'air gêné d'être là, un litre de rouge à ses pieds et il exprimait
avec emphase la joie que lui procurait le visage d'un enfant.
J'avais pris l'habitude de le saluer, de lui sourire et j'incitais Zozo à agiter sa petite main.

Un jour où B. ramenait Zozo de chez Urszula, il a vu les pompiers entrain d'essayer de ranimer le compère du barbu.
B. a fait un détour pour que Zozo n'aperçoive pas l'homme étendu sur le sol, mort sans doute, d'une mort éthylique.

Depuis, l'Indien de la rue Simart est seul.

Ce soir il ne souriait pas, il avait l'air gelé et surtout, infiniment triste et découragé et il n'a pas répondu à mon bonjour.
Sans doute est-il venu en France en rêvant follement d'une vie de travail où l'audace d'un si long voyage serait couronnée de respect.
Sans doute que ses proches, s'il en a, dans le pays d'où il vient, rêvent au destin mirifique qu'il a accompli en venant en France.
Ils attendent de ses nouvelles... Ils ne doutent pas qu'elles seront excellentes.

J'ai réalisé comme c'était ridicule de dire "bonjour" à quelqu'un qui n'en connaissait que de mauvais...

Dans le septième arrondissement, mes sept dames n'étaient que 4.
L'une d'elle, Clorinde, avait deux yeux au beurre noir. J'ai pensé qu'elle avait eu un accident de scooter. Je n'ai rien osé dire car ça pouvait être, aussi, une agression, la correction d'un ami jaloux, que sais-je ?
Clorinde a tout de suite donné l'explication, elle venait de subir une opération de rajeunissement des paupières.
Ses copines, admiratives lui demandèrent le nom du praticien qui l'avait opérée.
L'une d'elle, Didon, s'exclama : "tu aurais pu aller voir le mari de Belinda, il est chirurgien esthétique !
- Oui mais il ne fait que les seins, rétorqua Belinda. Aussitôt dix yeux fixèrent les siens, petits mais apparemment très hauts.
- Ah je comprends mieux s'exclamèrent les copines rigolardes !"

Au bout d'un quart d'heure de bavardage, nous commençames la séance par un peu de détente et de respiration. Sur un pied, tandis qu'elles faisaient tourner l'autre, ces dames en goguette ne pouvaient s'empêcher de pouffer. Au moindre geste fusait un commentaire et parfois la fatigue me saisissait tandis que je répètais,
pour la troisième fois, une consigne que personne n'entendait.

Après les exercices de respiration nous parlames du régime de Clorinde qui a fondu en se déplaçant à vélo et en allant nager deux fois par semaine.
Didon a eu plus de mal, mais grâce à un nutritionniste qui lui concoctait des menus elle a tout de même perdu 10 kilos en six mois.


Première vocalise.
Deuxième vocalise.

"Vous aimez qui vous comme acteur français ? Je veux dire un dont vous feriez bien votre quatre heures, demanda sérieusement Oenone ?
- Ouhlala c'est dur s'exclamèrent les trois autres !"

Des réponses fusèrent, des cris scandalisés, d'autres approbateurs.
Soudain, Oenone rougit :
"En fait, moi je me rends compte que plus je vieillis, plus j'aime les jeunes. En ce moment je raffole des mecs de trente ans !
- Tu m'étonnes, s'écrièrent les autres ! C'est quand même mieux que ce qu'on a à la maison !"

Et de citer des acteurs de trente ans.

"Non, moi j'aime bien les hommes de cinquante ans, rétorqua Oenone après un temps de réflexion.
- C'est bien ce qu'on disait, asséna Oenone, victorieuse, c'est parce que tu n'en as pas à la maison... Tu verras !
- Le mien, confia Belinda, il ne pense qu'à manger. Je lui dis que bientôt il devra se liposucer lui-même..."

Ainsi se passent deux heures, à chanter un peu, à deviser beaucoup.


Au retour, sur la ligne 4, deux enfants, des gitans font la manche. Il est plus de 21 heures.

Le plus petit souhaite gaiement bonsoir à la cantonade.
Son aîné fait grincer sur un violon les airs habituels du métro, complaintes tziganes à deux balles, la vie en rose d'Edith Piaf pour les touristes, Besame mucho, pour les Parisiens. Ou l'inverse.
Dès que le métro s'ébranle le petit passe en tendant un gobelet en carton. Il sourit avec ses grands yeux noirs et sa casquette de travers.
Il est fier de sa rapidité, de son efficacité. Il joue de son charme. Les pièces tintent lorsqu'il fait sauter son gobelet en piétinant dans les travées.

A côté de moi, mon voisin s'agite. Il cache dans son journal un ustensile bizarre, une espèce de pipe en verre. Il sort de sa poche un cutter et entreprend de couper quelque chose en se cachant.
Je pense au cutter.

Ne pas avoir peur.

Il renifle bizarrement, ne cesse de fouiller dans sa poche.
Il en sort un briquet.
Puis un stylo : ça y est j'ai compris.
Il est entrain de brûler du crack. J'en ai vu souvent faire, sur les quais, à Chateau-Rouge. Je plaque mon écharpe contre mon visage, machinalement mais je n'ose pas me lever avant d'être arrivée à destination.

En face de mon immeuble, la femme qui dort dehors ouvre une soupe que les Robins des Rues lui tendent.

Je glisse la main par la porte défoncée depuis quelques jours et je rentre à la maison.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

des mondes si différents
que l'on se demande si l'on est sur la même planète
et surtout , surtout , on se demande ce que l'on peut faire
quant à la peur...
pas facile de maîtriser parfois
un beau sujet , comme d'habitude

Anonyme a dit…

Ton récit me ramène à mon époque parisienne. La peur , les mondes qui s'opposent , un ciel bien triste , même sous le soleil (lorsqu'il y en a ) Les junkies dans leur monde , la petite fille aux allumettes , le chanteur sur le quai de métro (Chatelet , bien souvent où j'ai vu grimper l'une des stars actuelle : Christiane .. je crois qu'elle y est encore , il me reste une cassette d'elle ). La course aux transports.. Et puis , un monde marginal : le monde des nantis, celui ou celle qui se demande comment dépenser con argent de poche. j'avais vu un reportage sur la jeunesse dorée Parisienne ..
Hallucinant !! Et puis la peur du au manque, manque d'amour surtout, qui rend les gens nerveux , je me souviens de ce quartier de la rue Saint-Marguerite à Pantin , l'année que nous sommes partis , le coup de feu au moment où je sors de chez moi , la police et le mort...

Anonyme a dit…

... ces vies croisées, qui tombent en lambeaux... ces vies meurtries...

Romy a dit…

Tristoune et tellement réel..... affligeant...
depuis mon départ de Paname (5 ans) rien n'a changé et c'est pire encore.... suis contente d'en être partie

Zoridae a dit…

J'ai aussi, souvent, des envies d'une autre vie, dans un autre endroit... Mais comme le dit Frisaplat, souvent il suffit juste de changer de quartier... Sans oublier...

Romy a dit…

Les quartiers de Paris, même s'ils sont différents les uns des autres, se ressemblent et la misère est là cachée ou pas... mais elle est là tapis....
Il est évident que dans les quartiers Nord, Nord est elle est frappante... ce qu'il faut faire c'est aider ces gens...
un fruit, une pièce ou une couverture.... suffisent parfois à leurs chauffer le cœur... et c'est bien même si ce n'est pas grand chose.... car il y a des miséreux qui sont vraiment au bout du bout....
bises

Zoridae a dit…

Oui Romy, je me pose en ce moment même la question de consacrer une soirée à faire des maraudes avec les Robins des Rues car ce que je peux faire en tant que simple passante - n'ayant pas grand chose à donner qui plus est - cela me semble de moins en moins suffisant...

Anonyme a dit…

Quelle manière de raconter ses mondes cloisonnés mais sans frontières, cette cohabitation des simulacres d'avec la misère…
:-)

Zoridae a dit…

@Filaplomb : J'ai été inspirée par un beau billet de toi et le commentaire que je t'ai laissé m'a donné envie de développer... Alors merci à toi !
(http://filaplomb.over-blog.org/article-14121474.html)

Dorham a dit…

Très beau texte. Tu sais que je connais bien ce quartier de la goutte d'or...
C'est une quartier à la fois fabuleux et terrible, humain et inhumain...cette dichotomie est d'autant plus forte que la vie y est puissante (donc fatalement, là où y a de la vie, y a de la mort)...

Zoridae a dit…

Dorham,

C'est drôle d'avoir un commentaire si longtemps après :))
Oui, ce quartier est terrible, je reviens d'aller faire mes courses au Champion et j'ai vu une bonne dizaine de fous en sortant... Bizarrement, j'ai rarement peur...

(Au fait, toi tu lis les autres participants au changement de sexe ?)

Dorham a dit…

Ouf, là dessus, le retard que j'ai pris, j'ai la flemme de m'y mettre ; j'ai dû lacher l'affaire avec la série de je sais plus qui...

Honte à moi...