Il y a quelques temps, après avoir lu Le film* de Cypora Petitjean-Cerf, j'ai pensé à ce que je voudrais montrer si je réalisais un documentaire...
Dans le roman, Ruth, une institutrice qui déteste ses élèves, s'interroge sur les racines. Devant la caméra, elle évoque le besoin poignant qu'elle avait eue d'exprimer son identité juive, enfant, besoin que son père avait réprimé violemment, par haine des religions et de ce qu'elles engendrent... de violences, justement.
En contrepoint, Gisèle, sa voisine, adoptée à la naissance, tente de faire de son attachement à tout ce qui est espagnol, la preuve de ses origines ibériques. Peu à peu, le documentaire fascine tout leur entourage et chacun sans savoir grand chose de ce qui se tourne, finit par s'interroger sur le sens de sa vie. Peut-être est-ce la boulangère qui m'a amenée vers mon projet. Cette femme, obèse, mène une vie de titan pour nourrir sa famille. De temps en temps, elle se souvient de son premier amour, de ses aspirations passées. Jusqu'au jour où elle réussit à s'extirper de son quotidien lénifiant. Elle achète une caméra et commence à rédiger un scénario...
Alors ce sont mes amis que j'ai imaginé filmer, ce sont eux que j'ai eu envie d'interroger : Nathalie et son compagnon Monsieur Romano, les premiers que j'ai connus, puis B. et son acolyte Jérôme Boche, Maud, sa compagne, arrivée plus tard. Nous avons vécu ensemble à tour de rôle, les groupes se sont composés puis dénoués, nous avons partagé nos rêves d'avenir, dressé des constats du présent, nous avons passé des nuits blanches et certains jours noirs, nous avons écrit, nous nous sommes filmés, nous avons assisté aux concerts des uns, aux expos des autres, nous avons dansé, chanté... Nous pourrions évoquer les périodes où nous nous sommes connus, où nous avons été comme les doigts d'une main : la passion du cinéma avec Nathalie et notre correspondance, les concerts de rock dans les champs avec Monsieur Romano, l'opérette avec Jérôme Boche et les soirées nouvelles à Paris, les visites à la maternité... J'en oublie, évidemment....
Ensuite, nous raconterions notre présent. Je ne sais pas ce que me diraient les autres mais j'évoquerais bien sûr la difficulté de chanter, le courage de se vendre qui se perd, l'envie d'une vie tranquille et la peur de m'endormir...
Parfois, j'ai l'impression que les choses se sont arrêtées et que nos rêves se sont délités jusqu'à ce que ce que ne subsistent, aujourd'hui, que quelques bribes enfouies au plus profond de nous ; ces bribes il m'arrive de trouver qu'elles sont dangereuses, y penser serait fatal. Ou bien je les renie en les targuant de fallacieuses, à quoi bon se retourner sur le passé, après tout ?
Un jour, j'étais assise en voiture à côté de ma mère, nous roulions dans la lumière dorée d'un soir d'été, à travers les monts et vallons du Beaujolais quand elle m'a dit "C'est étrange mais je crois que j'ai tourné la page de la mort de Guy. Quand j'y réfléchis je me dis que j'ai eu plusieurs vies. Impossible que ce soit la même. Impossible que je sois aujourd'hui la gamine qui dénouait avant la nuit, le corset de sa grand-mère, celle qui était en pension la semaine et servait au restaurant le week-end. Cette gamine n'est pas devenue la jeune épousée, intimidée par son docteur de mari, soucieuse de le satisfaire, inquiète de lui déplaire. Divorcée, il y a eu une nouvelle Claire et avec Guy c'était encore une autre. J'entame une nouvelle existence et il me semble que je ne regrette presque rien. Certains appellent ça la capacité de résilience. Je crois que la mienne est hors du commun."
Depuis cette conversation avec ma mère, je m'interroge souvent sur la pérennité de la vie : est-ce que je suis la même que cette petite fille qui guettait les humeurs de son père, la même que l'adolescente qui s'enfermait dans sa chambre et se noyait dans l'acre fumée de l'encens pour écrire à sa meilleure amie, la même femme et mère ?
Mercredi soir le chanteur était magnifique et la musique grisante. Nous venions pour voir Guilhem, un des musiciens et comparse d'autrefois, à Lyon. Mathieu, le petit frère de Jérôme était là, illustrateur comme lui ; Clément aussi, qui dessinait des cochons d'un trait à la fois précautionneux et sûr ; sur scène Guilhem jouait de la mandoline et son jeu de jambes aurait impressionné Elvis lui-même ; dans la salle une chanteuse que j'avais rencontrée à un stage il y a dix ans me souriait et il y avait encore Vincent, compositeur de musique contemporaine avec qui j'avais créé une association et joué dans des maisons de retraite ; une araignée monstrueuse agitait ses pattes, de l'autre côté de la fenêtre ; la chanson s'appelait Les corbeaux.
Nathalie et Monsieur Romano n'avaient pas pu venir, Jérôme Boche et Maud vivent désormais en Savoie mais c'est comme s'ils étaient tous là, avec nous, à boire du vin dans des verres de plastique. D'un coup j'ai réalisé que nous étions toujours les mêmes, que rien ne s'était arrêté et qu'il ne tenait qu'à nous de continuer de rêver. Je me sentais infiniment heureuse et confiante. Et tellement reconnaissante de les connaître !
J'avais envie de sourire à la petite fille que j'ai été..
Nathalie et Monsieur Romano n'avaient pas pu venir, Jérôme Boche et Maud vivent désormais en Savoie mais c'est comme s'ils étaient tous là, avec nous, à boire du vin dans des verres de plastique. D'un coup j'ai réalisé que nous étions toujours les mêmes, que rien ne s'était arrêté et qu'il ne tenait qu'à nous de continuer de rêver. Je me sentais infiniment heureuse et confiante. Et tellement reconnaissante de les connaître !
J'avais envie de sourire à la petite fille que j'ai été..
* Le film, de Cypora Petitjean-Cerf faisait partie de la sélection pour le Prix de la Révélation aufeminin.com.
Calepin, autre membre du jury en parle ici, Cunéipage aussi...
Illustration : Andy Hixon
15 commentaires:
Je vous écris du milieu de la nuit où nous veillons les rêves et les amis, comme de petites filles qui se riraient de grandir.
Je suis beaucoup plus âgée que vous, ma vie est différente. Mais je pense qu'on ne change pas, la petite fille est toujours là, avec ses rêves rangés dans une petite boîte. Quand elle ouvre doucement le couvercle, elle les retrouve, ils brillent moins mais luisent encore et ne cherchent jamais à s'échapper.
C'est très beau....vivement le tournage du docu....
Oh non, on ne change pas : on plie seulement comme un roseau aux événements de nos vies, et l'on se laisse entrainer quelquefois à regarder des soleils qui n'en sont pas. Mais les racines, elles, sont toujours les mêmes et nourrissent chaque jour la petite flamme.
Quelquefois, cependant, on ouvre les yeux et l'on se sent déplacé, loin de ces amis, qui ont déroulé leurs jours auprès de la rivière alors que l'on a été emporté par le torrent. Il reste alors ces très jolis souvenirs, preuve que l'on a partagé quelque chose, et que l'on peut se retrouver. Si l'on s'en donne le temps et la peine.
Très beau texte, merci.
fantastico blog!
garder son âme d'enfant à tout prix...
Ce n'est pas pour me faire de la publicité, mais j'ai l'impression de lire un écho à ma dernière note un petit peu, mais surtout à l'avant-avant-dernière celle-ci : http://junkofrantic.free.fr/blog/?p=439 Notamment parce que j'y parle de cette femme qui, suite à une amnésie de 12 ans, ne comprend rien à ce qu'elle est devenue...
Il n'est pas question d'amis dans ces textes, mais du changement, des racines, du même et autre. Ce sont des questions que je me pose énormément ces derniers temps...
Je crois que nous changeons, mais en restant toujours un peu de ce que nous étions avec, "en puissance" ce que nous deviendrons sans en être encore complètement conscients.
Frédérique M,
Merci, c'est beau ce que vous m'écrivez !
La Mère Castor,
Vous aussi... J'ai de la chance ! Merci pour cette image !
Natalys,
Tellement contente quand tu commentes :))
Oui ! Vivement !
Catialine,
Bienvenue ici et merci pour ce commentaire... Oui parfois c'est dur de voir la distance qui s'est créée... mais il suffit souvent d'un geste pour que le temps semble ne pas s'être écoulé...
Conrad Roset,
Benvenido aqui y gracias !Tu trabajo me gusta tambien !
Sophie,
Oui...
Junko,
Tu as tout à fait raison de mettre un lien vers un de tes textes s'il y a un écho avec celui-ci (ou l'inverse :)) )
J'irai le lire tout à l'heure !!
Tu me rappelles que j'avais écrit l'année dernière un texte proche... Ou qui peut-être disait l'inverse de celui d'hier... La question n'est pas close !
5 vies, 5 femmes différentes, mais toujours la même cependant. Mes rêves sont toujours les mêmes, même si certains se sont réalisés : par exemple TOI.
comme les chats... nous avons plusieurs vies... selon les époques et notre "expérience" accumulée...
en tous cas, vous formez une belle bande d'amis...! c'est très chouette..!
J'aime beaucoup cette reflexion, elle me parle. Les rêves au fond, sont là pour nous faire avnecr, comme un projet d'avenir, on s'en éloigne, on s'en rapproche, on en crée de nouveaux...si en plus il y a des amis aux mêmes aspirations, aux parcours parallèles avec qui on peut discuter échanger, confier, ou s'ils sont changés, disparus, autres...c'est de la préservation de patrimoine, le socle. Les amis, c'est important. texte qui appelle à réfléchir encore, à rebond! Décidément, l'araignée ne laisse pas indifférente!
Meufeu,
Oh !
:))
Charlemagnet,
Oui tu as raison, c'est une belle bande... et l'idée des vies du chat me plait ! Merci !
Tifenn,
Merci d'avoir été touchée... J'aime beaucoup ton analyse !
Nosatagie. belle et simple écriture comme cette phrase "Nous avons vécu ensemble à tour de rôle".
J'aime.
J'ai lu ce billet il y a quelque temps déjà et celui sur ton blog un peu plus bas aussi. Je ne savais trop quoi dire dans un premier temps...
J'aime beaucoup les ondulations de ces 2 textes, les virevoltes de sujet, indépendamment de ce que ça dit, ça force à porter une attention particulière à ce qu'on lit, à tenter d'aller derrière les mots pour voir.
Les amis, le temps qui passe, les souvenirs communs, les paroles, on croit qu'il n'y a pas besoin de les dire, malgré tout, je crois qu'il ne faut rien (ou presque) garder pour soi parce que l'on n'emporte rien (ou presque).
Deux très beaux billets en somme. Dont l'un a plus d'autodérision qu'on ne le croit à mon avis. C'est salutaire.
Michel,
Oh oui ! Nostalgie... Et en même temps, tout est encore là !
Dorham,
Toujours heureuse de te lire ! Tu analyses avec tant de finesse et tu vois tellement bien ! On dirait que tu lis les mots directement dans ma tête, avec les pensées qui les accompagnent !
Alors merci de ton passage :))
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