Dans le lieu d'accueil de la Goutte d'Or, elles arrivent ; un sac au creux du bras, elles poussent la porte avec leur dos, engouffrent la poussette dans l'ouverture, attrapent un enfant tenté de s'enfuir, pour rire. Elles se redressent, ordonnent vaguement leurs cheveux, marmonnent une réponse inaudible au
Bonjour solennel de l'animatrice puis se penchent, aussitôt, pour détacher l'enfant dans son siège, lui retirer ses vêtements, un chapeau, une tétine, un bout de pain mâchonné. Elles le redressent, lui débarbouillent le visage du bout des doigts, le mouchent, baisent une de ses joues parfaitement douce.
Alors, une main dans le dos comme si le souvenir d'avoir porté cet enfant les épuisait encore, elles le regardent s'élancer vers les jeux de sa démarche de marionnette, de créature cinétique. Fières, elles lui laissent de l'avance, l'écoutent baragouiner des bribes de réponses aux questions des animateurs ; elles le suivent et n'ajoutent rien : elle savent qu'elles ont cessé d'être le jour où leur enfant s'est emparé de leur avenir.
Il a un an, deux ans, elle porte une robe à fleurs et des collants roses, ses cheveux s'entortillent le long de son cou gracile, sur son front pur. Ils grimacent, crient, réclament, implorent, dégoulinant de bave, ils hurlent, exigent, pleurent. Ils se repaissent des drames qu'ils ont fomenté. Ils oublient vite mais pas toujours.
Autour, les mères, sur des canapés, des chaises minuscules, des tabourets d'enfants, sont avachies ; elles laissent béer leur tee-shirt sur des poitrines exsangues. Leurs bourrelets se déploient, lorsqu'elles respirent, soufflets d'un accordéon sans musique. Elles baillent et discutent parfois, sans conviction, comme devant la télévision, absorbées par le spectacle de leurs marmots passionnés. De temps en temps, elles se précipitent, au milieu d'une phrase : juste quand elles évoquaient un de leurs soucis, il leur faut ramasser un jouet, consoler d'une bosse, tempérer une dispute. Finalement, elles ne parleront pas d'elles, la naissance de l'enfant les a mises entre parenthèses et elles ne savent pas comment en sortir.
Shalyma a deux filles qui ont un an d'écart. Lorsqu'elle ne se sent pas regardée, elle soupire. Lorsqu'on la regarde, elle tire sur son petit pull noir et aplatit les mèches de sa frange. Elle glousse sans sourire. Myriame, son aînée, âgée de deux ans et demi, prend dans son sac une canette de Sprite. Shalyma ne tend pas la main pour la récupérer, elle regarde l'animatrice. Gênée, elle lui demande :
"Vous pourriez lui dire que c'est interdit de boire ça ici ?
- Mais pourquoi voulez-vous que je lui dise ça ?
- Parce qu'elle réclame toujours et nous on ne veut pas qu'elle boive des boissons gazeuses.
- Dans ce cas, dites le lui. Pourquoi voulez-vous que j'invente une raison alors que vous en avez une ?
- Oh non !
- Vous savez, ici on pense qu'il faut expliquer les choses aux enfants.
- Mais non. Moi je ne fais pas ça.
- Pourquoi ?
- Bah parce qu'elle ne comprend pas. Ça ne comprend rien à cet âge-là.
Les mères qui écoutent la conversation éclatent de rire sans que l'on sache pourquoi. Myriame escalade un vélo et dévale la pente, poursuivie par sa sœur.
Un peu plus tard, Leïla se précipite vers la porte d'entrée, laissant son fils, Jasser, patauger dans le lavabo. Celui-ci ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle n'est plus là. ; éperdu, il geint, péniblement, dévisage les mères qui ne sont pas la sienne, incapable d'entendre les mots qu'elles prononcent pour le rassurer. Tandis que sa mère sort dans la rue, une animatrice s'élance à sa suite. Jasser veut courir aussi, mais il se prend les pieds dans son tablier et tombe la tête la première sur une voiture à pédale.
Puis, Leïla est de retour. Son front, ceint d'un voile noir est courroucé. L'animatrice lui explique qu'elle ne doit pas laisser son enfant, que ce n'est pas une garderie. Leïla prend son fils en larmes dans ses bras. Ses yeux noirs brillent de colère. Elle le plaque contre son épaule et caresse son dos, lentement. Sa main semble bouger hors du temps, patiente et douce, tandis que le ressentiment plaque ses lèvres l'une contre l'autre. L'animatrice se tait. Jasser laisse reposer sa tête dans le cou de sa mère. Il ferme les yeux. Bientôt pourtant, ses pieds battent le ventre maternel, il se contorsionne pour descendre et glisse le long de la tunique mordorée, du pantalon ample chatoyant. Dans le lavabo, il saisit un bateau plein d'eau et le porte à ses lèvres. Leïla lui tape les mains cinq fois très fort. Elle dit : "ne fais pas ça !" Jasser sourit, ravi, et remplit le bateau.
Dans cinq minutes, Leïla disparaîtra encore. Elle a besoin de l'entendre crier pour vérifier qu'elle existe bien parce que, près de lui, elle ne sait plus où s'arrête son corps, où commence le sien et elle ne pense à rien.
Clara parle beaucoup. Elle conseille à Marius de se calmer. Marius ne doit pas crier, ni sauter. Il ne doit pas jouer avec des objets bruyants. Il doit s'asseoir correctement sur le toboggan. Marius est espiègle. Il saute et crie en tapant sur un téléphone à roulettes. Sa mère le prend dans ses bras. Elle le serre et lui répète avec douceur ce qu'elle a dit cent fois. Marius rit encore. Il tape sur la tête de sa mère avec le combiné en plastique. Lasse, elle lui permet de s'échapper. Le regarde gravir le toboggan avec détermination. Si seulement il pouvait lui donner un peu de son désir et de sa joie ! Elle explique : "je suis entrain de divorcer. Pour lui, ça ne change pas grand chose, son père n'était jamais là..."
La pièce du bas est déserte. Leïla ramasse les jouets épars. Un animatrice lui dit que ce n'est pas la peine : "On range à la fin". Leïla proteste : "Je n'aime pas quand c'est en désordre !". "Oui, mais, répond l'animatrice, c'est comme ça que nous fonctionnons, reposez-vous donc, vous n'avez pas besoin de faire ça ici !" A l'étage Jasser pleure et Leïla va le rejoindre en haussant les épaules. Dans un coin, Shalyma soupire. Sa fille aînée lui parle et elle ne semble pas l'entendre. Sombre, inconsolable, elle fixe un point à l'intérieur d'elle-même. Myriame, d'un coup, brise la maison de poupée qu'elle lui tendait. Les morceaux de légos, les poupées en plastique chutent à ses pieds. Les femmes rient et Shalyma, sursautant, plaque sa frange des deux mains. Elle implore du regard l'animatrice. Celle-ci dit à l'enfant : "Que se passe-t-il, Myriame, tu es en colère ?"
Mais il est l'heure de partir, personne n'écoute la réponse de la fillette. Les mères empoignent leur progéniture, tirent sur un coude, une épaule, hissant le corps fatigué contre leur cœur. Elles le revêtent d'un ciré, d'une doudoune en fausse fourrure, d'un manteau à pompons, juchent sur sa tête un couvre-chef bariolé, l'harnachent dans sa poussette, ondoient entre porte, marches et trottoir.
Enfin, elles sont dehors, elles foncent loin de l'après-midi écoulée. Leur manteau n'est pas fermé et le froid s'engouffre dans leurs cheveux. L'enfant dans sa poussette voit en chaque chose une promesse, il s'excite et babille, montrant du doigt voitures et boutiques. Voutées, les mères se dépêchent, il reste tant de choses à faire avant l'heure du coucher. Au moins, elles ne s'ennuieront pas !