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dimanche 7 juin 2009

Préambule à une heureuse régression

A V., la première bibliothèque où je mis les pieds, était sise dans l'aile vieillissante d'une demeure bourgeoise. Entre les allées étriquées planaient des nuées de grains de poussière, brillants comme des copeaux de verre. Ma mère m'aidait à choisir des albums cartonnés. Le premier dont je me souviens décrivait la reproduction humaine. Un spermatozoïde voguait sur des pages roses, frôlant des parois spongieuses, appuyant sa face joviale contre un bel organe rebondi. Après quoi il ne tardait pas à disparaître et je m'inquiétais, une page après l'autre, Il est où le ver de terre Maman ? Ma mère avait beau rétorquer Ce n'est pas un ver de terre, c'est un spermatozoïde, je refusais de croire qu'une chose aussi mignonne puisse être affublée d'un nom aussi barbare. Les dernières pages du livre me barbaient, je battais des pieds, roulais sur le côté, escaladais les accoudoirs du canapé. Que venait faire ce bébé surgi de nulle part ? Je préférais le début de l'histoire et demandais à tourner les pages en sens inverse. Qu'il était drôle ce petit ver de terre !
Pourtant, aussi plaisant qu'il fut, ce livre m'inquiétait et sa lecture me laissait un goût amer car ma mère ne manquait pas de me rappeler, lorsque nous le refermions, l'arrivée prochaine d'une petite sœur. Elle désignait alternativement le livre et son ventre. Je secouais la tête, mécontente, j'aurais préféré un ver de terre ! Un spermatozoïde, reprenait ma mère machinalement.

Plus tard, la bibliothèque s'est installée dans un grand bâtiment qui avait été conçu spécialement pour cela. Au rez-de-chaussée, la bibliothèque pour enfants déployait ses étagères comme l'ossature gigantesque d'un animal mystérieux ; à droite c'était les bandes dessinées, qu'il était quasiment impossible de lire dans l'ordre, au fond, le coin des tout-petits jonché de coussins, et au milieu d'innombrables possibilités de lecture pour l'adolescente que j'étais, bibliothèques roses et vertes, classiques abordables, nouvelles, ouvrages scientifiques, artistiques. Ma mère nous laissait choisir nos livres et montait à l'étage afin de dénicher ceux qu'encore elle n'aurait pas dévorés. Je la rejoignais quelquefois et j'errais, perplexe, entre les sombres allées ; telle le spermatozoïde de mes trois ans, j'avançais sans savoir ce qui m'attendrait au tournant. Je saisissais parfois un ouvrage usé, parcourais la quatrième de couverture, reniflais les pages jaunies des livres... Ma mère me glissait une anecdote au sujet du roman ou de son auteur, m'encourageait à le découvrir ou me disait que ce n'était pas la peine, on l'avait à la maison.

J'ai fait, plus vite que je ne l'avais imaginé, le tour des livres jeunesse. Roald Dahl m'avait baladée au gré d'aventures rocambolesques peintes d'une plume épique ; plus tard, Susie Morgenstern m'avait époustouflée par sa modernité, il me semblait qu'à chaque fois l'héroïne de ses romans existait juste pour répondre à mes préoccupations ; Alexandre Dumas, Zola me volaient des après-midi entières. Il y avait aussi un recueil de nouvelles très noires que je relisais souvent. Il me fascinait et lorsque j'essayais d'écrire, j'y pensais comme à un idéal. Un des récits, presque un conte, s'attachait à un petit garçon affamé qui mendiait avec son père dans la rue, sous la neige. Un homme s'émouvait de les voir si démunis et les invitait à venir avec lui au restaurant partager un repas de fête. En entrée, il commandait des huîtres, heureux de leur faire goûter un met des plus raffinés. L'enfant dégoûté, mâchait les mollusques sans pouvoir les avaler. Il me semble que l'histoire s'arrêtait là...

Lorsque je décidai de choisir mes lectures à l'étage de la bibliothèque, je gravis la pente qui y menait avec un sentiment d'importance mâtiné de nostalgie. J'allais emprunter les mêmes chemins littéraires que ma mère. Pourtant, si faire lecture commune nous permettrait de communiquer à travers des histoires que nous n'aurions même pas vécues, il me semblait que je ne retrouverais jamais la sensation de parcourir un livre qui me parlait de moi à l'oreille. Je me figurais la jeunesse comme un bien précieux et le monde adulte comme quelque chose que tout le monde pouvait avoir. Je tenais résolument à rester du côté des chanceux du premier groupe, malheureusement ma curiosité m'entrainait déjà de l'autre côté...

Je reconnus les quatrièmes de couvertures que j'avais lues de temps en temps. Les livres m'étaient familiers sans que j'aie dépassé ce résumé et les premières lignes, je ne cessais de tomber dessus donc je m'emparai de ceux-ci en premier. Je découvris ainsi Thomas Hardy, les sœurs Brontë, Victor Hugo, les romans policiers en commençant par Agatha Christie. J'eus aussi la surprise de retrouver des romans que j'avais découvert au rez-de-chaussée. Ainsi les frontières n'étaient pas si nettes... Mais c'est seulement avec Harry Potter, beaucoup plus tard, que j'osai plonger de nouveau dans la littérature jeunesse. Alors, se disputèrent en moi la joie de parcourir un récit fascinant et le regret de ne pas avoir eu, enfant, de lecture pareille ; que j'aurais aimé cela, me disais-je en aimant le roman autant que la possibilité de redevenir enfant le temps d'une centaine de pages.

(A suivre tant que je lirai...)

samedi 9 mai 2009

Les amis

Il y a quelques temps, après avoir lu Le film* de Cypora Petitjean-Cerf, j'ai pensé à ce que je voudrais montrer si je réalisais un documentaire...

Dans le roman, Ruth, une institutrice qui déteste ses élèves, s'interroge sur les racines. Devant la caméra, elle évoque le besoin poignant qu'elle avait eue d'exprimer son identité juive, enfant, besoin que son père avait réprimé violemment, par haine des religions et de ce qu'elles engendrent... de violences, justement.
En contrepoint, Gisèle, sa voisine, adoptée à la naissance, tente de faire de son attachement à tout ce qui est espagnol, la preuve de ses origines ibériques. Peu à peu, le documentaire fascine tout leur entourage et chacun sans savoir grand chose de ce qui se tourne, finit par s'interroger sur le sens de sa vie. Peut-être est-ce la boulangère qui m'a amenée vers mon projet. Cette femme, obèse, mène une vie de titan pour nourrir sa famille. De temps en temps, elle se souvient de son premier amour, de ses aspirations passées. Jusqu'au jour où elle réussit à s'extirper de son quotidien lénifiant. Elle achète une caméra et commence à rédiger un scénario...

Alors ce sont mes amis que j'ai imaginé filmer, ce sont eux que j'ai eu envie d'interroger : Nathalie et son compagnon Monsieur Romano, les premiers que j'ai connus, puis B. et son acolyte Jérôme Boche, Maud, sa compagne, arrivée plus tard. Nous avons vécu ensemble à tour de rôle, les groupes se sont composés puis dénoués, nous avons partagé nos rêves d'avenir, dressé des constats du présent, nous avons passé des nuits blanches et certains jours noirs, nous avons écrit, nous nous sommes filmés, nous avons assisté aux concerts des uns, aux expos des autres, nous avons dansé, chanté... Nous pourrions évoquer les périodes où nous nous sommes connus, où nous avons été comme les doigts d'une main : la passion du cinéma avec Nathalie et notre correspondance, les concerts de rock dans les champs avec Monsieur Romano, l'opérette avec Jérôme Boche et les soirées nouvelles à Paris, les visites à la maternité... J'en oublie, évidemment....

Ensuite, nous raconterions notre présent. Je ne sais pas ce que me diraient les autres mais j'évoquerais bien sûr la difficulté de chanter, le courage de se vendre qui se perd, l'envie d'une vie tranquille et la peur de m'endormir...
Parfois, j'ai l'impression que les choses se sont arrêtées et que nos rêves se sont délités jusqu'à ce que ce que ne subsistent, aujourd'hui, que quelques bribes enfouies au plus profond de nous ; ces bribes il m'arrive de trouver qu'elles sont dangereuses, y penser serait fatal. Ou bien je les renie en les targuant de fallacieuses, à quoi bon se retourner sur le passé, après tout ?

Un jour, j'étais assise en voiture à côté de ma mère, nous roulions dans la lumière dorée d'un soir d'été, à travers les monts et vallons du Beaujolais quand elle m'a dit "C'est étrange mais je crois que j'ai tourné la page de la mort de Guy. Quand j'y réfléchis je me dis que j'ai eu plusieurs vies. Impossible que ce soit la même. Impossible que je sois aujourd'hui la gamine qui dénouait avant la nuit, le corset de sa grand-mère, celle qui était en pension la semaine et servait au restaurant le week-end. Cette gamine n'est pas devenue la jeune épousée, intimidée par son docteur de mari, soucieuse de le satisfaire, inquiète de lui déplaire. Divorcée, il y a eu une nouvelle Claire et avec Guy c'était encore une autre. J'entame une nouvelle existence et il me semble que je ne regrette presque rien. Certains appellent ça la capacité de résilience. Je crois que la mienne est hors du commun."

Depuis cette conversation avec ma mère, je m'interroge souvent sur la pérennité de la vie : est-ce que je suis la même que cette petite fille qui guettait les humeurs de son père, la même que l'adolescente qui s'enfermait dans sa chambre et se noyait dans l'acre fumée de l'encens pour écrire à sa meilleure amie, la même femme et mère ?

Mercredi soir le chanteur était magnifique et la musique grisante. Nous venions pour voir Guilhem, un des musiciens et comparse d'autrefois, à Lyon. Mathieu, le petit frère de Jérôme était là, illustrateur comme lui ; Clément aussi, qui dessinait des cochons d'un trait à la fois précautionneux et sûr ; sur scène Guilhem jouait de la mandoline et son jeu de jambes aurait impressionné Elvis lui-même ; dans la salle une chanteuse que j'avais rencontrée à un stage il y a dix ans me souriait et il y avait encore Vincent, compositeur de musique contemporaine avec qui j'avais créé une association et joué dans des maisons de retraite ; une araignée monstrueuse agitait ses pattes, de l'autre côté de la fenêtre ; la chanson s'appelait Les corbeaux.

Nathalie et Monsieur Romano n'avaient pas pu venir, Jérôme Boche et Maud vivent désormais en Savoie mais c'est comme s'ils étaient tous là, avec nous, à boire du vin dans des verres de plastique. D'un coup j'ai réalisé que nous étions toujours les mêmes, que rien ne s'était arrêté et qu'il ne tenait qu'à nous de continuer de rêver. Je me sentais infiniment heureuse et confiante. Et tellement reconnaissante de les connaître !

J'avais envie de sourire à la petite fille que j'ai été..

* Le film, de Cypora Petitjean-Cerf faisait partie de la sélection pour le Prix de la Révélation aufeminin.com.
Calepin, autre membre du jury en parle ici, Cunéipage aussi...

Illustration : Andy Hixon

mardi 3 mars 2009

Impardonnables

Depuis que j'ai lu Impardonnables, le dernier roman de Philippe Djian, je ne cesse de m'interroger sur ce que je trouve impardonnable. En dehors, bien sûr, de choses clairement répréhensibles, condamnées par la loi. Et ce n'est pas si facile de répondre à cela. Il me semble que les années passant, certaines colères se sont apaisées, que les douleurs endurées ont perdu de leur pouvoir, que les trahisons se sont muées en banals accidents et que je suis devenue à la fois plus sereine et plus tolérante.

Dans le roman, Francis, écrivain de soixante ans en panne d'inspiration, doit affronter la disparition d'Alice, sa fille actrice, alors que, quinze ans auparavant il a perdu, dans des circonstances atroces, sa femme et son autre fille.

La première partie de l'histoire est palpitante. Francis engage une amie détective privée - Anne-Marguerite dite A.M.- pour retrouver sa fille, il se souvient des circonstances entourant le premier drame, de la façon dont la vie a repris ses droits après des années sous le choc, de sa relation avec sa fille survivante, construite envers et contre tout.
Francis supporte difficilement cette nouvelle épreuve d'autant que sa deuxième épouse, Judith, le délaisse et que Jérémie, le fils d'A.M. sortant de prison, lui impose sa présence désespérée, ses problèmes insolubles. Alors il erre d'une réflexion à un souvenir, d'une découverte à un espoir, dévasté mais capable de dérision, égoïste et attachant.

Quand à la cent-huitième page, Francis découvre que sa fille se cachait pour relancer sa carrière, le récit bascule.
Car Francis ne pardonne pas - et ne pardonnera pas - à Alice de lui avoir infligé des souffrances inutiles après avoir traversé le pire avec elle autrefois.

A la lecture de la deuxième partie, le doute m'a taraudée sans répit: est-ce que moi je pardonnerais une chose pareille ? Après tout, l'écrivain retrouve sa fille alors qu'il la croyait disparue à jamais... N'est-il pas plus important d'être rassuré sur son sort que d'avoir été victime d'un mensonge - certes odieux ?

Un vieux rêve m'est revenu que je faisais, chaque fois un peu différent, après la mort de mon père. Quelques jours après son accident, il apparaissait, juste comme ça, et j'étais stupéfaite. C'était un chœur de rires pleins de larmes, un final de feu d'artifices, tonitruant, ridicule à force de surenchère ; je redécouvrais l'être que j'avais cru perdu à jamais et nos relations étaient belles, débarrassées des ridicules pudeurs qui avaient empêché tant de paroles entre nous. Mon père avait été obligé de nous infliger la souffrance du deuil, il me l'expliquait et c'était évident. Il arrivait qu'il dégouline encore du sang qu'il avait feint de verser, il me donnait des explications saugrenues que je n'écoutais pas. Seul comptait le bonheur de le retrouver, lui mon père, d'être à nouveau la fille qui lui ressemble - qualis pater, qualis filiae - disait Papi Jean, celle qui finit ses verres de vin parce qu'il n'aime pas ça, celle qui lui a pardonné sa violence passée et qui le serre dans ses bras.
Ensuite nous étions poursuivis par des hordes de psychopathes armés de tronçonneuses mais c'est une autre histoire...

Les années ont passé et dans mon rêve les explications de mon père devenaient de plus en plus sensées tandis que je plissais le front en posant des questions en rafales. Au lieu de me jeter dans ses bras, je le dévisageais d'un œil sévère. Puis je lui coupais la parole et je lui exposais les mille façons dont j'avais voulu mourir de sa mort. Je lui parlais de mes sœurs aussi perturbées que moi, de sa femme, seule sans lui. Et je crois bien que je lui tournais le dos...

Au réveil, je devais supporter l'idée que mon père était mort, de toutes façons, que je le lui pardonne ou pas.

C'est lorsqu'il s'est coupé de sa fille que Francis décide de se plonger dans l'écriture d'un roman. Son amie A.M. vient d'apprendre qu'elle va mourir d'un cancer, sa femme est toujours absente et Jérémie semble s'adapter peu à peu. Francis veut écrire pour sortir de la vie, pour n'avoir plus le temps de s'occuper des problèmes des autres :
"Rien n'était plus dur que d'écrire un roman. Aucune besogne humaine ne réclamait autant d'efforts, autant d'abnégation, autant de résistance. Aucun peintre, aucun musicien n'arrivait à la cheville d'un romancier. Tout le monde le sentait bien. Il m'arrivait de serrer si fort les dents au milieu d'une phrase que la pièce toute entière se mettait à siffler. Hemingway ne racontait pas autre chose. L'herbe ne verdissait pas toute seule. Le paysage ne filait pas derrière la vitre par enchantement. J'aurais préféré renouer des relations normales avec ma fille ou repartir sur de nouvelles bases avec Judith, mais écrire un roman était ce qui me semblait le plus réalisable en l'occurrence. Chaque jour qui passait m'en persuadait davantage. Rien d'autre ne me paraissait à portée. Je ne voyais pas d'autre planche de salut. Je regardais à gauche, je regardais à droite et je ne voyais rien. Je n'avais encore jamais abordé l'écriture d'un livre dans cet état d'esprit."

C'est un livre fort, un peu âpre mais plus léger qu'il ne semble. Entre autres, il parle d'écriture d'une façon simple, sans chichis. J'ai aimé la cadence décousue, heurtée, avec une fin qui précède le milieu du livre dans le temps, les personnages bruts, tellement tannés par la vie qu'ils en deviennent incapables d'exprimer leurs sentiments. Et puis je ne cesse d'y penser... C'est bon signe, non ?

Et vous, que ne pourriez-vous pardonner ?

Lily, Amanda Meyre, Thomas Sinaeve ont fait de belles critiques. Et puis juste pour rire un peu, vous pouvez aller admirer la flamboyante joute verbale de Yann Moix et Didier Jacob.

vendredi 31 octobre 2008

Tic-tac

Pendant des jours, j'ai erré dans le brouillard. Ma paupière, pourtant, ne sautait plus, j'avais refermé le livre de Nancy Huston et je courais d'un endroit à l'autre pour dispenser des cours dans l'une ou l'autre des écoles où je travaille. Je croisais des gens et je ne ressentais rien qu'un étonnement distrait. Une vague nausée parfois. Je répétais certaines pensées en boucle avec l'espoir hésitant de me raccrocher à quelques branches.

Ainsi, j'ai enregistré ce visage noir, croisé dans la nuit, que des lunettes de soleil rendaient presque invisible. J'ai gravé un père penché amoureusement au-dessus du landau de sa fille. Une fille, empaquetée serrée dans sa minijupe avait une démarche de robot. Amandine est née le 16 octobre et elle est magnifique. Dans le métro, un homme, heureux, appelait tout son répertoire afin d'annoncer qu'il allait l'après-midi même à la préfecture, chercher sa carte d'identité française ; il a fini par manquer son arrêt.

Quand la douleur me laissait tranquille je touchais la vie du bout des doigts. Je rechignais à m'engager. Les épaules légèrement haussées, la nuque raide, prête à parer son retour en traître, je parlais à voix basse, allongée des heures à jouer aux petites voitures avec mon fils. Le soir, je tirais les rideaux, refusant de regarder comme d'habitude, les silhouettes hagardes dans la rue, les ombres chinoises des habitants d'en face, l'écran de mon ordinateur.

Il ne m'a pas été facile de choisir que lire avant de m'endormir. Les vingt premières pages de René Girard m'ont tellement enthousiasmée que j'ai passé une partie de l'heure suivante allongée dans ma salle de cours, les pieds sur un ampli, à regarder les murs valdinguer près de mon visage. La migraine se disputait mes tempes, grignotait mes orbites, mâchait mon front. Enfin, je me suis relevée et, effondrée sur le piano, parée d'un masque impassible, j'ai joué une vocalise pour Cinna.

Sol fa mi ré do sol do, les notes ont tinté faiblement dans mon crâne hurlant. Cinna a planté sa voix entre mes yeux. Sa langue a parcouru mon échine. Ses dents claquaient, ses gestes, sous le néon, grinçaient. Les paupières soulevées jusqu'aux cheveux, je la regardais et je marmonnais des choses au hasard, incapable de savoir ce qu'il fallait dire, incapable de distinguer la musique au milieu de la cacophonie. L'aiguille de l'horloge en plastique vrillait, de ses tics-tacs, le peu de conscience qu'il me restait.

Alors, j'ai choisi, sur ma table de chevet, le plus petit roman qui s'y cachait. Dissimulé par une pile de Dostoïevski, des essais de Nancy Huston qu'à la suite du Journal de la Création, j'avais envie de relire, il y avait La soif d'Andrei Guelassimov acheté sur une impulsion. Il m'a suffit de quelques lignes pour savoir que c'est ce roman et aucun autre qu'il me fallait.

C'est l'histoire d'un homme à qui il manque une partie du visage. Imbibé de vodka, il évolue dans un monde qu'il regarde comme s'il le découvrait...

Illustration : TummyMountain

vendredi 24 octobre 2008

Journal de la création, page 105

Depuis une semaine, ma paupière gauche aime dribbler avec mon orbite. Je suis en cours, je parle à un élève, et soudain elle rebondit éperdument ; obligée d'arrêter ce que je faisais, je pose les doigts sur mon œil, j'appuie à peine. Dans le meilleur des cas, elle cesse alors de vibrer jusqu'à la prochaine fois. Mais parfois, la gêne devient douleur. J'ai la nausée, ma vision se trouble, parcourue d'éclairs, et la migraine envahit tout, lancinante, insupportable.

Bien sûr, comme cela dure depuis plusieurs jours, je m'inquiète. A la pharmacie, hier, on m'a demandé si j'étais fatiguée. J'ai pensé à la course des dernières semaines et j'ai soupiré : "Oui, je crois. Un peu." Elle s'est montrée rassurante : "ce doit être dû à un manque de vitamines et surtout de magnésium". Je suis repartie avec des boîtes remplies de gélules que j'avale religieusement, aux heures dites.

Dès que j'ai une minute, je m'interroge sur ma vie, je réfléchis à ce que je mange, à ce qui a changé depuis la rentrée pour que mon corps décide de m'envoyer de tels signaux d'alarme, à ce qu'il faudrait modifier pour me sentir mieux. Je travaille dans une salle, en sous sol, mal aérée, c'est peut-être ça. Je téléphone peut-être trop, d'ailleurs j'ai mal, souvent, du côté où j'appuie l'appareil. Tous les soirs je suis devant l'ordinateur, parfois dans la journée aussi, je lis, j'écris, je dialogue par chat. J'ai l'impression, par moment, que mon cerveau est en ébullition : je dresse des listes, trace des plans, les idées d'écriture s'accumulent, je compte chaque seconde, je cours après le temps, je réclame de la liberté, je rêve de solitude et de silence.

Pour le métro, j'élabore de véritables programmes : envoyer un message à tel élève pour déplacer son cours ; étudier un recueil de lieder pour trouver un morceau que tel autre puisse chanter ; réfléchir au programme du concert que je dois donner fin novembre ; noter l'idée de billet que j'ai eu ce matin, au réveil ; lire. Petit à petit les pages du Journal de la création défilent. Descendue du wagon je grappille quelques pages, encore, sur le quai. On me bouscule, j'avance lentement, à l'aveugle vers les portes de verres de la sortie. Stupéfaite, je lis ces lignes :

"Le 14 mars 1986
Comment garder la vie une fois revenue à la santé ? Voilà la question paradoxale. Comment ne pas vouloir rester malade à tout jamais, pour qu'on (=je) n'attende rien de moi ? Chaque jour un peu plus, il me semble que cette maladie
éclaircit les choses, qu'elle est plus claire et clarifiante que la santé. Dans mon état "normal", je marche souvent dans l'ombre de la vallée de la Mort ; depuis que je suis malade, tous les nuages de doutes et de destruction se sont dissipés et je suis dans la vie, dans tout ce que la vie a de bon et de généreux et d'évident."

Un peu plus loin dans le livre, Nancy Huston cite un passage d'une lettre de Elisabeth Barrett à Robert Browning :

"Le 11 aout 1845
J'avais autrefois un médecin qui croyait avoir tout fait, simplement parce qu'il avait fait sortir l'encrier de la chambre. "Voilà, dit-il, demain votre pouls sera de tant." Il considérait, gravement, que la poésie était une sorte de maladie - une sorte de champignon au cerveau - et que pour les femmes c'était une maladie mortelle, incompatible avec la bonne santé, même dans les meilleures circonstances [...]. Comme ces médecins confondent physique et métaphysique !"

lundi 20 octobre 2008

Journal de la création, page 28

Le Journal de la création de Nancy Huston est un livre dans lequel je me plonge régulièrement.

C'est étonnant d'ailleurs la façon dont ma lecture a changé entre la première fois où j'ai ouvert ce livre - je n'avais pas encore d'enfant, seulement, peut-être, le désir fluctuant d'en avoir - et aujourd'hui.

Il y a cinq ou six ans, les démêlés de Virginia Woolf, Sylvia Plath, Zelda Fitzgerald, femmes, mères, tiraillées entre le désir d'écrire, celui de s'affirmer face à un compagnon artiste et les limitations dues à leur condition de femmes dans une époque tyrannique pour elles, m'apparaissaient comme éminemment romanesques.

Puis, devenue mère d'un bébé qui ne dormait jamais, épuisée, exsangue, incapable de terminer une phrase correctement, de raisonner, d'envisager une vie qui ne soit pas animale, l'identification a fonctionné à plein régime. Bien loin d'avoir envie de le faire, je concevais ce qui avait conduit Sylvia Plath à glisser sa tête dans un four, Virginia Woolf a se laisser submerger par l’eau glacée de la Ouse.

Tout à l’heure j’ai pris ce livre de nouveau et je me suis demandée ce qui allait me frapper, me toucher plus cette fois. Dans le métro, déjà, j’ai relevé quelques lignes :

« Parfois, en bibliothèque, je pense aux millions de livres médiocres, aux gros tas de savoir périmé ou erroné qui ne feront plus jamais qu’accumuler de la poussière… Je pense aux millions d’épouses qui ont fait taire des millions d’enfants afin que les hommes puissent écrire ces livres-là (« Chut ! Papa travaille ! ») et je me dis qu’en fin de compte la véritable perte de temps était souvent l’écriture. N’aurait-il pas mieux valu pour tout le monde que ces hommes jouent avec leurs enfants ? »

[A lire : Leïloona évoque ici le dernier essai de Nancy Huston.]


Photo : Virginia Woolf par George Charles Beresford, en 1902