Le 24, chez ma mère, le téléphone a sonné. J'ai décroché.
« Allo, m'a dit ma grand-mère, je ne suis pas chez ma fille ?
- Si Mamie, ai-je répondu, mais tu parles à ta petite fille, Emeline.
- Ah, a-t-elle dit avant de se taire quelques instants.
J'ai repris :
- Maman est sortie faire des courses. Tu voulais lui dire quelque chose ?
- Et bien, a articulé ma grand-mère avec prudence, oui. Je voulais savoir si j'étais bien à V. avec elle. Dis-moi, toi, est-ce que je suis à V. avec toi ?
J'ai hésité.
- Je ne sais pas. Je suis chez Maman mais toi, où es-tu ?
- Et bien, je suis dans ma résidence, tu sais, Athéna. Mais depuis ce matin je ne sais plus où je suis. Tu pourras dire ça à ta mère ? Que je ne sais plus où je suis ?
- D'accord Mamie. Mais, tu vas bien, quand même ?
- Oui, oui. Allez au revoir ! »
Hier, j'ai contemplé le visage de mon oncle aux cheveux devenus gris, ses yeux perdus de sourd au milieu de la cohue de la tablée familiale et je me suis demandée comment aurait été mon père, son frère, assis à ses côtés. Une photo de mon album familial, maintes fois interrogée, s'est rappelée à moi : à Saint-Victor, dans la maison de mon oncle, on fêtait Noël. Tout le monde souriait. Les bras des enfants dont j'étais, avec ma tignasse ébouriffée et mes petites lunettes en métal rouge, se tendaient vers le plafond. Les plus petits étaient coiffés de chapeaux pointus. Autour des bouilles hilares les confettis dégringolaient, poinçonnant de couleurs vives un oeil, un menton, un front. Seul, adossé à un mur, en retrait, mon père paraissait rêver, ailleurs, le regard dans l'ombre. Soudain le présent et le passé se sont mêlés et j'ai eu l'impression que la solitude de mon père sur le cliché c'était la mienne aujourd'hui, et qu'absent tout en étant présent autrefois, il pouvait être, aussi bien, présent tout en étant absent ce jour-là.
Comme à chaque fois en présence de mon oncle, je me suis souvenue de ses larmes au téléphone lorsqu'il m'avait annoncé la mort de mon père et je me suis répétée sa promesse, après l'enterrement "restons proches, restons une famille." Il y a quatre ans que je ne l'ai vu et il ne connaît pas mon fils mais c'est comme si nous n'avions pas perdu contact : mon oncle ne m'a posé aucune question et n'a pas entendu les miennes. Il s'est contenté de me sourire en remplissant ma coupe de champagne, chaque fois qu'elle était vide. J'ai chassé d'un geste le nuage de la déprime qui menaçait au-dessus de moi et j'ai bu. La légèreté s'apprend, songeais-je, et ce n'est pas si difficile quand il y a du champagne.
Peu après j'ai évoqué un souvenir :
« Papa aussi avait besoin de courir tous les jours, ai-je annoncé à mon cousin Christophe, marathonien en herbe.
- Mais non, a rétorqué ma belle-mère, veuve de mon père. Il ne courait pas. Il n'a jamais couru.
- Ah bon ? Tu es sûre ai-je dit, perplexe. Je me souviens qu'il partait, en survêtement, tous les jours, à Parilly.
- Non. Il marchait. Nous marchions. D'un bon rythme, mais Félix n'a jamais fait de footing je t’assure.
Le champagne a grésillé dans ma gorge. J’ai avalé un peu trop vite et j’ai toussé.
- Oh ! Très bien ! Tu dois avoir raison alors, ai-je ri, comme si, aussitôt, je n’avais pas réalisé qu'il me faudrait encore recomposer toute mon histoire familiale d’après ce léger changement. »
Le jour de Noël, ma sœur Anna et moi avons entrepris d’aller sonner aux portes des voisins à la recherche de chocolat noir pour la sauce du poulet aux langoustes. Les Bertrand nous ont accueillies à bras ouverts et leur caniche a haleté à nos pieds, mais, à leur grand regret, ils n’avaient pas de chocolat à nous donner. Là-dessus, une porte s’est ouverte et Mr Blanc est sorti, ventre en avant, pour proposer son aide. Las, il n’avait pas de chocolat non plus.
« Pourtant vous n’êtes pas au régime, a plaisanté Mr Bertrand, ah ah ! Ou alors c’est un secret qui ne se voit pas !
- Ah ah, a répondu Mr Blanc, et bien non ! Pourtant je n’en ai vraiment pas, de chocolat ! Allez donc voir chez les Polis. Ils ont leurs cinq petits enfants à la maison, ils doivent bien avoir du chocolat. »
Et Anna et moi avons gravi deux étages de plus pour interroger les Polis. Il y a bien une dizaine d’années que je n’avais vu Paul, leur fils, qui fut, quelques mois durant mon petit ami tandis que je finissais le lycée, et un curieux trac m’a rendue flageolante. C’est lui qui a ouvert, inchangé. Sa mère a suivi et ma sœur lui a demandé du chocolat. Madame Polis est partie en chercher en cuisine.
« Alors, m’a dit Paul, tu écris, il paraît ? J’ai feuilleté tes nouvelles et j’ai cru reconnaître certains éléments autobiographiques… Même très autobiographiques.
J’ai froncé les sourcils.
- Oui. Si on veut. Pour L’ombre de ton chat je me suis inspirée, de très loin, de ma mère. C’est tout. Dans l’autre tout est imaginaire. Enfin presque.
Je bredouillais, bégayais et aplatissais ma frange rebelle du bout des doigts. Paul me scrutait intensément de ses yeux myopes.
- Tu as quatre enfants alors ? ai-je demandé à mon tour. C’est incroyable ! Quel boulot !
- Oui, a-t-il dit, très fier. Ici on se repose, les grands-parents nous relaient. Et tu vois, j’ai mis mon pull vintage pour faire plaisir à ma mère.
Il a saisi entre deux doigts un lainage bariolé, typique des années 90. J’ai souri.
- Tu dois le reconnaître toi aussi ?
Nos regards se sont croisés et j’ai sursauté, assaillie par le souvenir de nos étreintes maladroites et furtives dans ma chambre qui ne fermait pas à clefs. Il me semblait que le pull exhalait l’odeur de nos amours adolescentes.
- Oh ! ai-je soufflé en désignant un gamin qui nous regardait du couloir de l’appartement, c’est ton petit dernier ?
- Non, lui c’est le troisième ! Viens dire bonjour André !
L’enfant n’est pas venu, ma sœur est descendue porter le chocolat en cuisine et je me suis adossée au mur de l’allée.
- Tu vas bientôt avoir l’âge qu’avait ton père à sa mort, non ? a dit Paul.
- Mais non, ai-je protesté. Que vas-tu chercher ? Il reste encore huit ans. Enfin sept. Et puis ça va beaucoup mieux tu sais. Ca ira, j’en suis certaine. Enfin je pense… On ne sait jamais mais…
- Emeline, a crié ma mère, viens finir la sauce !
- Oui, j’arrive ai-je répondu en me redressant. Allez, joyeux Noël, ai-je dit à Paul. A bientôt…
- Joyeux Noël, a dit Paul. Restons en contact…»
« Allo, m'a dit ma grand-mère, je ne suis pas chez ma fille ?
- Si Mamie, ai-je répondu, mais tu parles à ta petite fille, Emeline.
- Ah, a-t-elle dit avant de se taire quelques instants.
J'ai repris :
- Maman est sortie faire des courses. Tu voulais lui dire quelque chose ?
- Et bien, a articulé ma grand-mère avec prudence, oui. Je voulais savoir si j'étais bien à V. avec elle. Dis-moi, toi, est-ce que je suis à V. avec toi ?
J'ai hésité.
- Je ne sais pas. Je suis chez Maman mais toi, où es-tu ?
- Et bien, je suis dans ma résidence, tu sais, Athéna. Mais depuis ce matin je ne sais plus où je suis. Tu pourras dire ça à ta mère ? Que je ne sais plus où je suis ?
- D'accord Mamie. Mais, tu vas bien, quand même ?
- Oui, oui. Allez au revoir ! »
Hier, j'ai contemplé le visage de mon oncle aux cheveux devenus gris, ses yeux perdus de sourd au milieu de la cohue de la tablée familiale et je me suis demandée comment aurait été mon père, son frère, assis à ses côtés. Une photo de mon album familial, maintes fois interrogée, s'est rappelée à moi : à Saint-Victor, dans la maison de mon oncle, on fêtait Noël. Tout le monde souriait. Les bras des enfants dont j'étais, avec ma tignasse ébouriffée et mes petites lunettes en métal rouge, se tendaient vers le plafond. Les plus petits étaient coiffés de chapeaux pointus. Autour des bouilles hilares les confettis dégringolaient, poinçonnant de couleurs vives un oeil, un menton, un front. Seul, adossé à un mur, en retrait, mon père paraissait rêver, ailleurs, le regard dans l'ombre. Soudain le présent et le passé se sont mêlés et j'ai eu l'impression que la solitude de mon père sur le cliché c'était la mienne aujourd'hui, et qu'absent tout en étant présent autrefois, il pouvait être, aussi bien, présent tout en étant absent ce jour-là.
Comme à chaque fois en présence de mon oncle, je me suis souvenue de ses larmes au téléphone lorsqu'il m'avait annoncé la mort de mon père et je me suis répétée sa promesse, après l'enterrement "restons proches, restons une famille." Il y a quatre ans que je ne l'ai vu et il ne connaît pas mon fils mais c'est comme si nous n'avions pas perdu contact : mon oncle ne m'a posé aucune question et n'a pas entendu les miennes. Il s'est contenté de me sourire en remplissant ma coupe de champagne, chaque fois qu'elle était vide. J'ai chassé d'un geste le nuage de la déprime qui menaçait au-dessus de moi et j'ai bu. La légèreté s'apprend, songeais-je, et ce n'est pas si difficile quand il y a du champagne.
Peu après j'ai évoqué un souvenir :
« Papa aussi avait besoin de courir tous les jours, ai-je annoncé à mon cousin Christophe, marathonien en herbe.
- Mais non, a rétorqué ma belle-mère, veuve de mon père. Il ne courait pas. Il n'a jamais couru.
- Ah bon ? Tu es sûre ai-je dit, perplexe. Je me souviens qu'il partait, en survêtement, tous les jours, à Parilly.
- Non. Il marchait. Nous marchions. D'un bon rythme, mais Félix n'a jamais fait de footing je t’assure.
Le champagne a grésillé dans ma gorge. J’ai avalé un peu trop vite et j’ai toussé.
- Oh ! Très bien ! Tu dois avoir raison alors, ai-je ri, comme si, aussitôt, je n’avais pas réalisé qu'il me faudrait encore recomposer toute mon histoire familiale d’après ce léger changement. »
Le jour de Noël, ma sœur Anna et moi avons entrepris d’aller sonner aux portes des voisins à la recherche de chocolat noir pour la sauce du poulet aux langoustes. Les Bertrand nous ont accueillies à bras ouverts et leur caniche a haleté à nos pieds, mais, à leur grand regret, ils n’avaient pas de chocolat à nous donner. Là-dessus, une porte s’est ouverte et Mr Blanc est sorti, ventre en avant, pour proposer son aide. Las, il n’avait pas de chocolat non plus.
« Pourtant vous n’êtes pas au régime, a plaisanté Mr Bertrand, ah ah ! Ou alors c’est un secret qui ne se voit pas !
- Ah ah, a répondu Mr Blanc, et bien non ! Pourtant je n’en ai vraiment pas, de chocolat ! Allez donc voir chez les Polis. Ils ont leurs cinq petits enfants à la maison, ils doivent bien avoir du chocolat. »
Et Anna et moi avons gravi deux étages de plus pour interroger les Polis. Il y a bien une dizaine d’années que je n’avais vu Paul, leur fils, qui fut, quelques mois durant mon petit ami tandis que je finissais le lycée, et un curieux trac m’a rendue flageolante. C’est lui qui a ouvert, inchangé. Sa mère a suivi et ma sœur lui a demandé du chocolat. Madame Polis est partie en chercher en cuisine.
« Alors, m’a dit Paul, tu écris, il paraît ? J’ai feuilleté tes nouvelles et j’ai cru reconnaître certains éléments autobiographiques… Même très autobiographiques.
J’ai froncé les sourcils.
- Oui. Si on veut. Pour L’ombre de ton chat je me suis inspirée, de très loin, de ma mère. C’est tout. Dans l’autre tout est imaginaire. Enfin presque.
Je bredouillais, bégayais et aplatissais ma frange rebelle du bout des doigts. Paul me scrutait intensément de ses yeux myopes.
- Tu as quatre enfants alors ? ai-je demandé à mon tour. C’est incroyable ! Quel boulot !
- Oui, a-t-il dit, très fier. Ici on se repose, les grands-parents nous relaient. Et tu vois, j’ai mis mon pull vintage pour faire plaisir à ma mère.
Il a saisi entre deux doigts un lainage bariolé, typique des années 90. J’ai souri.
- Tu dois le reconnaître toi aussi ?
Nos regards se sont croisés et j’ai sursauté, assaillie par le souvenir de nos étreintes maladroites et furtives dans ma chambre qui ne fermait pas à clefs. Il me semblait que le pull exhalait l’odeur de nos amours adolescentes.
- Oh ! ai-je soufflé en désignant un gamin qui nous regardait du couloir de l’appartement, c’est ton petit dernier ?
- Non, lui c’est le troisième ! Viens dire bonjour André !
L’enfant n’est pas venu, ma sœur est descendue porter le chocolat en cuisine et je me suis adossée au mur de l’allée.
- Tu vas bientôt avoir l’âge qu’avait ton père à sa mort, non ? a dit Paul.
- Mais non, ai-je protesté. Que vas-tu chercher ? Il reste encore huit ans. Enfin sept. Et puis ça va beaucoup mieux tu sais. Ca ira, j’en suis certaine. Enfin je pense… On ne sait jamais mais…
- Emeline, a crié ma mère, viens finir la sauce !
- Oui, j’arrive ai-je répondu en me redressant. Allez, joyeux Noël, ai-je dit à Paul. A bientôt…
- Joyeux Noël, a dit Paul. Restons en contact…»
Illustration : Ray Caesar