Cet après-midi en rentrant de l'hôpital Necker avec mon fils, je vis un homme entrer dans le wagon où nous étions, s'asseoir sur un strapontin et boxer l'air devant lui. Immédiatement je me raidis et je tournai face à moi la poussette où Zacharie dormait. L'homme, coiffé d'un bonnet bordeaux, éructait, crachait et tapait des pieds. Il était agité de tics, visiblement chargé aux amphétamines. Il me fit peur et je sentis mon cœur tambouriner si fort que mes mains en tremblaient. Pourtant, au bout de quelques minutes, comme il restait assis et finalement, se taisait, je me mis à penser à mon père. Mon père qui était médecin. Anesthésiste. Il y a longtemps, je m'étais avoué que ses disparitions successives m'avaient libérée en me donnant une chance de m'épanouir.
Le problème c'est que la dernière fut définitive.
Au mois de janvier j'avais emmené Zozo aux Urgences. Il était tombé et boitait. A la pharmacie près de chez moi, on m'avait orienté vers les Urgences de Lariboisière où nous avions patienté une heure et demi avant de nous entendre dire qu'il n'y avait pas d'Urgences pédiatriques dans cet hôpital. J'avais eu le temps de comprendre l'histoire d'une jeune-fille venue en famille. Sa sœur s'était entretenue avec un interne à côté de moi :
"Elle veut partir, elle dit qu'elle n'a rien.
- Ce n'est pas possible, il faut qu'on la garde en observation. Que s'est-il passé exactement ?
- C'est son copain qui l'a tapée..."
J'avais alors regardé la jeune-fille. Sa mère se tenait à côté d'elle, mordant ses lèvres pour ne pas craquer. Elle, la tête dans les mains, penchée en avant n'offrait qu'une tignasse noire à ma vue. Je remarquai sa longue jupe de gitane qui ressemblait à celle que je portais lorsque j'avais son âge. Avait-elle revêtu sa jupe préférée pour aller voir son amoureux ? D'un coup elle se redressa et je vis son visage qui n'était qu'un hématome, strié de blessures sanglantes. Elle accepta d'aller se recoucher, entrainée par sa mère qui pleurait silencieusement, et cinq minutes plus tard, sa sœur revint en tendant un berlingot :
"Elle a vomi, annonça-t-elle au médecin."
Aussitôt une équipe fit rouler son lit à travers une série de portes battantes et elle disparut hors de ma vue.
Je choisis d'attendre le lundi pour aller consulter notre pédiatre habituelle. Celle-ci nous prescrivit des radios et une échographie qui ne montrèrent aucune fracture. Elle me demanda d'attendre deux jours et de la rappeler si Zozo boitait toujours. Finalement, le délai écoulé, elle me convainquit de l'emmener aux Urgences de Necker, elle craignait un truc plus grave, une infection osseuse par exemple. Voilà comment je me retrouvai dans une grande salle de consultations avec un interne fort beau et très patient qui parlait la tête penchée sur le côté. En tant qu'ex fan de la série Urgences, je ne pouvais m'empêcher de penser à Doug Ross et toutes les cinq minutes j'avais envie de dire, espiègle Je sais, j'ai regardé Urgences. Dans cet endroit effrayant, vibrant de révélations tragiques et de douleurs que les enfants ne devraient pas subir, j'avais envie que l'on m'apprécie et que l'on prenne soin de mon fils. C'est à cause de mon père, ai-je pensé, ça me fait ça à chaque fois.
Mon père nous emmenait toujours faire de longues ballades, lorsqu'il nous gardait le week-end. Je ne me souviens pas qu'il l'eut fait avant le divorce. Mais après oui. Le reste du temps nous devions jouer en silence pendant qu'il faisait ses révisions. Ma sœur Anna avait trois ans et moi six. Nos rires le mettaient de mauvaise humeur. Nous chuchotions pour ne pas le déranger. Quand il en avais marre d'étudier ses cours, nous sortions. Il fonçait dans sa belle voiture rouge jusqu'à un parc que nous trouvions glauque. Il marchait vite et nous devions le précéder. De temps en temps, il filait devant comme s'il voulait nous semer mais c'était rare. Il préférait nous garder à portée de main.
En RTT la semaine dernière B. et moi avons emmené Zacharie dans un lieu d'accueil parents-enfants. Je savais que celui-ci, dans lequel nous n'étions jamais allé auparavant, était animé par des psychothérapeutes. Je ne m'en souciais guère. Nous y allions pour que Zacharie fréquente d'autres enfants tout en s'éclatant avec des jeux qu'il ne connait pas. Alors que je contemplais rêveusement mon fils qui courait, en extase, d'une voiture à l'autre, une fillette se présenta devant moi. Elle tenait un jouet et le leva à hauteur de mon visage. Sans pouvoir me contrôler j'eus un geste de protection, la main devant le visage. Je pris une grande inspiration sonore qui ressemblait à un cri. Je m'excusai aussitôt auprès de la fillette qui avait l'air interloquée et levai la tête pour voir, en face de nous, sa mère et une des thérapeute, Maryse, qui me fixaient de la même façon. Cinq minutes plus tard Maryse s'approchait de moi, insidieusement et s'entretenait avec le collègue qui nous avaient accueillis en nous désignant du menton. Elle ne tarda pas à me faire subir un interrogatoire en règle. B., à qui j'avais raconté ma bévue, piaffait, imaginant qu'on le prenait peut-être pour un mari violent.
Ma mère l'autre soir a eu les larmes aux yeux en regardant B. jouer avec Zacharie.
"Jamais ton père n'a joué comme ça avec vous, m'avoua-t-elle. Même pas quand ta sœur n'était pas née. Il ne savait que donner des ordres, dresser, punir. "
"Tu as de la chance, conclut-elle."
Mon père ignorait comment manifester sa tendresse. Il ponctuait ses paroles de claques à l'arrière de la tête et de coups de pieds aux fesses. Quand il faisait des œufs durs il nous les cassait sur le crâne. En promenade, marchant devant lui, nous attendions les coups. Nous comprenions qu'il avait besoin de se défouler après tant d'heures immobile à son bureau. Il nous parlait de notre mère qui prenait du bon temps avec plein d'hommes pendant ce temps, qui profitait de la vie sans lui et sans nous. C'était lui qui était parti du jour au lendemain mais il ne lui pardonnait pas de ne pas l'avoir retenu.
Je me rappelle que lorsque j'étais malade il prenait soin de moi. Mes meilleurs souvenirs de lui sont ceux où il s'est conduit en médecin. A dix-huit mois lorsque je me suis ouvert le sourcil en tombant contre une chaise, il m'a soulevé dans ses bras forts et m'a conduit à l'hôpital. J'en garde une belle cicatrice qui coupe mon arcade gauche ; c'est mon père qui m'a recousue, expliqué-je fièrement lorsqu'on me demande d'où elle vient. Quelques années plus tard, à la suite d'une randonnée, je commençai à me sentir mal. J'allais tomber dans les pommes - crise d'hypoglycémie - lorsque mon père s'aperçut de mon état. Il me donna de gentilles paires de claques et me fit boire du café sucré et salé. Il faut que tu le boives en entier, me répétait-il, après tu iras mieux. J'avalais la boisson jusqu'à la dernière gorgée. Quand il prenait soin de moi, je me sentais heureuse.
Aux Urgence, Zacharie pleura beaucoup. Il n'aime pas les docteurs, les blouses blanches. Dans la salle d'attente je lui expliquai : "Tu sais mon papa à moi, il était docteur aussi." Mais ça ne le rassura pas. Après le diagnostic du bel interne, il fallut attendre l'avis du spécialiste. Il entra, vêtu de noir, bronzé, grand. Est-ce normal que je le trouve beau aussi ? me demandai-je. Alors que l'interne m'avait dit qu'il pensait à une blessure à un tendon qui passerait avec le temps, son chef affirma d'une voix claire qu'il voyait une fracture en cheveux sur le tibia de Zacharie. "Nous allons refaire une radio, dit-il en penchant la tête sur le côté." Zacharie se mit à crier "Non pas la radio ! Pas la radio !" et nous retournâmes dans la salle d'attente.
(à suivre...)
Illustration : Bobi and Bobi