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mercredi 20 février 2008

Tenir la chandelle - Le souvenir et l'oubli -

La semaine dernière j'ai parlé à ma mère au téléphone.
Elle m'a raconté :
"Tu sais, depuis quelque temps j'avais les clefs de chez Mme P., elle a un truc autour du cou pour appeler si elle tombe ou quoi que ce soit. Comme ça, si ça arrivait on me préviendrait et j'irais ouvrir sa porte aux secours. C'est sa sœur qui avait insisté pour que je garde un trousseau à la maison. Et bien l'autre jour Mme P. m'a réclamé son trousseau sous un prétexte saugrenu. Avant de repartir elle m'a quand même avoué ce qui la tourmentait : elle avait l'impression que quelqu'un était entré chez elle et lui avait volé un cache-pot...
- Oh ! C'est horrible, me suis-je écrié, elle commence à avoir cette lubie des vieux qui croient que tout le monde veut les dépouiller !
- Oui ben quand même, s'est exclamée ma mère, je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à se les garder ses clefs si elle me croyait capable de la voler.
- Ah bon ? Tu lui as dit ça ? Et qu'a-t-elle répondu ?
- Oh rien, mais elle a bien vu que je n'étais pas contente."

J'ai tenté de rassurer ma mère, de lui expliquer que l'angoisse de Mme P. était certainement due à de la démence sénile mais ma mère semble croire que la démence révèle les vraies pensées des gens et qu'ils sont moins excusables dans leur folie qu'en pleine possession de leurs facultés mentales.

Hier j'ai appelé ma mère. Elle a décroché au bout de deux sonneries :
"Allo Maman, c'est moi, ai-je annoncé.
- Oui, Zoridae, je peux te rappeler dans cinq minutes ?
- D'accord !"

J'ai raccroché et j'ai ri en expliquant à B. que ce n'était pas la première fois que ma mère me faisait ce coup là. Comme promis, elle m'a rappelée. J'étais entrain de couper du potiron pour en faire une soupe et B. a discuté un moment avec elle. Je venais de lui raconter l'épisode avec Mme P. en m'étonnant de la réaction de ma mère.
B., pourtant, partageait son point de vue et son indignation aussi lui a-t-il lancé, taquin :
"Alors, comme ça Mme P. vous accuse de la voler ? Ce n'est pas gentil ça !"
Puis il me l'a passée :
" Allo maman, ai-je soufflé d'un ton pressé, excuse-moi je suis occupée là, je peux te rappeler dans cinq minutes ? "

Elle a pouffé, j'ai cru qu'elle avait compris ma blague et j'ai commencé une nouvelle phrase. Mais, guettant sa réponse, j'ai entendu à la place, le son ténu de la ligne coupée. Je parlais toute seule.

J'ai appuyé sur la touche bis, elle a décroché aussitôt :
"C'était une blague maman ! Tu as ri j'ai cru que tu avais compris !
- Ben non, a répondu ma mère, penaude, j'ai ri parce que je me suis dit que décidément nous n'arriverions jamais à nous joindre ce soir."

A ce stade de la conversation, j'ai senti une envie gigantesque de la serrer dans mes bras et j'ai presque pu la sentir, à mes côtés, fragile et petite, si émouvante...

Elle a enchaîné : " Excuse-moi mais j'étais au téléphone avec Mamie... "
Je l'ai interrompue : " Je sais bien, enfin je me doutais bien que tu étais occupée, ne t'inquiète pas, je voulais te charrier un peu... Comment va Mamie ? je demande.
- Elle perd la tête, m'annonce ma mère."

C'est la première fois qu'elle prononce des paroles si graves au sujet de ma grand-mère.

Il y a quelques jours mon oncle et ma tante avait trouvée Mamie en pyjama et somnolente au milieu de la journée, elle avait avalé trop de cachets :
"Tu es sûre qu'elle n'a pas voulu mourir avait-je demandé à ma mère, après avoir plaidé la possibilité d'une étourderie ?
- Non avait répondu ma mère, je partage, sur ce point, l'avis de ta tante : elle a fait ça pour nous emmerder ! En plus, elle avait envie d'aller en maison de repos, ça fait un moment qu'elle en parlait. Elle a trouvé un moyen."

Hier soir, j'ai reconnu dans la voix de ma mère cette douceur rassurante qu'elle adopte dans les crises les plus sérieuses. Elle m'a raconté :
"L'autre jour je suis passée la voir à l'heure du diner. Dans la journée je lui avais amené des petites quenelles que j'avais cuisinées pour elle et pour Mme P. Mais, lorsque je suis arrivée, elle mangeait une soupe. Elle avait oublié qu'elle avait les quenelles au frigo. Je les lui ai fait réchauffer, on a enlevé la sauce car la sauce ne lui plaisait pas, (tu sais comment elle est!), je lui ai tenu compagnie pendant son repas. Puis j'ai fait sa vaisselle et je suis rentrée. Ce matin, Tonton Yves est passé la voir et elle avait oublié qu'elle avait mangé la veille."

J'ai soupiré, atterrée , ma mère a continué :
"Tout à l'heure je l'ai appelée pour lui rappeler que demain matin nous allions visiter une maison de retraite. Elle ne s'en souvenait plus. Je lui ai dit je viendrai te chercher à 10 heures donc n'oublie pas de mettre ton réveil. Elle m'a répondu oh, je ne me souviens plus comment il marche ce réveil..."

J'ai quitté ma mère en lui souhaitant une bonne nuit et bon courage pour le lendemain. Nous avons mangé, B., Zozo et moi, la soupe de potiron qui était délicieuse, avec une légère pointe d'ail.

Un peu plus tard dans la soirée, j'ai écrit à Isabelle :

"Je me rends compte que nous nous connaissons si peu aujourd'hui... Qu'est-ce qui reste de ce que nous étions à l'âge où nous nous sommes aimées ? Avons-nous changé beaucoup, un peu, pas tant que ça ? Et puis d'abord de quoi nous souvenons-nous exactement ?

Quand je lis tes mails - parfois écrits, c'est vrai, dans un style dur mâtiné de cynisme, de colère - j'ai de vagues réminiscences de ta révolte à l'époque, de ta haine des ménagères, des petites filles modèles, des cons, des cochons, de la famille... Lorsque nous nous trouvions dans des situations difficiles la fleur fragile se transformait en chardon et gare aux épines !

Cela fait plusieurs fois que tu m'écris que tu ne vas pas très bien et je commence à m'inquiéter. Là encore je me sens ignorante et démunie parce que je ne sais pas comment tu allais avant de me contacter. Est-ce que nos échanges te remuent ? Le fait que nous évoquions nos vies depuis une vingtaine d'années me fait à moi aussi un effet bizarre. Parfois je suis juste écœurée et j'ai envie de m'oublier un peu. Je comprends si cela te fait la même chose... en même temps tu me dis que tu ne te confies à personne et je suis heureuse si tu peux un peu t'abandonner sur mon épaule..."

Illustration : Anne Julie

lundi 18 février 2008

Tenir la chandelle -Correspondance -

J'ai lu, avec avidité, le premier mail d'Isabelle. Il y a tant à dire depuis les presque 20 années que nous ne nous sommes vues que je suis restée sur ma faim. En même temps, le fait de recevoir ce courrier était tellement miraculeux qu'il me suffisait de lire et relire les quelques phrases de mon amie pour avoir l'impression de rêver.

Isabelle vit toujours à V. avec Rodolphe, cela doit faire 20 ans qu'ils sont ensemble. Ils ont eu une fille qui a l'âge, à deux mois près de Zozo. Ils habitent V. où Rodolphe travaille dans la métallurgie et où Isabelle est conseillère emploi formation auprès de jeunes détenus. Elle m'annonce ensuite que sa sœur est morte l'année précédente et termine son message par un post-scriptum qui me surprend : "Je n'ai jamais retrouvé d'amie comme tu l'as été."
Elle me demande l'adresse de mon blog et des nouvelles de ma sœur Anna.

Au sujet de mon blog voici ce que je lui ai répondu :

"Je me suis rendue compte en écrivant que nombre de mes souvenirs étaient flous, aléatoires et j'ai inventé beaucoup de choses pour combler les trous. Si tu vas lire mon blog, surtout fais le comme si c'était un roman et pas pour chercher des souvenirs.
Je ne me souvenais plus trop de tes parents et j'ai sans doute caricaturé pour montrer à quel point tu étais une fleur dans un monde dur.

J'ai peur que cela te choque.
J'ai dit par exemple que ta mère (je préfère te prévenir) était obèse et dépressive et ton père chômeur et alcoolique (je sais qu'il était chômeur, j'ai inventé l'alcoolisme)...

Dis-moi ce que tu en penses et je te donnerai le lien si tu crois que tu pourras prendre ça avec de la distance.

Je me suis fâchée avec ma sœur à cause de mon blog depuis deux mois. Elle a pris un portrait un peu dur que je faisais d'une copine pour elle, du coup elle m'a agressée et nous nous sommes balancées des choses que nous taisions depuis des années. Je pense que ça ne durera pas (ça dure en fait depuis 3 mois), il faut juste que le temps passe mais tu vois, je n'aurais pas envie que tu te fâches également parce que j'écris, librement, et parfois avec un style acide, qui peut paraître cruel et outrancier aux personnes concernées..."

Isabelle m'a envoyé sa réponse immédiatement :
"Au sujet de mes parents ne t'inquiète pas... Je crois que c'est moi qui suis la plus dure quand je parle d'eux et ce depuis quelques années déjà... Ma vie ressemble presque à un roman ou plutôt à une série B... Tous les clichés y sont :
- le père chômeur longue durée (mais en fait paresseux, associable et se faisant licencier à répétition pour divers menus larcins). Et en effet alcoolique.
- Ma mère a changé depuis qu'elle a découvert le travail (elle a perdu une dizaine de kilos entre autres). Elle semble dépressive mais je pense qu'elle souffre d'une pathologie plus grave.
- Ma pauvre sœur a eu la malchance d'avoir des pieds bots à la naissance. Du coup, mon très fin et très égoïste père l'a rejetée. Elle en est devenue malade, bien psy comme on dit dans le milieu de l'insertion. Enorme et très laide à la fin de sa vie, elle avait trois enfants, trois filles de trois pères différents dont les deux premiers n'ont jamais reconnu leur gosse... Elle vivait à Bourg, dans une cité glauque, depuis sa première grossesse, lorsque mes adorables parents, incapables d'assumer, l'avaient jetée dehors. Elle haïssait nos parents et était devenue en quelques années une véritable caricature de ce que la société peut engendrer, le cas social parfait.
L'année dernière, alors qu'elle n'était plus en très bonne santé, elle se fait retirer la garde de ses pauvres mômes... Dans la foulée, elle a refait un autre gosse. Tout semblait se passer normalement jusqu'à l'accouchement, elle est entrée à l'hôpital à la date programmée pour une césarienne et n'en est pas ressortie. Elle avait fait une embolie massive. (...)"

Isabelle conclut en avouant que ma mère et moi lui avons ouvert une lucarne sur le monde. Que sans nous, elle aurait pu s'imaginer autre chose...

J'ai achevé ma lecture en larmes.

Illustration d'Isabelle, au collège.

jeudi 14 février 2008

Tenir la chandelle (3)

Alors que la longueur de temps qu'il leur reste à vivre devrait les prémunir de ce genre de serment, les enfants sont très enclins à employer le mot toujours. Ils échangent leur sang et jurent qu'ils s'aimeront "à la vie, à la mort".

Alors que la distance qui les sépare de la mort s'amenuise, les adultes rient des serments des enfants et se méfient de l'avenir comme d'un traitre. Quand je dis "A demain !" à ma grand-mère, elle soupire "Oh, tu sais, demain je ne serai peut-être plus là !".

Isabelle et moi avions échafaudé une stratégie complexe pour prouver à nos professeurs qu'ils ne nous sépareraient pas aussi facilement. D'abord, nous nous retrouvions chaque matin, à sept heures, afin de faire le chemin jusqu'au collège, main dans la main. Nous échangions notre journal, dans lequel, chacune décrivait pour l'autre ses pensées et son ennui lors des heures de cours.

Les jours s'annonçaient de la même façon. La date clinquait en haut à droite. Au centre, pleins et déliés, deux mots s'émerveillaient, Ma moitié, écrivions nous sans sourire. Le soir, avant de parcourir ensemble le chemin du retour, nous gravions en lettres majuscules : Rien ni personne ne séparera Isabelle de Zoridae, amies pour toujours.

Nous nous faisions un devoir d'aller balancer, à la récréation, quelques claques à Cyril, le fils du prof de math qui avait réclamé, avec acharnement, le redoublement de mon amie. L'imbécile, au lieu de se défendre, nous agonissait d'injures avant de détaler, trainant ses mocassins à frange comme un boulet. Isabelle, qui n'allait jamais en cours d'EPS parce qu'elle n'avait rien à y apprendre, le rattrapait en quelques secondes, et lui faisait un croche-pied. La plupart du temps, Cyril tombait mal. Ses joues, rendues protéiformes par un lot de boutons purulents, saignaient, ses lèvres se fendaient, libérant des flots de sang, ses dents raclaient le goudron. Loin derrière, je m'essoufflais, bousculant au passage les élèves agglutinés sous le préau. Lorsque je les rejoignais enfin, Isabelle était assise sur le dos de Cyril qui se cabrait pour se débarrasser d'elle. A deux nous l'immobilisions. Cyril était maigre, ses côtes saillaient sous ses habits Chevignon. Les claques pleuvaient, les menaces aussi :
"Si tu en parles à ton con de père, on en prendra un pour taper l'autre."
"On te f'ra bouffer son dentier !"
"On t'arrangera le portrait, tu verras tu seras moins moche !"

Mais Cyril ne perdait pas son air benêt. D'un œil globuleux, il cherchait nos seins sous les tee-shirts de Hard-Rock, oubliant de se protéger lorsqu'une de nos mains s'abattait sur son visage. Dégoûtées, nous l'abandonnions à ses rêveries concupiscentes et nous rejoignions, en retard, nos classes respectives.

A la rentrée des vacances de la Toussaint, Isabelle me fit remarquer que, dans la cour des CPPN, un garçon magnifique me fixait avec insistance. Rodolphe le connaissait, c'était un Turc qui ne parlait pas un mot de français. Il ne se mêlait pas aux autres et récoltait des zéros dans toute les matières sauf en atelier où il excellait.

Son prénom, magique, me fut chuchoté à l'oreille par mon amie qui pouffa : une première syllabe qui fermait les lèvres en un baiser pudique, la deuxième qui faisait claquer la langue avec coquetterie. Je demandai à Isabelle de s'éloigner afin de vérifier si ce n'était pas plutôt elle qu'il suivait du regard.

"Tu vois, se réjouit-elle un peu plus tard, c'est toi que Mothée aime..."
J'échangeai un regard indécis avec mon soupirant silencieux. S'il m'a choisie, moi, c'est parce qu'il est handicapé niveau langage, songeai-je. Il doit se dire, que, pour moi, mieux vaut un amoureux muet que le célibat éternel. J'étais en colère, pourtant son regard d'océan provoquait un troublant remue-ménage dans mes entrailles.

Depuis quelques temps, Rodolphe nous rejoignait sur les lieux de notre rendez-vous matinal. Alors que nous bavardions, assises sur un terre-plein parsemé de crottes de chiens, il freinait comme un cowboy, à quelques centimètres de nos pieds. Immense, il ôtait son casque, qu'il accrochait au guidon de l'engin, avant de soulever mon amie comme une plume. Ses cheveux noirs palpitaient dans l'air comme les ailes d'une corneille.

"Ça va bébé ? demandait Rodolphe.
- Ça passe, répondait-elle en se lovant sur ses genoux."
Alors je tenais la chandelle.

Parfois je décidais de bouder et je tournais le dos à leurs épanchements lascifs, plongeant le nez dans une leçon. Mais j'entendais, mal à l'aise, des bruits de succions, de lèchements, des baisers sonores, d'autres, longs et silencieux qui s'achevaient avec des rires coquins. Je toussotais, je me raclais la gorge et chantonnais. Pourtant, malgré moi, j'analysais le moindre son ou son absence afin d'y associer les images correspondantes. D'autres fois, je fixai le couple, espérant les gêner et les forcer ainsi à interrompre leurs agapes. Imperturbable, je devais les contempler tandis que leurs lèvres se poussaient, se collaient, se suçaient, se goûtaient ; que leur nez se frottait, se heurtait ; que leurs dents claquaient, mordaient, dévoraient ; que leur langue s'aventurait, baveuse, sur le pourtour d'une bouche, dans le cou, dans une oreille ou formait, sous la peau fine des joues, d'étranges monticules qui se déplaçaient .

Les amoureux se parlaient peu. Lorsqu'ils le faisaient c'était pour commenter un baiser, rire d'une caresse, se donner rendez-vous le soir. Ils s'exprimaient d'une voix sourde que je trouvais saugrenue. Je m'ennuyais absurdement.

Lorsque Rodolphe se levait, après un quart d'heure de folâtreries, Isabelle tirait sur son pull et rajustait son Bandana noir. Néanmoins, j'avais aperçu les suçons violacées qui fleurissaient au milieu du bouquet fané des suçons jaunes et verts des jours passés. Nous regardions le géant enfourcher son destrier, Isabelle lui faisait coucou.

Dès qu'il disparaissait de notre vue, nous reprenions nos conversations habituelles : plaintes au sujet des profs, projets de brimades pour Cyril, boums avec les zonards. Jamais nous n'évoquions le fait qu'elle m'ignorait en présence de Rodolphe et qu'elle se comportait alors, comme si je n'avais été rien de plus qu'un lampadaire "Eh avais-je envie de lui rappeler, il y a l'électricité aujourd'hui, plus besoin de se faire tenir la chandelle par une amie !"

Isabelle m'interrogeait sur Mothée, mais, échaudée par le quart d'heure que je venais de passer, je changeai de sujet.

Ce n'est pas que je ne me voyais pas l'embrasser. Mais je n'avais pas envie de le faire en public.

Or, à nos âges, il n'y avait guère d'autre solution.

Illustration : Bobi and Bobi

jeudi 7 février 2008

Tenir la chandelle - Fin des interludes -

Aujourd'hui, occupée à tisser les fils du souvenir et de l'oubli pour permettre à la vérité d'affleurer, je demeure des heures assises devant l'ordinateur. Mes épaules me font mal, le bureau est un peu trop bas et je suis obligée de me tenir le dos rond. Le téléphone sonne mais je ne bouge pas. Seuls mes doigts pianotent, le reste de mon corps semble pétrifié. Puis, miracle de l'écriture, une chèvre caresse ma main de sa bouche languide : c'est la douce Fleur d'Oranger au pelage abricot, au gros ventre sur des pattes frêles. Barbichon taquine mon mollet à la pointe de ses cornes, et Fleur de Lys, sa jumelle, neigeuse, bêle éperdument.

Je me souviens comme j'avais fini par lever la tête de mes romans, cet été là. Un troupeau de chèvres m'avait apprivoisée et je les avais toutes baptisées. J'observais leurs relations, inventant le passé d'où avaient émergé leurs querelles et un avenir pour leurs amourettes. Ma sœur courait en tous lieux avec sa camarade, j'avais de vraies conversations avec des chèvres de mon âge.

Le soir, avant diner, j'allais chercher les vaches avec le fermier. Nous marchions sur des chemins désherbés au milieu. Sautillant sur les côté clairsemés je demandai :
"Pourquoi tout le monde marche au milieu ?"
J'avais un grand baton que je faisais tournoyer comme j'avais vu les majorettes le faire au défilé des conscrits. Il me retombait sur les pieds ou valdinguait dans les talus.

Finalement, la ferme me plut tant que j'y retournai seule aux vacances de février pour assister à la naissance des chevreaux. Nous nous levions à cinq heures les nuits où il semblait qu'une chèvre allait mettre bas. Contemplant la vapeur qui s'élevait de mon chocolat, je me disais que je ne supporterai pas longtemps de dormir si peu. J'avais commencé à écrire sérieusement et, alors que je ne m'étais jamais inquiétée de ce que je manquais en lisant, je culpabilisais de contempler la vie au lieu d'en profiter. Cependant, les jours où je ne pouvais écrire, il me semblait que l'existence devenait un tissu de fadaises.

A l'aube, les bras sur la toile cirée, ces atermoiements se tenaient à distance et je me contentai d'enfourner des tartines à la confiture de fraises. Sur le chemin de la bergerie, je tapai des pieds sur la terre gelée, scandant en esprit une phrase que je craignais d'oublier.


Mon amie Isabelle était ma première lectrice. Ma mère et ma sœur, les suivantes. Je me livrais à des expériences ; il fallait que ma sœur pleure, que mon amie m'admire et que ma mère hoche la tête en silence, signalant à la pointe de son index les fautes d'orthographe.

Pour ma sœur, je dressai le tableau idyllique d'une famille d'elfes, heureux dans la forêt aux abords d'une charmante rivière. Alors que les enfants jouaient dans l'eau, des gnomes arrivaient et tuaient tout le monde. Seuls deux elfes survivaient, un garçon, une fille. Ma sœur éclata en sanglots, réclamant la suite avec impatience. Ayant obtenu ce que je désirais, j'étais incapable de continuer. L'attente de ma lectrice pesait sur mes épaules comme une chape de plomb. J'attaquai aussitôt une autre épopée : une petite fille répondant au doux prénom d'Annette dévorait du chocolat en quantités faramineuses, si bien qu'elle se transformait en figurine de chocolat. Angoissée par sa métamorphose, elle commençait à se ronger les ongles, grignotait sa main et finissait par avaler ses deux bras. Je ne sais plus comment la suite se déroulait mais sa mère, au matin, ne retrouvait qu'une flaque de chocolat sous un radiateur.

Pour Isabelle, j'inventai l'histoire de Nicolas, un petit garçon solitaire qui trouvait un corbeau mort sur le chemin de l'école. Il le gardait dans son cartable et, à la fin de la journée, le ramenait chez lui. Dans son grenier, il lui ouvrait le ventre, y introduisait un système électrique et l'oiseau finissait par ouvrir les yeux. "Mczra-Mczra ! s'exclamait-il, éperdu de reconnaissance". Le jeune Pygmalion et sa créature affrontaient le monde des adultes avec vaillance mais leur histoire se terminait mal parce que j'ai toujours trouvé que la tristesse avait plus d'allure dans les livres qui me plaisaient. Ainsi, le Mczra-Mczra finissait par souffrir d'une déficience dans le circuit électrique, il mourait et son ami, incapable de le rendre à la vie une nouvelle fois, pleurait sans fin.

****

Bien sûr, aujourd'hui, en résumant Le Mczra-Mczra, je ne peux m'empêcher de penser que j'étais visionnaire. Car notre amitié a fini dans les larmes. ; nous avions été turbulentes en classe toute l'année, on a décidé de nous séparer. Isabelle a redoublé et moi pas. Imaginez : l'attente angoissée pendant le conseil de classe puis l'annonce des résultats ; deux petites filles pleurant enlacée sous le préau et se murmurant des serments qu'elles ne tiendraient pas.

J'ai commencé la série de textes intitulée Tenir la chandelle, le 22 janvier. Après avoir évoqué quelques épisodes de mon amitié avec Isabelle, j'ai eu l'idée de regarder sur Copains d'avant si elle y était inscrite. J'ai découvert sa fiche avec stupeur. Isabelle vit toujours à V., en union libre et elle a un enfant. Elle est heureuse "plus que je ne l'aurais imaginé", écrit-elle. J'ai contemplé ces mots qui dépeignaient un portrait si éloigné de mon amie du collège et je me suis dit "je devrais lui envoyer un mail".
Mais j'ai renoncé, j'ai repoussé.
Que dire après tout ce temps ?


Le lendemain, j'avais un message d'elle dans ma boîte...


Illustration : Bobi and Bobi

mercredi 6 février 2008

Tenir la chandelle - Sixième interlude -

Nous nous installâmes rapidement. Nous dormirions, ma sœur et moi, dans le grand lit de la fille aînée de la maison, partie étudier à la ville. C'était une petite chambre coquette, tapissée de bleu et dont les grandes fenêtres ouvraient sur la cour. Au-dessus de l'armoire qui serrait de près le bureau massif et le lit au couvre-lit dentelé, une dizaine d'albums photos, classés par année, penchaient, lourds de souvenirs mirifiques. Une violente appréhension me tordait l'estomac, ce qui me rappela les galas de gymnastique au mois de juin. En coulisse, avant le dernier, j'avais vomi sur ma mère qui m'aidait à enfiler mon justaucorps rose. Elle avait soudain accepté que j'arrête cette activité abhorrée à la rentrée. Accepterait-elle de me laisser rentrer à la maison si je vomissais sur le joli couvre-lit ?

J'en doutais.

Désespérée, je la suivais comme une ombre, faisant traîner mes talons sur le sol, tandis que ma sœur papillonnait, furetait avec enthousiasme, babillant à qui mieux-mieux, énergique, adorable. Comme je donnai à ma mère un énième coup de coude, elle entreprit de me faciliter l'existence pendant notre séjour :

"Mes filles aiment bien lire. Surtout la grande.
- Ah c'est bien ça ! répondit la fermière en ouvrant la bergerie."
Nous pénétrâmes dans une petite pièce au sol couvert de paille. Nos pas faisaient ricocher de petites crottes toutes rondes. Je donnai un coup de coude à ma mère qui se perdait en digression sur les bovidés.
"Ne les empêchez pas de lire ça leur manquerait, ajouta-t-elle sans conviction."
Je la fusillai du regard.
"Oh, rétorqua notre hôtesse, elles n'auront sûrement pas envie de lire. Il y a des choses plus intéressantes à faire à la campagne !
- C'est ce que je pense aussi, enchaîna ma mère, mais vous savez comment sont les jeunes...
- Ne m'en parlez pas !"

"Et voilà, songeai-je les larmes aux yeux, on va nous mettre dehors sans arrêt..."

J'imaginai l'insipide déroulement de journées semblables en tous points, la langue chargée de l'odeur écœurante du lait frais, les démembrements d'insectes sous un soleil de plomb, le soulagement au moment de se coucher, plus que 12 jours, 10 heures et 38 secondes avant que Maman nous délivre de ces vacances assommantes.

Une fillette surgit, de l'âge de ma sœur. Rieuse, elle la saisit par la main et l'entraîna.
"C'est ma cadette, se gaussa la fermière. Elle est ravie d'avoir de la compagnie cet été. Ne faites pas de bêtises ! s'écria-t-elle en les voyant disparaître en direction de l'étable. "

Enfin, ma mère monta dans sa petite voiture. Les dents serrées j'agitai une main glacée ; ma sœur qui revenait les joues barbouillées de terre éclata en sanglots. Ma mère coupa le moteur, souriante, dans sa grande mansuétude. Elle se tordit une cheville à cause de ses belles sandales à talons et se rattrapa à mon bras. Je me dérobai, m'éloignai de quelques pas, scrutant, derrière elle, un détail dans le mur de pierres de la petite maison. J'espérais être la personnification du désespoir muet et je pensais à toutes les héroïnes d'opéra, mortes foudroyées d'avoir été abandonnées.
"Ma chérie, chantonna ma mère en prenant Anna dans ses bras, vous allez bien vous amuser, tu verras ! Tu seras déçue de me voir revenir dans trois semaines !"
Sa jupe à fleurs jaunes balayait la terre zébrée de traces de roues de machines agricoles. Ses cheveux dissimulait le visage de ma sœur derrière un rideau mystérieux et je n'entendais pas les paroles rassurantes qu'elle lui murmurait. Elle déposa un baiser sur son front et leurs lunettes en fer coloré cliquetèrent. Je les imaginai piétinant dans la longue procession funèbre derrière mon cercueil. Elles auront tellement honte alors d'avoir ignoré les arcanes de ma sensibilité.
"Au revoir ma grande, roucoula ma mère en se penchant sur moi.
- On s'est déjà dit au revoir, grommelai-je."

Je passai mes premières journées cloîtrée dans la chambre qui nous avait été allouée, dévorant les livres que j'avais emportés avec moi. De temps en temps, épuisée, je m'endormais. Au réveil, reprenant mon livre à l'endroit où la page était cornée, je passai les doigts dans les petits trous qu'avaient gravée sur mes joues, la dentelle du dessus de lit.

Allongée sur le matelas pleins de creux, les mains nouées derrière le crâne, je rêvais parfois des voyages de la fille aînée. Elle avait seulement 22 ans et elle était allée en Italie, en Espagne, en Angleterre d'après les annotations en majuscules sur la tranche des albums. Un jour, n'y tenant plus, j'ouvris un des volumes. Une bande de jeunes y riait, agglutinés pour la photo. Ils se ressemblaient tous mais était-ce les mêmes d'un voyage à l'autre, j'étais incapable de le décider... Cherchant à élucider des mystères sulfureux, j'essayai de décrypter si le bras de la fille aînée enlaçait plus souvent un cou qu'un autre, si ses yeux se reflétaient dans ceux d'un garçon jovial, si sa bouche semblait étirer les pans de son sourire vers un autre sourire. Lui avait-on dit en Italie qu'elle était bellissima, avait elle flirté en Angleterre et dansé un flamenco débridé en Espagne ? Les photos le cachaient mais son âge le suggérait. Vingt-deux ans, soupirais-je, quand j'aurai vingt-deux ans je n'aurais plus besoin de lire pour rêver ma vie...

Illustration : The black apple

mardi 5 février 2008

Tenir la chandelle - Cinquième interlude -

Un an plus tard, dans la voiture avec ma mère et ma soeur, j'essayai de me représenter un nouveau paysage et de nouvelles personnes dans la ferme où nous allions mais je ne pouvais voir d'autre visage que celui du grand-père avec qui j'avais cueilli des champignons le jour du carnage des chats. Il m'avait parlé longuement de la forêt, de sa vie, près de sa fille et son gendre, de sa jeunesse aussi et de la mienne. Lorsque j'avais parlé à mon tour, il m'avait écouté sans m'interrompre et sans bouger, attentif parmi les craquements des arbres centenaires et les battements d'ailes des passereaux égrillards. De retour, il me permit d'entrer dans sa maisonnette et sa femme nous prépara une omelette aux cèpes. Il était 16 heures et j'aurais dû aller dans la cuisine d'à côté pour chercher ma tartine mais le vieil homme m'affirma qu'il n'y avait rien de meilleur que des champignons qui viennent d'être cueillis et que sa fille comprendrait ; elle aussi, autrefois, allait ramasser les champignons avec lui !
Par-dessus la table et notre festin de roi, nous nous regardions, silencieux à présent. Les mastications de notre bouche semblaient chuchoter ce que nous n'avions pas encore dit. Des sourires béats s'étalaient sur nos visage comme le beurre en baratte sur le pain de campagne.

Le lendemain notre mère était venue nous chercher. Une autre voiture stationnait devant la ferme qui grinçait sur ses essieux ; à l'intérieur deux dogues noirs, gigantesques, montraient les crocs. Une mousse blanche baignait leurs babines retroussés. Le garçon qui venait du Gabon nous expliqua, crânement : "Ils peuvent tuer un homme en 20 secondes". Je me demandai s'il allait vraiment monter dans cette voiture avec sa mère et si parfois, il faisait de gros câlins à ses animaux de compagnie d'une amabilité douteuse.
"Suis-je amoureuse de lui ? m'interrogeai-je".
J'avais, depuis, mon plus jeune âge, la manie de tomber amoureuse du moindre avorton qui me parlait gentiment. Je réfléchis un instant aux conséquences d'une idylle avec quelqu'un qui habitait si loin. Ce serait exotique mais... "A plus, lui balançai-je en haussant les épaules. Et fais attention ! ne pus-je m'empêcher d'ajouter avec un geste vers les molosses. "

Je m'étais mise à pleurer lorsque la dernière bâtisse disparut de mon champ de vision.
"C'était bien alors ? argua ma mère.
- Non c'était horrible ! reniflai-je, on n'avait même pas le droit de lire pendant la journée. Et puis le grand-père, le grand-père..." Je ne terminai pas ma phrase.

Six mois plus tard, nous avions appelé pour passer, c'était sur notre chemin, nous revenions d'un mariage.
J'avais réclamé mon ami du dernier jour.
"Il est mort il y a quelques semaines, m'apprit ma mère en raccrochant. On peut y aller quand même si vous voulez. La fermière a dit qu'elle serait ravie de vous revoir."
Mais nous rentrâmes à la maison sans nous arrêter.
Dans ma bouche, la salive avait un goût de terre. Des corbeaux agglutinés dans un champ, s'envolèrent au passage de la voiture.

Illustration : The black apple

lundi 4 février 2008

Tenir la chandelle - Quatrième interlude -

Le lendemain, je décidai de me lever avant tout le monde. Un petit bruit régulier juste devant la maison m'intriguait ; il était chaud et doux, léger, presque imperceptible et m'attirait comme la mélopée du Joueur de flûte.

Derrière la cuisinière, la fermière préparait le pot-au-feu du jour, tronçonnant des légumes, dépeçant des morceaux de viande. Elle me héla lorsque je la dépassai pour avancer sur le seuil où flambait déjà un soleil infernal. Mais je l'ignorai ; je courais presque, et ma chemise de nuit battait mes cuisses en rythme. Le bruit résonna encore, opaque, immobile, à l'extérieur. J'enjambai le pas de porte, frôlant le fermier qui y était assis.
Le bruit s'arrêta. Les chiens, à l'autre bout de la cour, tirèrent sur leur chaîne en acier, jappant, grognant.
"Bonjour Grenouille, me dit l'homme en s'essuyant le front, bien dormi ?"

A ses pieds, trois petits chatons gisaient, la tête ensanglantée. Trois autres miaulaient, plissant leurs petits yeux aveugles, tordant le nez à la recherche des mamelles maternelles.
"D'habitude je les noie mais je me suis dit que j'allais essayer comme ça, se rengorgea le fermier."
Je saisis un des petits êtres qui titubaient entre mes jambes.
"Tu ne devrais pas, protesta le fermier en me l'ôtant des mains. Considère plutôt que c'est un moustique."
Et ce disant, tenant l'animal par le train arrière, il le propulsa contre le mur :
"Poc poc poc, fit la tête du chat en se fracassant doucement.
- Ferme la bouche, murmura le fermier, les mouches vont chier dedans !"
C'était sa façon à lui de me réconforter. Je voyais bien qu'il était embêté que j'assiste à ce spectacle.
"Tu devrais aller boire ton lait, la jatte est sur la table.
- Je n'ai pas soif, articulai-je sans que ma voix ne sonne ailleurs qu'en moi."

Je m'affaissai sur le sol, remontai mes genoux contre mon menton. Un mouche me chatouilla le nez et je ne la chassai pas. Elle se posa sur ma joue. Je regardai les deux chatons encore vivants.
"Pourquoi faites-vous ça ? bafouillai-je. " Je savais que ma question pouvait lui paraître un tantinet accusatrice mais plus rien n'avait d'importance tandis que sur mes épaules semblaient peser le poids du monde.
"Ben on ne va pas garder tous les minots qu'elle pond cette chatte, sinon ça pullulerait par ici.
- Et alors, vous avez de la place ? rétorquai-je, égarée décidément sur les chemins de l'impertinence.
- Tu sais ces bêtes là, c'est comme les lapins, conclut sentencieux le fermier. Sauf que les lapins, au moins, on peut les manger..."

Hypnotisée, je le regardai massacrer le chaton roux et le chaton noir et blanc.

Poc poc poc...

La mouche s’envola.

Illustration : The black apple

samedi 2 février 2008

Tenir la chandelle - Troisième interlude -

Un été, ma sœur et moi furent envoyées en vacances à la ferme.

Ce n'était pas très loin de V. et je n'eus pas le temps de me détendre pendant le voyage en voiture. Au énième virage en épingle, ma mère donna un coup de volant, la voiture cahota sur un chemin perclus de trous, je me penchai à la fenêtre et vomi les Craquinettes de mon petit déjeuner.
"Je ne vois pas pourquoi tu t'angoisses comme ça, soupira ma mère. Si vous n'y êtes pas bien, je reviendrai vous chercher dans une semaine !"

L'année précédente, nous avions étrenné le concept - quasiment nouveau à l'époque - dans une ferme énorme, avec une dizaine d'autres enfants.
Je me rappelle que l'un d'entre eux, vivait le reste de l'année au Gabon et que la fermière, avec qui nous n'avions quasiment aucun contact, nous poussait dehors pour la journée.

Au petit déjeuner, nous buvions du lait de vache, de la traite du jour. Il paraissait sale, une peau épaisse bavait sur les parois de porcelaine de mon bol et l'odeur épuisante des boyaux de vache me révulsait, accompagnée d'un clapotis qui animait le breuvage d'une volonté morbide. Mais je le savourais jusqu'à la dernière gorgée et l'enclume qui me lestait l'estomac, laissait, pour quelques heures, mon esprit tranquille.

Nous dormions dans un grenier poussiéreux aménagé en dortoir. Dans les lueurs de l'aube, les meuglements des vaches implorant qu'on les débarrasse du fardeau de leurs pis me réveillait et je pensais, sans savoir pourquoi, à des histoires de guerre, d'enfants cachés, entassés dans des maisons fantômes.
Le plancher craquait sombrement, le jour faisait irruption par la fenêtre et mes comparses secouaient leurs draps et s'étiraient, bavards, dévalant une seconde plus tard les marches inégales des escaliers en colimaçon.

Nous jouions toutes la journée, ma sœur et moi, seules, dans les grands champs qui bordaient la maison.
Les sauterelles pullulaient.
Ma sœur les dépeçait. Je m'arrogeais le pouvoir de les défendre en cassation mais mon argumentation se révélait vaine : mes clientes étaient toutes condamnées.
Leurs pattes volaient les unes après les autres dans l'air gourd, immobile, rayé seulement par le passage d'un insecte.

Un jour, alors que j'observai une colonie de fourmis, je m'assis dans une bouse de vache. Le dessus avait séché, et il céda, comme un couvercle, permettant à mon postérieur de rentrer en contact avec la partie liquide, sirupeuse de l'excrément. Mes jambes battirent devant moi et je me redressai péniblement.
Je portais un minuscule short blanc à fines rayures vertes et je sentis s'immiscer jusque sur mes cuisses la coulure visqueuse qui avaient jailli des entrailles d'un bovidé. La merde raya mes jambes et glissa jusque dans mes sandales.

Ma sœur chanta sur l'air de "nananananère" :
"Elle a fait caca dans sa culotte, elle a fait caca dans sa culotte" et je me mis à pleurer.
Elle se tut, interloquée.
"Jamais je n'oserai retourner à la ferme gémis-je.
- Mais pourquoi ?
- Je vais me faire disputer."

Nous nous cachâmes dans les buissons qui cernaient la maisonnette du grand-père. Celui-ci nous trouva, après dîner alors qu'il sortait fumer sa pipe en faisant une petite marche digestive jusqu'à l’enclos où une truie devait mettre bas d'un jour à l'autre. Nous étions transies et une légère odeur de fumier émanait de moi.

"Vous avez déjà cueilli des champignons, nous demanda-t-il ?
- Non, jamais.
- Eh bien, allez donc vous coucher parce que demain je vous attendrai à l'aube pour votre première cueillette. »

C'est ainsi que j'osai pénétrer dans la cuisine où la matrone nous attendait de pied ferme.
Une chatte accouchait dans un coin et deux assiettes de soupe aux épinards refroidissaient sur la toile cirée. Une motte de savon de Marseille me fut tendue et je dus, en culotte au milieu de la pièce gratter la moindre miette de bouse de mon short, tandis que ma sœur aspirait bruyamment sa soupe verte.

Je pensai que d’ici, quelques minutes, sous les draps rêches j’allumerai ma lampe de poche pour finir de lire l’Appel de la Forêt.

La vie était tellement plus belle lorsque je la lisais !

Illustration :
The black apple

lundi 28 janvier 2008

Tenir la chandelle - Second interlude -

Isabelle avait insisté pour que je vienne : ce serait l'occasion que je rencontre enfin les copains de son quartier. Après tout, elle les fréquentait depuis quelques mois et elle ne nous avait pas encore présentés.

Elle m'avait fait un bref topo. D'ailleurs, par ouïe dire, je les connaissais, il m'arrivait même de rêver de chevelus tout droit descendus du poster de Europe suspendu au-dessus de mon lit : "N'aie pas peur, susurraient-ils, nous ne te voulons aucun mal, nous sommes les amis d'Isabelle !".

Isabelle m'avaient enregistré des compilations de leurs morceaux préférés : Metallica, IronMaiden, Venom, Megadeth.
Sur ma table de chevet rose, entre le Concerto pour flûte et harpe de Mozart et les chansons les chansons éperdues de Jacques Brel, s'empilaient la cassette Hervé, la cassette Cédric et celle baptisée Rodolphe, ornée de coeurs percés d'une flèche.

J'avais ri à leurs meilleurs blagues, qui semblaient si puériles, singées par mon amie.

Je savais qu'ils lui tenaient compagnie lorsque je ne pouvais pas la voir ( en d'autres termes, elle les appelait - sans aucune rouerie- ses bouche-trous ), qu'ils étaient gentils et, parfois même, adorables.
Pourtant, les gens les dévisageaient souvent avec une agressivité dont ils étaient, eux, véritablement incapables.

A vrai dire, je ne me souviens plus de ce que j'ai éprouvé en apercevant la bande installée dans son coin favori, sur un carré d'herbe à un carrefour du lotissement des petites maisons.
Je devais avoir le trac et sourire avant même d'entendre les banalités qu'ils échangeaient de leur voix oscillant du grave à l'aigu, telles les vocalises arachnéennes d'une soprano mozartienne.

Ils arboraient tous le même uniforme : jeans déchirés, tee-shirt de leurs groupes de Hard Rock préférés, Perfectos. Les aînés avaient les cheveux longs, les plus jeunes n'avaient pu négocier avec leur mère qu'une coupe très courte avec une longue mèche qui serpentait entre leurs omoplates boutonneuses.

Ils s'entassaient sur des mobylettes déglinguées qui leur servaient à faire des acrobaties au nez des 4L et autres Deudeuches de leurs parents, oncles et tantes à leur retour d'usine.

A V. on les appelait les Zonards.

Les élèves du collège les méprisaient parce que la plupart d'entre eux étaient en CPPN.
Les autres, ceux qui avaient plus de 16 ans, avaient arrêté l'école et attendaient d'être licenciés de leur premier emploi pour toucher le chômage. Ils refusaient de mener la vie de leurs parents, paralysés par un travail épuisant qui ne leur permettait de s'offrir qu'un peu d'anesthésiant au bar du coin mais pas des vacances avec leurs gosses.

Ils voulaient profiter de la vie en écoutant de la bonne musique et en passant le moindre événement au crible de leur jugement impérieux. Les Zonards fumaient mais ils détestaient l'alcool. Rien ne devait altérer leur perception douloureuse de la réalité.

Ce jour-là, ils avaient organisé une boum.

Jusque là j'avais réussi à éviter, en usant de subterfuges plus ou moins saugrenus, les invitations de notre classe à des agapes qui ne semblaient réjouissantes qu'après coup.
Mais, Isabelle m'avait coincée, elle voulait que je vienne. Je connaîtrais Rodolphe dont elle me rabâchait les oreilles quotidiennement. Je pourrais lui dire si, comme elle en avait l'impression, il la regardait bien sans arrêt.

Chargée de cette mission délicate - il fallait faire preuve de discrétion et donner un avis qui pourrait décider du bonheur de mon amie - j'acceptai de venir.

Isabelle m'assura : "les Zonards sont cool, si tu ne veux pas danser, tu ne danseras pas. Ils ne s'en apercevront même pas."

Elle m'aida à choisir dans ma garde robe d'enfant sage, la tenue idéale : mon jean clair que nous trouâmes juste sous la fesse gauche (en tirant les fils pour qu'on ne distingue pas le coup de ciseaux maladroit), une longue chemise blanche qui avait appartenu à mon grand père et qui se fermait aux poignets, par des boutons de manchettes dorés.
Enfin, elle fixa à mon poignet, par dessus les bracelets tressés qui symbolisaient notre amitié, son bracelet à clou dont je caressai les pointes du bout des doigts comme s'il s'agissait d'un talisman.

Nous pénétrâmes tous ensemble dans une maison jumelle de celle d'Isabelle, meublée avec une opulence baroque : canapés et fauteuils en cuir noir, grosse chaîne HiFi, télévision énorme nichée dans son meuble assorti à colonnes greco-romaines.
Le chien, un Berger allemand nous regarda d'un oeil torve lorsque nous passâmes, à la queue leu leu, devant son couffin pour entrer dans le garage.

Il y avait des chaises collées dans un coin et je m'empressai d'aller m'y asseoir. Hervé, un petit rondouillard, quasi tondu, se précipita sur la sono. Il faisait noir hormis les flashes violets de spots grésillant qui gravaient sur ma rétine de sombres imbroglios.
Bientôt, les vingt Zonards qui s'étaient rassemblés dans les odeurs de cambouis, après quelques trémoussements subtils, se mirent à sauter comme des kangourous et à se précipiter les uns contre les autres, comme des kangourous drogués.

"Viens, c'est un pogo, hurla Isabelle qui venait de surgir à l'autre bout de ma main."
Elle tentait de m'attirer au centre :
"Non, laisse-moi, tentai-je, mais elle ne m'entendit pas."

Son bras crochetant le mien elle sauta et je sautai aussi, priant que l'oubli s'abatte sur moi une fois quittés ces lieux dantesques. Je ne tenais aucunement à me rappeler ces sauts de puce ridicules le reste de mon existence.

Puis une vague m'emporta, le groupe qui nous entourait sembla déferler sur un autre groupe qui vint à notre rencontre. La musique s'insinuait dans le moindre de nos gestes et le rendait sauvage, grisant, violent. Nous agitions nos cheveux dans tous les sens et scandions le refrain à tue-tête.

En pleine ascension je heurtai Hervé qui n'avait pu résister au clou de la soirée, le fameux pogo, et avait abandonné la sono pour quelques minutes. Nous retombâmes en même temps sur le sol et il m'entraîna vers un autre groupe. Sa main me tira si haut que j'eus l'impression que nous allions toucher le plafond. Mais c'est Rodolphe que je rencontrai avant de chuter lourdement sur le sol ; c'était un géant au visage massif et aux yeux énormes dont le crâne semblait surmonté de quelques méduses. Seule sa bouche lippue paraissait aimable sur cette carcasse dégingandée.
Il m'aida à me relever et me dit quelques mots tandis que je frottai ma jambe endolorie.
La maigre foule nous sépara avant que je lui réponde.

Vint le quart d'heure des slows.
Je sentis que j'allais détester ce moment et convoquai maintes scènes de films en costumes dans lesquels des dandies se dévouaient parfois pour faire danser les laiderons qui faisaient tapisserie.

Je n'eus pas à attendre longtemps. Levant soudain la tête que j'avais baissée dans un accès de dépression, je vis Hervé qui me tendait une main.
Je sursautai.
"Ça te dis qu'on danse, grommela-t-il ?
- Ça passe, suffoquai-je."
Debout sur le sol, sans gigoter ni bondir, il s'avéra que j'étais légèrement plus grande que mon cavalier et que mon nez chatouillait son étroit front acnéique. Les basses du morceau de musique faisaient vibrer nos squelettes, entre lesquels, nous maintenions, un espace bienséant.

Je cherchai du regard Isabelle que je n'avais pas aperçue depuis un moment mais ne la trouvai pas.
J'allai prononcer quelques mots lorsqu'Hervé embrassa mon menton. Son baiser était sirupeux et il me sembla qu'il m'aspirait le menton jusqu'au moment où nos lèvres se rencontrèrent.

Alors, sans le vouloir, juste avant de baisser les paupières, j'entrevis Isabelle entremêlée avec Rodolphe sur les chaises où j'avais passé une partie de l'après-midi. Je ressentis une brusque rage et claquai des dents.

Hervé me lança un regard circonspect avant de plonger ses mains dans mes cheveux pour rapprocher ma bouche de la sienne. Je me félicitai de ne pas avoir mis mes lunettes pour l'occasion.

Ça n'aurait pas été pratique.


Illustration : Anne-Julie

jeudi 24 janvier 2008

Tenir la chandelle (2)

L'hiver suivant, Isabelle rentrait à pied un soir dans sa petite maison H.L.M très excentrée lorsque, dans un coin sombre, caché de la rue par une haie épineuse, un homme lui saisit le bras et l'obligea à le regarder pendant qu'il se branlait.

Mon amie devait avoir 13 ans, elle mesurait un mètre cinquante, gracile comme une allumette qui a fini de se consumer.
Je me souviens que jamais nous ne nous disputions.
Elle était calme et douce avec une espèce de tristesse insaisissable, tapie au fond d'elle et qui teintait ses rires de mélancolie.


Elle me raconta cet épisode comme s'il s'était agi de quelqu'un d'autre, par exemple d'une héroïne de ces séries américaines devant lesquelles sa mère et sa soeur bavaient toute la journée - sa mère parce qu'elle avait doublé la dose de calmants de son propre gré, sa soeur parce qu'elle avait sucé dans son cordon ombilical les calmants que sa mère ingurgitaient 11 ans auparavant.


"Quoi ? m'écriai-je. Mais cet homme t'a agressée, c'est horrible ! Tu as prévenu la police ?

- Oh non, frémit Isabelle. Je suis rentrée, je me suis lavée les mains et j'ai préparé le repas.
- Tu t'es lavée les mains ? Pourquoi ? Il t'a forcée à le toucher en plus ?

- Non mais je me sentais salie. De toutes façons je me lave toujours les mains avant de préparer à manger, c'est plus hygiénique.

- Mais tu en as parlé à tes parents ?

- Oh non ! Ma mère s'était endormie, elle avait l'air en paix, tu sais elle souriait dans son sommeil, ça me fait toujours drôle quand elle fait ce truc là. Et mon père n'était pas là. Il devait être au bar... Ils n'auraient rien fait de toutes façons, que voulais-tu qu'ils fassent ? C'est trop tard. C'est fait, c'est fait ! Que voulais-tu qu'ils fassent ? répéta-t-elle d'un ton accablé.

- Et bien qu'ils préviennent la police, qu'ils l'arrêtent ce satyre ! Pour l'empêcher de recommencer. Tu imagines qu'il va sans doute s'en prendre à plein d'autres filles ?

- Peut-être pas ? risqua-t-elle.

Je soupirai.
- Sans compter que tu vas peut-être le croiser une nouvelle fois, tu n'as pas peur ?

- Je ne crois pas, il va changer d'endroit, il aura trop peur que je le dénonce."


Nous discutâmes ainsi un long moment mais je ne réussis pas à la convaincre d'en parler à quelqu'un. Je me disais que j'évoquerais quand même son agression avec ma mère en qui j'avais toute confiance pour appréhender intelligemment la situation. Mais Isabelle voulut me faire jurer de n'en parler à quiconque :


"Je suis un peu coupable, gémit-elle alors que je la harcelais encore. Quand il a commencé à... tu sais, à se toucher, quoi, il m'a lâché le bras. Il ne m'a pas dit un mot, pas un seul. Il ne m'a pas menacée mais je suis restée clouée, sur place. Et j'ai regardé. Ça ressemble à une saucisse. Dans la lumière qui venait de la route, c'était blanc, absolument blanc. C'est con mais ça m'a fait penser à la lune. J'aurais pu partir en courant, crier mais je suis restée à fixer ce machin et c'était comme un rêve. Tu comprends, me demanda-t-elle ?"


Lentement, péniblement, je hochai la tête et un sanglot creva comme une bulle au fond de ma gorge.

Isabelle me prit dans ses bras et nous restâmes sans bouger pendant une éternité, serrées l'une contre l'autre.

Illustration : Anne-Julie

mercredi 23 janvier 2008

Tenir la chandelle -Interlude -

L'été avant la cinquième, j'écrivis à Isabelle à l'encre rouge que la veille j'avais eu mes règles et, un peu plus tard dans la même journée, échangé mes premiers baisers.
"J'ai roulé des pelles, traçai-je, fière de moi sur le papier Clairefontaine. Enfin il m'a roulé des pelles, on a roulé des pelles... A vrai dire je ne sais pas comment conjuguer cette expression, avouais-je en voyant entre les lignes, les images absurdes convoqués par ces mots. Mais je sais comment on fait et je crois que je ne l'oublierai jamais."

Je décrivis à mon amie les maux de ventre sordides et l'haleine dégoûtante, mélange de whisky et de tabac, du garçon de 15 ans qui avait parié avec son frère qu'il coucherait avec moi.
Il ne pouvait pas savoir que les barricades, sanglantes, dressées le matin même, lui interdiraient l'accès à ma culotte plus sûrement que ma morale bornée par l'angoisse, la susceptibilité et le besoin ravageur d'être aimée. Couchés dans le sable, sous les pins, à quelques pas de la Méditerranée, nous nous livrâmes à une lutte silencieuse tandis que le sable gravait sur la peau de mon dos un message illisible.
" Non, pas là, soufflai-je toutes les cinq minutes. Ici non plus. "

Christophe avait le même genre de coiffure que moi ; dans mon collège on appelait ça une gouffa. Je ne le trouvais pas beau et avant qu'il ne m'entraîne dans les fourrés, j'en pinçais plutôt pour son frère, ténébreux aux yeux verts qui me rappelait le Ken de ma cousine. Il arpentait la piscine, une cigarette plantée entre ses lèvres comme l'étendard de son désabusement précoce et ne s'illuminait que lorsque ses comparses arrivaient avec les emplettes du jour : whisky, vodka et Lucky Strike.
Christophe suivait son aîné comme son ombre, sirotant à sa suite les flasques dérobées dans le bar paternel, regardant avec dédain les naïades de 18 ans qui s'enduisaient mutuellement de crème solaire, en chuchotant mais sans pouffer, dardant leurs yeux ravageurs sur le dandy versatile.
Chacune rêvait d'être la Françoise Sagan qui pourrait chasser sa tristesse, vaincre son ennui.
Mais Ken se contentait de les ajouter les unes après les autres à sa liste de ses conquêtes d'un jour, regardant d'un oeil morne le ballet des chaises longues, que dans de brusques raclements l'on éloignait du couple jalousé.

Christophe et Ken venaient de Neuilly Plaisance et ils adoraient jouer. Jouer et parier trompaient leur ennui. Ainsi, fus-je choisie.
Pour quel enjeu, je ne l'ai jamais su.

Lorsque Christophe insinua sa langue gonflée par l'alcool entre mes dents vainement serrées, je me vis entrain de vivre ce moment et je compris qu'en même temps que mon enfance, s'envolait l'illusion que le premier baiser devait être extraordinaire.
"Beurk, pensai-je, c'est vraiment infect."
J'étais exaltée. Dans mon ventre, l'anxiété, gorgée de sang, la peur de ne pas savoir faire me donnaient des vertiges. J'imaginais le garçon de quinze ans se lever, écoeuré : "Mais tu n'as jamais embrassé avant ? Tu crains !"
Comme aspirée par des sables devenus mouvants, je sentais ma volonté défaillir. Peu après, je laissai Christophe pétrir ma jeune poitrine.

"Il m'aime, me disais-je en guise de réconfort. S'il a voulu sortir avec moi c'est qu'il m'aime." mais j'avais des doutes. Son intérêt pour moi avait été si soudain. Nous n'avions pas échangé trois mots et j'étais une gamine, je le voyais bien, au bord de la piscine. Les jeune fille en fleurs bronzaient, huileuses, pendant qu'avec ma soeur de dix ans, couvertes d'une couche opaque d'écran total, nous faisions des bombes dans la piscine.

Au rythme du ressac, les mains de Christophe ne cessait de vouloir gagner du terrain sur ma peau.
"Non pas là, arrête, suppliai-je."
Je me demandais si nous aurions dû conduire une vraie conversation. Nous ne nous connaissions pas :
"Allez, argumentait-t-il !"
Quel avenir aurions-nous, m'interrogeais-je, lui à Neuilly Plaisance et moi dans la région lyonnaise ?
"Bon, je te raccompagne, proposa Christophe gentiment quand l'heure autorisée par ma mère se fut écoulée depuis un moment."
Il me prit la main et je tremblai jusqu'à une motte de sable qui délimitait la plage derrière laquelle je logeai.
"Bon, ben salut. A la prochaine !"

Je n'osai pas demander quand nous nous reverrions mais le lendemain matin, une copine de vacances vint me prévenir :
"Christophe a raconté à tout le monde qu'il avait couché avec toi. Et que c'était un pari."

Je ravalai mon dépit et griffonnai furieusement : "Tu sais quoi, Isabelle, j'ai beau ne pas avoir d'expérience je suis persuadée qu'il n'avait jamais embrassé personne avant. Sa langue tournoyait si sauvagement, on aurait dit un mixer. Beurk, concluai-je, je ne suis pas près de recommencer !"

Illustration : dreamasylum

mardi 22 janvier 2008

Tenir la chandelle ( 1 )

En classe de sixième, j'ai rencontré Isabelle.

A l'époque j'étais maigrichonne, puérile, je portais des lunettes aux bordures plastifiées et mes cheveux improbables, coupés au carré, faisaient ronfler leurs boucles autour de mon visage ingrat. Chaque fois que ma tante m'apercevait, elle m'écrasait contre sa grosse poitrine et balançait à ma mère : "Tu lui donnes de la viande de temps en temps ? Elle est toute pâle ta fille !"
Mon oncle pinçait une de mes jambes et s'écriait : "En plus, elle a de vraies cuisses de grenouille, regarde-moi ça !"

L'insouciance à laquelle tout le monde associe l'enfance je ne la connaissais pas, mais réfléchir aux problèmes des adultes m'avait empêché de mûrir sur bien des points et je ne pouvais m'empêcher de chevroter bêtement lorsque j'entendais raconter que Cédric voulait sortir avec Séverine ou Sandra avec Joël.

Le soir, je jouais avec ma Barbie aux cheveux rasés. Elle était nue la plupart du temps ; j'aurais préféré avoir une Barbie neuve aux cheveux longs donc je ne l'aimais pas et l'avais baptisée, sans cérémonie, la moche.

Comme je n'avais pas de Ken, la moche embrassait un grand chien en peluche vert.
Le chien demandait poliment "Cynthia, veux-tu sortir avec moi ?" et Cynthia acquiesçait.
Alors leurs bouches se frottaient l'une contre l'autre, comme si elles s'essuyaient dans une serviette et il arrivait que lors de cet exercice saugrenu les pieds du chien se balancent dans les airs, au dessus de la tête de la poupée.
Ses longues oreilles brunes se balançaient autour du visage de la Barbie, la nimbant d'une chevelure rigide comme la perruque de ma dernière institutrice.

Après, je ne savais plus quoi leur faire faire.
Ne s'agissait-il donc que de cela ?

Pétrie de curiosité, j'avais demandé à ma mère : "Qu'est ce que ça veut dire sortir avec quelqu'un, Maman ?
- Eh bien, l'emmener au cinéma, en promenade, aller danser.
- Pourtant Franck et Cécile ne se sont jamais vus en dehors du collège, rétorquais-je en me rongeant les ongles ? Et tout le monde dit qu'ils sortent ensemble.
- Et bien, répondait ma mère, c'est qu'ils n'emploient pas le verbe sortir correctement."

Ma mère aimait que s'imposent à moi, naturellement, les évidences les plus fines.

Isabelle avait les joues rondes d'une enfant que fendait une bouche épaisse et sombre. Ses yeux noirs déposaient sur ce qu'ils découvraient un voile de douceur et sa chevelure battait sa taille, glissant dans son cou comme une ombre vivante et mystérieuse.

Un jour, Isabelle me choisit pour amie et je fus éperdue de reconnaissance. Elle était belle et sérieuse. Après les cours, nous allions parfois dans sa petite maison H.L.M, où nous croisions sa mère, obèse et dépressive, émergeant d'une sieste, son père, chômeur et alcoolique et sa soeur, retardée.

J'admirais la petite maison. Pour moi c'était le rêve absolu d'avoir une vraie maison car ma mère m'avait promis que je pourrais avoir un chien le jour où nous aurions un jardin.
Isabelle regardait autour d'elle et ne comprenait pas ce que je pouvais lui envier.
Pourtant elle avait même un chien.

Très vite, nous devînmes inséparables. Nous nous écrivions des mots pendant les cours où nous n'étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à la récré. Nous allions chez moi, commenter ce qui passait à la télévision mais surtout pour parler.
Isabelle m'avoua qu'elle n'avait jamais vu la mer. J'y allais, depuis mon plus jeune âge, dans l'appartement de ma grand-mère, face aux falaises du Cap d'Agde.
A Pâques nous emmenâmes Isabelle avec nous et ce fut incroyable.
En sa présence, les lieux devenaient magiques. Nous nous baignâmes dans l'eau glacée, nous aventurâmes dans des endroits où je n'étais jamais allée, habituée aux promenades routinières dans une ville que je croyais connaître.

Vêtues exactement pareil, de jeans clairs avec la veste assortie, nous arpentions le port, où quelques serveurs nous souriant, troublaient nos coeurs tout neufs.
Un soir, l'un d'entre eux, mon préféré, s'approcha. Timide, je laissais Isabelle répondre à ses questions, d'une voix veloutée ; imperceptiblement, Isabelle se mit à me tourner le dos. Je regardais ses longs cheveux et le visage, penché au-dessus d'elle, de Pierre et je ne ressentais rien qu'un peu de curiosité : j'avais hâte qu'elle me raconte les mots minaudés que je n'entendais pas.
Isabelle riait et Pierre ne riait pas.

Avant de reprendre son service, le garçon invita Isabelle - il ne semblait pas m'avoir remarquée - à aller le rejoindre à la plage, le lendemain. Je retins ma respiration, entrevoyant sombrement les heures de solitude que je passerais si mon amie acceptait mais Isabelle, sans réfléchir une seconde, refusa.
"Nous avons prévu autre chose, argua-t-elle !"
Pierre arbora aussitôt le sourire de séducteur, ponctué de fossettes, qui nous avait charmées et il tourna les talons : "Comme tu veux lança-t-il !".

Nous partîmes en nous tenant la main, pouffant et trébuchant sur les pavés gris.

Illustration : Anne-Julie