jeudi 7 février 2008

Tenir la chandelle - Fin des interludes -

Aujourd'hui, occupée à tisser les fils du souvenir et de l'oubli pour permettre à la vérité d'affleurer, je demeure des heures assises devant l'ordinateur. Mes épaules me font mal, le bureau est un peu trop bas et je suis obligée de me tenir le dos rond. Le téléphone sonne mais je ne bouge pas. Seuls mes doigts pianotent, le reste de mon corps semble pétrifié. Puis, miracle de l'écriture, une chèvre caresse ma main de sa bouche languide : c'est la douce Fleur d'Oranger au pelage abricot, au gros ventre sur des pattes frêles. Barbichon taquine mon mollet à la pointe de ses cornes, et Fleur de Lys, sa jumelle, neigeuse, bêle éperdument.

Je me souviens comme j'avais fini par lever la tête de mes romans, cet été là. Un troupeau de chèvres m'avait apprivoisée et je les avais toutes baptisées. J'observais leurs relations, inventant le passé d'où avaient émergé leurs querelles et un avenir pour leurs amourettes. Ma sœur courait en tous lieux avec sa camarade, j'avais de vraies conversations avec des chèvres de mon âge.

Le soir, avant diner, j'allais chercher les vaches avec le fermier. Nous marchions sur des chemins désherbés au milieu. Sautillant sur les côté clairsemés je demandai :
"Pourquoi tout le monde marche au milieu ?"
J'avais un grand baton que je faisais tournoyer comme j'avais vu les majorettes le faire au défilé des conscrits. Il me retombait sur les pieds ou valdinguait dans les talus.

Finalement, la ferme me plut tant que j'y retournai seule aux vacances de février pour assister à la naissance des chevreaux. Nous nous levions à cinq heures les nuits où il semblait qu'une chèvre allait mettre bas. Contemplant la vapeur qui s'élevait de mon chocolat, je me disais que je ne supporterai pas longtemps de dormir si peu. J'avais commencé à écrire sérieusement et, alors que je ne m'étais jamais inquiétée de ce que je manquais en lisant, je culpabilisais de contempler la vie au lieu d'en profiter. Cependant, les jours où je ne pouvais écrire, il me semblait que l'existence devenait un tissu de fadaises.

A l'aube, les bras sur la toile cirée, ces atermoiements se tenaient à distance et je me contentai d'enfourner des tartines à la confiture de fraises. Sur le chemin de la bergerie, je tapai des pieds sur la terre gelée, scandant en esprit une phrase que je craignais d'oublier.


Mon amie Isabelle était ma première lectrice. Ma mère et ma sœur, les suivantes. Je me livrais à des expériences ; il fallait que ma sœur pleure, que mon amie m'admire et que ma mère hoche la tête en silence, signalant à la pointe de son index les fautes d'orthographe.

Pour ma sœur, je dressai le tableau idyllique d'une famille d'elfes, heureux dans la forêt aux abords d'une charmante rivière. Alors que les enfants jouaient dans l'eau, des gnomes arrivaient et tuaient tout le monde. Seuls deux elfes survivaient, un garçon, une fille. Ma sœur éclata en sanglots, réclamant la suite avec impatience. Ayant obtenu ce que je désirais, j'étais incapable de continuer. L'attente de ma lectrice pesait sur mes épaules comme une chape de plomb. J'attaquai aussitôt une autre épopée : une petite fille répondant au doux prénom d'Annette dévorait du chocolat en quantités faramineuses, si bien qu'elle se transformait en figurine de chocolat. Angoissée par sa métamorphose, elle commençait à se ronger les ongles, grignotait sa main et finissait par avaler ses deux bras. Je ne sais plus comment la suite se déroulait mais sa mère, au matin, ne retrouvait qu'une flaque de chocolat sous un radiateur.

Pour Isabelle, j'inventai l'histoire de Nicolas, un petit garçon solitaire qui trouvait un corbeau mort sur le chemin de l'école. Il le gardait dans son cartable et, à la fin de la journée, le ramenait chez lui. Dans son grenier, il lui ouvrait le ventre, y introduisait un système électrique et l'oiseau finissait par ouvrir les yeux. "Mczra-Mczra ! s'exclamait-il, éperdu de reconnaissance". Le jeune Pygmalion et sa créature affrontaient le monde des adultes avec vaillance mais leur histoire se terminait mal parce que j'ai toujours trouvé que la tristesse avait plus d'allure dans les livres qui me plaisaient. Ainsi, le Mczra-Mczra finissait par souffrir d'une déficience dans le circuit électrique, il mourait et son ami, incapable de le rendre à la vie une nouvelle fois, pleurait sans fin.

****

Bien sûr, aujourd'hui, en résumant Le Mczra-Mczra, je ne peux m'empêcher de penser que j'étais visionnaire. Car notre amitié a fini dans les larmes. ; nous avions été turbulentes en classe toute l'année, on a décidé de nous séparer. Isabelle a redoublé et moi pas. Imaginez : l'attente angoissée pendant le conseil de classe puis l'annonce des résultats ; deux petites filles pleurant enlacée sous le préau et se murmurant des serments qu'elles ne tiendraient pas.

J'ai commencé la série de textes intitulée Tenir la chandelle, le 22 janvier. Après avoir évoqué quelques épisodes de mon amitié avec Isabelle, j'ai eu l'idée de regarder sur Copains d'avant si elle y était inscrite. J'ai découvert sa fiche avec stupeur. Isabelle vit toujours à V., en union libre et elle a un enfant. Elle est heureuse "plus que je ne l'aurais imaginé", écrit-elle. J'ai contemplé ces mots qui dépeignaient un portrait si éloigné de mon amie du collège et je me suis dit "je devrais lui envoyer un mail".
Mais j'ai renoncé, j'ai repoussé.
Que dire après tout ce temps ?


Le lendemain, j'avais un message d'elle dans ma boîte...


Illustration : Bobi and Bobi

29 commentaires:

Dorham a dit…

On dirait que la vie a rattrapé ton travail d'écriture. c'est plutôt drole? j'aime beaucoup dans ce texte comment tu fais "insidieusement" remonté les souvenirs. Il y a du tactile là dedans, du physique.

Quel dommage que tu n'ailles pas au bout d'un "truc"...
Ton écriture a l'odeur des fresques que le temps rend encore plus belles...
c'est clair ça ?
Un peu pompeux non ?
Oui.
Orf.
Bon, tu me pardonneras...

Nicolas Jégou a dit…

" je suis obligée de me tenir le dos rond".

Ca commence bien. Je fonce lire la suite.

detoutderien a dit…

trés beau texte (oui balmeyer des fois je lis aussi des blogs de haut niveau d'écriture et pas que des articles sur la caca...)

je suis tout aussi bloqué que toi par rapport à copains d'avant... On m'a envoyé des mails mais à chaque fois je me dis "à quoi bon ?"

Nicolas Jégou a dit…

"signalant à la pointe de son index les fautes d'orthographe".

Mon écran est tout rayé.

Pardon...

Nicolas Jégou a dit…

Très beau texte.

Mais le détour par le billet sur ton père ma laisse songeur. Il était jeune.

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup comme ton texte racontant le passé vient chevaucher ta vie actuelle.
As-tu répondu au message d'Isabelle finalement ? Parfois, une dernière rencontre, même courte et décevante, peut permettre de clore une histoire définitivement... ou de la continuer, qui sait ? ;-)

Nicolas Jégou a dit…

Il y a huit ans on a fêté les 30 ans de mon école "maternelle et primaire" (pour l'ouverture, j'étais en petite section de maternelle). J'y suis allé et retrouvé un tas de gens avec qui on a été copains jusqu'au Lycée.

Ca m'a fait ni chaud ni froid. Ce n'était plus les mêmes personnes. On a échangé des numéros de téléphones et usé de formules de politesse parfaite. En rentrant à la maison, j'ai jeté les "petits papiers". Ils ont fait pareil.

Anonyme a dit…

Et bien moi je ne jette rien. Surtout pas les petites papiers:)
Isabelle

nj a dit…

ça y est, j'ai trouvé, tu es Heïdi^^

Zoridae a dit…

Dorham,

Oui que la vie rattrape les écrits c'est drôle, fort, émouvant.

Ce que tu m'écris aussi. Ce genre de compliment en grande pompe, si tu savais, je risque de dormir un moment avec !

Nicolas,

Que t'évoques le dos rond ?

Gaël,

Bienvenue ici ! Ne charrie pas Balmeyer, on ne dirait pas mais c'est un être sensible et d'abord il parle de caca et de vomi comme personne... (Je sais que tu plaisantes ;)

Ce matin, j'ai reçu un message d'une fille qui ne me disait rien du tout, j'ai scruté sa photo, avec une vue plongeante sur son décolleté... Elle teignait visiblement ses cheveux en blond. Comment cela pourrait-il m'évoquer une gamine du collège avec qui je n'avais eu aucune relation ?

Nicolas 2,

Toi aussi tu fais partie de ceux qui tueraient pour un bon mot ?

Nicolas 3,

Merci :)
Il avait 41 ans et demi...
J'ai été "obligée" de mettre un lien sur ce texte parce qu'en parlant de corbeau j'ai réalisé à quel point le conte écrit dans mon enfance avait eu des résonances dans le futur.

Poumok,

Chut petite curieuse, ceci n'est que la fin des interludes. Reste la fin de l'histoire !

Nicolas 4,

Malheureusement je crois que c'est souvent ce qui se produit !

Isabelle,

Moi aussi je conserve tout !

nea,

Je crois, oui, qu'à cette période j'ai dû m'identifier à Heidi ;)

Balmeyer a dit…

Ce texte est nul à chier. Je préfère franchement regarder Jean-Pierre Pernault à la télé. En fait non, je me suis trompé.

Bien, j'ai la mâchoire qui bouge en le terminant, et plein de frissons dans le dos... Là, chapeau, et pointu qui plus est...

[Gaël, vas-tu arrêter de dire des bêtises, tu vas finir par me faire passer pour le maitre Capello de service ! :-) ]

Anonyme a dit…

Remarque en avant propos : je ne peux que constater que même dans ses commentaires, les cacas poursuivent notre ami Balmeyer.

Je n'arrive toujours à me décider, Zoridae, si la nostalgie est un sentiment gai, ou pas. Ou ni l'un ni l'autre.
Comment peut on avoir à la fois la gorge serrée, et des étoiles dans les yeux ? Il faut croire que c'est possible.
C'est sans doute cela qui nous fait aussi reculer devant les mails de Copains d'Avant, une fois passée la curiosité de savoir ce que sont devenus tous ces ex, que nous reste t'il à nous dire ? Nos chemins qui n'ont pas suivi la même direction, nos goûts si différents ? nos cicatrices, si semblables ?
Sans doute, si nous avions du rester amis, le serions nous restés.

Zoridae a dit…

Balmeyer,

La mâchoire qui bouge ? Explique-moi ça ?

Dom,

Oui Balmeyer est poursuivi par les cacas, avant ça il l'était par un pénis gigantesque... Et on attend toujours sa rubrique vomi ;)

Ton commentaire est très beau. Ce que tu dis sur les copains d'avant est vrai la plupart du temps mais Isabelle et moi avons été séparées, ce n'est pas le temps qui en a décidé...

Balmeyer a dit…

--> la mâchoire qui bouge ? Une manière brutalement pudique pour dire les lèvres qui tremblent un peu, le petit coeur d'artichaut qui se serre comme une éponge !... :)

Zoridae a dit…

Balmeyer,

Oh ! le petit coeur d'artichaud, comme c'est mignon ;)

Anonyme a dit…

c'est l'avantage d'avoir eu des amies avant
ça donne une chance de les retrouver
contente pour toi

Anonyme a dit…

Oh et puis je le dis: je ne suis pas une amie comme les autres moi:)!!
J'aime vos commentaires...C'est drôle comme les gens n'aiment pas se rappeler: ils disent "revenir en arrière" "avoir pris des chemins différents" ....qu'y a t'il d'effrayant dans tout ça? C'est beau de changer,de vieillir, de revenir en arrière... Et pourtant on est tous curieux de savoir ce qu'est devenu X ou Y...Pourquoi? pour comparer le chemin parcouru?
De quoi avons nous peur?
:)du passé, de se revoir si loin..c'est encore la peur de vieillir peut être...?:)?????
Isabelle

Le_M_Poireau a dit…

Tu me donnes la chair de poule à mettre autant de vie sensible dans tes mots !
Tu as le don de glisser ce qui rattache au réel les sensations, fussent-elles imaginaires.

Je me souviens d'un poster que j'avais ado punaisé dans ma chambre. Il s'agissait d'un grand ciel d'orage que, par d'étranges efforts et à l'aide de gros filin et de pieux de bois, des messieurs très sérieux essayaient de retenir avant que le vent ne l'emporte…

:-)

Zoridae a dit…

Frisaplat,

Des amies on peut s'en faire à tout âge....

Isabelle,

Je crois qu'on a peur de se rendre compte que plus rien n'existe d'un lien qui était si fort dans l'enfance.

C'est plutôt comme une peur de la mort...

Monsieur Poireau,

Merci pour tes compliments qui me touchent beaucoup.

Tu avais des posters originaux, adolescent ! Je me souviens d'un poster du groupe Europe et sans doute de photos de chevaux, mais rien d'aussi vertigineux que ton ciel d'orage...

Anonyme a dit…

C'est marrant quand même la vie... Elle nous fait parfois des chouettes surprises.
Avec une amie d'enfance, s'était souvent que ça fonctionnait comme ça.. je pensais qu'il fallait que je l'appelle et le téléphone sonnait :)

Je trouvais ça magique..

Zoridae a dit…

Yelka,

Et cette copine, tu la vois toujours ? Sinon l'as -tu recherchée sur Copains d'Avant ?

Dis-moi si elle t'appelle après ce message ;)

Anonyme a dit…

Non malheureusement l'amitié à pris fin. Ce sont des choses de la vie.. mais je continue de regarder sa fiche sur Copains d'avant...

Et elle ne m'a pas appelée...;)

Anonyme a dit…

Ton texte a le don de faire renaître cette nostalgie des anciennes amitiés.
J'ai une amie, plus qu'une amie, comme une soeur jumelle, de la 6e à la 1e. Après elle a redoublé et moi non. C'est ce qui a achevé de d'anéantir une relation très fusionnelle.
Ah la la...

Zoridae a dit…

Yelka,

Bouhhhh c'est triste !

Sérinissime,
Merci.
Toi aussi tu me racontes une choses triste !



Et voilà ! je pleure ;)

Le_M_Poireau a dit…

Zoridae : faut dire que le papier était tellement obsessionnellement laid que j'ai développé une passion pour les posters en tout genre !
Il faudrait que je retrouve cette image, ça m'a visiblement marqué la mémoire ! :-)))

Oh!91 a dit…

C'est si troublant, cette retrouvaille hésitante au bout de toute cette mise à jour...

Zoridae a dit…

Monsieur Poireau,

Oui il faut que tu la retrouves car moi aussi j'ai envie de la voir maintenant...

oh!91,

Oui, c'est très troublant. Parfois la vie et ses surprises donnerait envie de croire...

Anonyme a dit…

Bravo pour tes textes, tes histoires nous entrainent à toute vitesse , comme le temps , et parfois les fuites d'amitiées dans la sablier

Zoridae a dit…

Bonjour Chicorée et bienvenue ici ! Quel joli commentaire :)))