Est-ce à cause des limites de cette expression, à cause du carcan que leur imposait malgré tout une société aux lois proférées par les hommes que ces artistes ne réussirent à trouver l'apaisement, ou parce qu'explorer leurs tourments à l'écrit a accéléré le processus, ce sont des questions que je me suis souvent posées.
Cependant, si celles que je cite ici ont été entendues, ne serait-ce que longtemps après, grâce à leur œuvre je me demande combien ont sombré dans l'
oubli des leurs ne laissant de leur passage sur terre aucune trace, comme dans le ciel des étoiles qui seraient éteintes bien avant d'être mortes.
Combien de Sarah, Ludivine, Urszula ?
Aujourd'hui Sarah est toujours séparée de son
fils Siegfried qui grandit dans une pouponnière en attendant d'être assez grand pour être placé en famille d'accueil. Sarah est seule et elle ne se soigne pas parce que personne ne lui a dit qu'elle était schizophrène. On lui cache la vérité comme on cache à certains malades qu'ils vont mourir. On lui cache une vérité que personne ne veut regarder en face. Elle voit de temps en en temps sa sœur aînée lorsque celle-ci n'est pas occupée à préparer son déménagement définitif en Polynésie. L'un de ses frère se débat avec ses propres affres, dépression saisonnière, chômage, endettement, l'autre est accaparé par femme, enfants et belle- famille et ne prend jamais de nouvelles. Siegfried qui va fêter ses deux ans, est seul aussi dans l'environnement remuant de sa crèche à plein temps ; aucun de ses oncles ou tante ne le prennent en vacances - sans parler de le recueillir définitivement - et Anna et moi qui ne sommes de leur famille que grâce à l'alliance tardive de notre mère et de leur père suivons les événements de loin, impuissantes, après avoir été rembarrées par les services sociaux.
Notre sœur est sortie de l'hôpital psychiatrique quelques jours après ma visite d'octobre. Une infirmière m'avait pourtant expliqué à l'issue de cette journée de permission qu'il faudrait encore plusieurs semaines avant que Ludivine ne recouvre sa pleine liberté, parce que sa crise maniaque semblait loin d'être terminée.
Apparemment le psychiatre que Ludivine rencontrait une fois par semaine en a jugé autrement dès le lendemain. Et nous ne savons à qui nous devons nous fier et si nous devons nous réjouir ou nous inquiéter de la savoir de nouveau seule chez elle, coupable seulement d'avoir dévié du cours tranquille de son existence toute tracée mais coupable au point d'avoir été emprisonnée et maltraitée.
Ce dimanche-là, nous avions laissé Ludivine à la porte du réfectoire, entourée de dépressifs au regard cotonneux, de retardés mentaux, bave au menton, de gentils allumés pleins de tics, de vieux toqués l'air à peine sénile, la plupart vêtus de pyjamas élimés, de robes de chambre à carreaux, le visage comme poussiéreux, hagards et mornes. Entre les murs jaunes, serpentait le fumet d'une soupe verdâtre pleine d'eau. Nous avions regardé notre sœur, résignée, rejoindre son siège, sourire à la compagnie et saisir une tranche de pain qu'elle avait émiettée machinalement alors que nous lui faisions un signe de la main.
Dans la journée, elle nous avait paru aussi sage qu'avant, aussi appliquée à l'être, meurtrie par ce qu'elle avait vécu en chambre d'isolement plus que par sa maladie. Elle articulait certaines phrases plus lentement que d'autres comme pour nous convaincre de sa bonne foi. Et nous, du bon côté des choses, nous doutions à la voir ainsi, de notre propension à dramatiser, des conséquences que nous avions tirées, de notre regard qui la scrutait comme il aurait scruté un animal dangereux. Nous nous demandions si nous n'étions pas plus fragiles qu'elle, si la folie n'allait pas nous sauter dessus, se répandre parmi notre fratrie ébranlée comme un feu de paille.
Dans la voiture, au retour, nous avions laissé s'épancher notre souffrance, face à la route, mots et larmes intarissables, peurs et questions, remords et regrets roulant sur le goudron à côté de nous dans une course que nous ne nous sentions pas capables de gagner.
Hier, j'ai appris qu'Urszula - la nounou de Zacharie quand il était petit, - était à son tour en clinique psychiatrique. Son mari S., la voix brouillée par les sanglots m'a raconté qu'elle avait appelé tous ses amis pour leur dire qu'elle partait, tous ses amis mais pas lui. Puis elle a pris leurs deux enfants et a sillonné Paris, d'un hôpital à un commissariat, d'un quartier à l'autre, racontant des histoires différentes à chacun de ses interlocuteurs, des histoires sans queue ni tête. Il a réussi à la retrouver, il ne sait même plus comment, il est parti à sa recherche, dans sa camionnette et il l'a retrouvée quelque part, il ne sait même plus où.
Depuis une semaine, S. va lui rendre visite tous les jours, elle y a droit de 14 à 18 heures, il a pris une semaine de congés mais lundi, déjà, il va falloir qu'il retourne travailler. Il me dit que la veille, elle a pleuré parce qu'elle voulait rentrer avec eux mais ce n'est pas possible, pas encore, et il a dû la repousser tandis qu'elle s'accrochait à lui, et après il a dû calmer les enfants qui pleuraient du chagrin de leur mère et qui voulaient rester avec elle, eux qui ne l'avaient jamais quittée auparavant.
Pendant qu'une aïeule venue de Pologne veille sur les enfants, dans leur bain, S. s'étouffe dans les larmes au téléphone : il ne comprend pas ce qui se passe, il ne sait plus ce que va être leur vie. Oh bien sûr les médecins lui ont expliqué, il sait qu'il faut attendre, on ne peut pas se prononcer tout de suite ; quand elle rentrera elle aura des médicaments, cela ils lui ont dit, il en déduit qu'elle sera toujours malade - et lui, comment fera-t-il pour partir au travail et la laisser seule à la maison avec les enfants ?
Comme Anna et moi, comme tous les gens qui voient un des leur s'écrouler, il explore le passé, les dernières semaines ; il reconnaît qu'elle avait maigri, jusqu'à devenir l'ombre de la jeune femme qu'il avait connue, elle a toujours été tellement perfectionniste et ce n'est pas facile de vivre à quatre dans un studio alors qu'on rêve pour ses enfants d'une vie meilleure que celle qu'on a vécue, il se reproche de l'avoir laissée plusieurs semaines seules avec les petits, parce qu'il avait accepté un travail en Pologne... Et pourtant, la veille de sa fugue, tout allait bien. Et pourtant, le jeudi elle était encore normale...
Illustration : Casey Weldon