[Contribution de
Clarinesse]
Le nombril est la chose du monde la mieux partagée.
Parler du sien, c'est parler du voisin, c'est parler du prochain, c'est parler de chacun.
Rien de plus universel que l'intimité.
Le thème n'est pas neuf.
« Homo sum ; Nihil humani a me alienum est. » dixit Terence, il y a presque deux mille ans.
« Je suis homme. Rien de ce qui est humain ne m'est étranger. »
Et puis Hugo, aussi, dans Les Contemplations,
« Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi.
Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui.
Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une.
Prenez donc ce miroir, et regardez-vous y.
On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on.
Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ?
Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »
Et Baudelaire qui rétorque Au lecteur hypothétiquement offusqué de tant d'égotisme :
« L'Ennui […] Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
—Hypocrite lecteur, —mon semblable, —mon frère! »
Le blog en est la preuve éblouissante ; cette improbable conjonction d'un espace intime et public à la fois, personnel et ouvert, secret et impudique aussi.
Il suffit de voir le nombre de commentaires articulant d'infinies variations autour du thème du « Moi aussi, tout pareil. »
Quel ressort plus fécond à la lecture que la fameuse identification ?
Qu'est-ce qu'un vécu personnel sinon une palette de couleurs appelées à résonner sur la toile pour former l'immense tableau impressionniste des âmes d'une époque ?
Où mieux saisir l'air impalpable du temps que dans ces voix du moi qui font chœur de leurs cœurs ?
Et puis, l'être intime n'est-il pas la matière première de tout art ?
L'artiste se contente d'aller puiser au fond de sa caverne d'Ali Baba les trésors à offrir au grand jour des lecteurs. Il se retire en lui, écoutant son tumulte intérieur loin du fracas social,
Isolé des autres ; réuni au tout.
La création est solitaire. Seule et vers l'Autre ; mais sans lui.
Concentration. Non point concertation.
On reproche ainsi souvent à l'artiste en général, au blogueur en particulier, son nombrilisme.
Le narcissisme est détestable quand il rend aveugle au monde.
Mais écouter sa propre voix, cela peut éviter de chanter faux.
Cela ne rend pas sourd aux autres. Au contraire parfois.
Etre sourd à soi-même, c'est souvent être sourd aux autres.
Rien ne ressemble à un cœur comme un autre cœur.
Rien n'en diffère autant. Nier le sien, c'est nier l'autre.
Se retirer en son for intérieur n'est pas toujours acte de refus.
C'est aussi le mouvement généreux de l'intérieur vers l'extérieur.
Il suffit que la nuit se cache derrière la fenêtre pour en faire une glace ;
il suffit d'orienter la psyché un peu plus oblique pour en faire un rétroviseur.
Fenêtre ouverte ou bien miroir : les deux parfois ne font qu'un seul.
Et puis on ne peut pas reprocher aux blogs tout et son contraire.
D'un côté patauger dans le nombrilisme le plus égocentré qui soit,
et de l'autre brasser sans complexes les pires lieux communs.
Certes pourtant, les deux se rejoignent,
tant rien n'est plus banal que les errances existentielles de Tartempion.
Quand Pascal s'offusquait du « sot projet que Montaigne a eu de se peindre », se récriant contre ce « moi haïssable », il n'envisageait pas que presque cinq siècles plus tard, les Essais seraient encore lus comme une expression de l'âme humaine la plus universelle.
Quand on reproche à un blogueur son narcissisme,
on se trompe de terme, on se trompe de cible.
On ne lui reproche pas de parler de son histoire intime.
On lui reproche de ne pas l'avoir transmuée en propos universalisable.
La nudité du sujet n'est pas gênante. Pourvu qu'on l'habille assez de style.
Et nous en venons au fond : à savoir le travail de la forme.
Qu'importe le sujet, pourvu qu'on ait le texte.
Rappelons qu'un texte, étymologiquement, est un tissu, un textile, un réseau organisé,
donc le contraire d'un fatras, débarras sans logique ni forme.
Et c'est là qu'est l'os.
Rien n'est plus banal que l'étalage de soi sans soin.
Rien de moins original que l'individu engoncé dans son quotidien.
Pas de lieu plus commun qu'une chambre d'ado et ses petits secrets.
La force neuve d'un écrit ne vient pas de son sujet :
que l'on parle de son nombril, de ses orteils, des bébés phoques,
de Marcel Proust, de l'art de passer la serpillière
ou du dernier ministre délégué aux affaires crapuleuses, qu'importe.
Pourvu qu'on prenne soin de ne pas s'embourber
dans les ornières des chemins trop fréquentés.
Non point encore qu'il faille les éviter.
On ne découvre pas tous les jours d'inédits continents vierges.
Rien n'est si nouveau sous le soleil qui mériterait de faire couler chaque jour tant d'encre.
Seulement, veiller à ne pas poser ses pieds dans l'exacte trace du déjà foulé,
du déjà dit et piétiné.
Cet unique lieu commun, nous le partageons tous : c'est, sur cette brave Terre qui a bon dos, l'humaine condition avec laquelle nous nous débattons, splendeurs et misères mêlées.
Encore faut-il bien s'y tenir. Bien droit. Bien net.
Sans trop de taches sur ses mots. Sans trop de phrases effilochées et trop usées.
Qu'est-ce d'ailleurs qu'un lieu commun sinon un espace de pensée partagé par tous ?
Sinon l'universel prêt à porter pour le premier venu ?
Il n'y a pas de lieu commun. Il n'y a que des manières communes.
Le nombril peut être le plus banal des enlisements sous un œil de myope, ou la plus originale des redécouvertes sous l'acuité d'un regard neuf.
Un formidable maelström porteur d'infinies circonvolutions sous le scalpel d'un visionnaire.
Rappelons Ponge et son Parti pris des choses.
Un nombril n'est pas moins intéressant qu'une huître ou une valise.
Je ne vois pas ce qu'il y a de honteux à fréquenter son nombril.
Chacun écoute ce que lui dit son petit doigt où il le peut.
L'altérité n'est point parfaite entre le « misérable petit tas de secrets » auquel se réduit le journal intime d'un individu selon Sartre, et le tissu de lieux communs auquel on peut tout aussi facilement le réduire.
Nous laisserons pourtant parler l'avocat du diable, Roland Barthes, que ses objections à la pratique du journal intime n'ont pas empêché de publier le sien :
« Pourquoi est-ce que je suspecte l'écriture du journal ?
Je crois que c'est parce que cette écriture est frappée à mes yeux, comme d'un mal insidieux, de caractères négatifs, déceptifs que je vais essayer de dire.
Le journal ne répond à aucune mission. Il ne faut pas rire de ce mot. Les œuvres de la littérature, de Dante à Mallarmé, à Proust, à Sartre, ont toujours eu, pour ceux qui les ont écrites, une sorte de fin sociale, théologique, mythique, esthétique, morale ; le livre, architectural et prémédité, est censé reproduire un ordre du monde ; il implique toujours, semble-t-il, une philosophie moniste. Le journal ne peut atteindre au Livre, à l'œuvre. Il n'est qu'album, pour reprendre la distinction mallarméenne.. L'album est collection de feuillets non seulement permutables, mais surtout suppressibles à l'infini. Relisant mon journal, je puis barrer une note l'une après l'autre, jusqu'à l'anéantissement complet de l'album. […] Mais le journal ne peut-il être précisément considéré comme cette forme qui exprime essentiellement l'inessentiel du monde, le monde comme inessentiel ? Pour cela, il faudrait que le sujet du journal fût le monde, et non pas moi. Sinon, ce qui est énoncé, c'est une sorte d'égotisme qui fait écran entre le monde et l'écriture ; j'ai beau faire, je deviens consistant face au monde qui ne l'est pas. Comment tenir un journal sans égotisme ? Voilà justement la question qui me retient d'en écrire un.
Inessentiel, le journal n'est pas non plus nécessaire. Je ne puis investir dans un journal comme je le ferais dans une œuvre unique et monumentale qui me serait dictée par un désir fou. L'écriture du journal, régulière, journalière comme une fonction physiologique, implique sans doute un plaisir, un confort, non une passion. C'est une petite manie d'écriture dont la nécessité se perd dans le trajet qui va de la note produite à la note relue. […]
Toute émotion étant copie de la même émotion qu'on a lue quelque part, rapporter une humeur dans le langage codé du relevé d'Humeurs, c'est copier une copie ; même si le texte était original, il serait déjà copie ; à plus forte raison s'il est usé. […]
Comment faire de ce qui est écrit à chaud (et s'en glorifie) un bon mets froid ?
C'est cette déperdition qui fait le malaise du journal.»
Mais non point celui du blogueur, qui ne peut être réduit au statut de diariste,
tant il y a de blogs qui échappent à la catégorie de journal intime.
Dire qu'on n'aime pas les blogs, c'est comme dire qu'on n'aime pas les livres.
C'est une catégorie vide.
Dans les livres, il y a Baudelaire et Marc Lévy.
Dans les blogs, il y a les cahiers boutonneux où l'on étale sa trombine à côté des photos des copines pour prouver qu'on a plein d'amis, et de véritables œuvres :
nouvelles, poèmes, pamphlets …
Il ne tient qu'au blogueur, plus encore qu'au diariste de jadis, de faire de son Journal de bord, de son web-log une œuvre, et non un plat compte rendu de l'écume des jours.
Sculpture : Aryon, avec son aimable autorisation.