"Tu sais, depuis quelque temps j'avais les clefs de chez Mme P., elle a un truc autour du cou pour appeler si elle tombe ou quoi que ce soit. Comme ça, si ça arrivait on me préviendrait et j'irais ouvrir sa porte aux secours. C'est sa sœur qui avait insisté pour que je garde un trousseau à la maison. Et bien l'autre jour Mme P. m'a réclamé son trousseau sous un prétexte saugrenu. Avant de repartir elle m'a quand même avoué ce qui la tourmentait : elle avait l'impression que quelqu'un était entré chez elle et lui avait volé un cache-pot...
- Oh ! C'est horrible, me suis-je écrié, elle commence à avoir cette lubie des vieux qui croient que tout le monde veut les dépouiller !
- Oui ben quand même, s'est exclamée ma mère, je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à se les garder ses clefs si elle me croyait capable de la voler.
- Ah bon ? Tu lui as dit ça ? Et qu'a-t-elle répondu ?
- Oh rien, mais elle a bien vu que je n'étais pas contente."
J'ai tenté de rassurer ma mère, de lui expliquer que l'angoisse de Mme P. était certainement due à de la démence sénile mais ma mère semble croire que la démence révèle les vraies pensées des gens et qu'ils sont moins excusables dans leur folie qu'en pleine possession de leurs facultés mentales.
Hier j'ai appelé ma mère. Elle a décroché au bout de deux sonneries :
"Allo Maman, c'est moi, ai-je annoncé.
- Oui, Zoridae, je peux te rappeler dans cinq minutes ?
- D'accord !"
J'ai raccroché et j'ai ri en expliquant à B. que ce n'était pas la première fois que ma mère me faisait ce coup là. Comme promis, elle m'a rappelée. J'étais entrain de couper du potiron pour en faire une soupe et B. a discuté un moment avec elle. Je venais de lui raconter l'épisode avec Mme P. en m'étonnant de la réaction de ma mère.
B., pourtant, partageait son point de vue et son indignation aussi lui a-t-il lancé, taquin :
"Alors, comme ça Mme P. vous accuse de la voler ? Ce n'est pas gentil ça !"
Puis il me l'a passée :
" Allo maman, ai-je soufflé d'un ton pressé, excuse-moi je suis occupée là, je peux te rappeler dans cinq minutes ? "
Elle a pouffé, j'ai cru qu'elle avait compris ma blague et j'ai commencé une nouvelle phrase. Mais, guettant sa réponse, j'ai entendu à la place, le son ténu de la ligne coupée. Je parlais toute seule.
J'ai appuyé sur la touche bis, elle a décroché aussitôt :
"C'était une blague maman ! Tu as ri j'ai cru que tu avais compris !
- Ben non, a répondu ma mère, penaude, j'ai ri parce que je me suis dit que décidément nous n'arriverions jamais à nous joindre ce soir."
A ce stade de la conversation, j'ai senti une envie gigantesque de la serrer dans mes bras et j'ai presque pu la sentir, à mes côtés, fragile et petite, si émouvante...
Elle a enchaîné : " Excuse-moi mais j'étais au téléphone avec Mamie... "
Je l'ai interrompue : " Je sais bien, enfin je me doutais bien que tu étais occupée, ne t'inquiète pas, je voulais te charrier un peu... Comment va Mamie ? je demande.
- Elle perd la tête, m'annonce ma mère."
C'est la première fois qu'elle prononce des paroles si graves au sujet de ma grand-mère.
Il y a quelques jours mon oncle et ma tante avait trouvée Mamie en pyjama et somnolente au milieu de la journée, elle avait avalé trop de cachets :
"Tu es sûre qu'elle n'a pas voulu mourir avait-je demandé à ma mère, après avoir plaidé la possibilité d'une étourderie ?
- Non avait répondu ma mère, je partage, sur ce point, l'avis de ta tante : elle a fait ça pour nous emmerder ! En plus, elle avait envie d'aller en maison de repos, ça fait un moment qu'elle en parlait. Elle a trouvé un moyen."
Hier soir, j'ai reconnu dans la voix de ma mère cette douceur rassurante qu'elle adopte dans les crises les plus sérieuses. Elle m'a raconté :
"L'autre jour je suis passée la voir à l'heure du diner. Dans la journée je lui avais amené des petites quenelles que j'avais cuisinées pour elle et pour Mme P. Mais, lorsque je suis arrivée, elle mangeait une soupe. Elle avait oublié qu'elle avait les quenelles au frigo. Je les lui ai fait réchauffer, on a enlevé la sauce car la sauce ne lui plaisait pas, (tu sais comment elle est!), je lui ai tenu compagnie pendant son repas. Puis j'ai fait sa vaisselle et je suis rentrée. Ce matin, Tonton Yves est passé la voir et elle avait oublié qu'elle avait mangé la veille."
J'ai soupiré, atterrée , ma mère a continué :
"Tout à l'heure je l'ai appelée pour lui rappeler que demain matin nous allions visiter une maison de retraite. Elle ne s'en souvenait plus. Je lui ai dit je viendrai te chercher à 10 heures donc n'oublie pas de mettre ton réveil. Elle m'a répondu oh, je ne me souviens plus comment il marche ce réveil..."
J'ai quitté ma mère en lui souhaitant une bonne nuit et bon courage pour le lendemain. Nous avons mangé, B., Zozo et moi, la soupe de potiron qui était délicieuse, avec une légère pointe d'ail.
Un peu plus tard dans la soirée, j'ai écrit à Isabelle :
"Je me rends compte que nous nous connaissons si peu aujourd'hui... Qu'est-ce qui reste de ce que nous étions à l'âge où nous nous sommes aimées ? Avons-nous changé beaucoup, un peu, pas tant que ça ? Et puis d'abord de quoi nous souvenons-nous exactement ?
Quand je lis tes mails - parfois écrits, c'est vrai, dans un style dur mâtiné de cynisme, de colère - j'ai de vagues réminiscences de ta révolte à l'époque, de ta haine des ménagères, des petites filles modèles, des cons, des cochons, de la famille... Lorsque nous nous trouvions dans des situations difficiles la fleur fragile se transformait en chardon et gare aux épines !
Cela fait plusieurs fois que tu m'écris que tu ne vas pas très bien et je commence à m'inquiéter. Là encore je me sens ignorante et démunie parce que je ne sais pas comment tu allais avant de me contacter. Est-ce que nos échanges te remuent ? Le fait que nous évoquions nos vies depuis une vingtaine d'années me fait à moi aussi un effet bizarre. Parfois je suis juste écœurée et j'ai envie de m'oublier un peu. Je comprends si cela te fait la même chose... en même temps tu me dis que tu ne te confies à personne et je suis heureuse si tu peux un peu t'abandonner sur mon épaule..."
Illustration : Anne Julie
- Oh ! C'est horrible, me suis-je écrié, elle commence à avoir cette lubie des vieux qui croient que tout le monde veut les dépouiller !
- Oui ben quand même, s'est exclamée ma mère, je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à se les garder ses clefs si elle me croyait capable de la voler.
- Ah bon ? Tu lui as dit ça ? Et qu'a-t-elle répondu ?
- Oh rien, mais elle a bien vu que je n'étais pas contente."
J'ai tenté de rassurer ma mère, de lui expliquer que l'angoisse de Mme P. était certainement due à de la démence sénile mais ma mère semble croire que la démence révèle les vraies pensées des gens et qu'ils sont moins excusables dans leur folie qu'en pleine possession de leurs facultés mentales.
Hier j'ai appelé ma mère. Elle a décroché au bout de deux sonneries :
"Allo Maman, c'est moi, ai-je annoncé.
- Oui, Zoridae, je peux te rappeler dans cinq minutes ?
- D'accord !"
J'ai raccroché et j'ai ri en expliquant à B. que ce n'était pas la première fois que ma mère me faisait ce coup là. Comme promis, elle m'a rappelée. J'étais entrain de couper du potiron pour en faire une soupe et B. a discuté un moment avec elle. Je venais de lui raconter l'épisode avec Mme P. en m'étonnant de la réaction de ma mère.
B., pourtant, partageait son point de vue et son indignation aussi lui a-t-il lancé, taquin :
"Alors, comme ça Mme P. vous accuse de la voler ? Ce n'est pas gentil ça !"
Puis il me l'a passée :
" Allo maman, ai-je soufflé d'un ton pressé, excuse-moi je suis occupée là, je peux te rappeler dans cinq minutes ? "
Elle a pouffé, j'ai cru qu'elle avait compris ma blague et j'ai commencé une nouvelle phrase. Mais, guettant sa réponse, j'ai entendu à la place, le son ténu de la ligne coupée. Je parlais toute seule.
J'ai appuyé sur la touche bis, elle a décroché aussitôt :
"C'était une blague maman ! Tu as ri j'ai cru que tu avais compris !
- Ben non, a répondu ma mère, penaude, j'ai ri parce que je me suis dit que décidément nous n'arriverions jamais à nous joindre ce soir."
A ce stade de la conversation, j'ai senti une envie gigantesque de la serrer dans mes bras et j'ai presque pu la sentir, à mes côtés, fragile et petite, si émouvante...
Elle a enchaîné : " Excuse-moi mais j'étais au téléphone avec Mamie... "
Je l'ai interrompue : " Je sais bien, enfin je me doutais bien que tu étais occupée, ne t'inquiète pas, je voulais te charrier un peu... Comment va Mamie ? je demande.
- Elle perd la tête, m'annonce ma mère."
C'est la première fois qu'elle prononce des paroles si graves au sujet de ma grand-mère.
Il y a quelques jours mon oncle et ma tante avait trouvée Mamie en pyjama et somnolente au milieu de la journée, elle avait avalé trop de cachets :
"Tu es sûre qu'elle n'a pas voulu mourir avait-je demandé à ma mère, après avoir plaidé la possibilité d'une étourderie ?
- Non avait répondu ma mère, je partage, sur ce point, l'avis de ta tante : elle a fait ça pour nous emmerder ! En plus, elle avait envie d'aller en maison de repos, ça fait un moment qu'elle en parlait. Elle a trouvé un moyen."
Hier soir, j'ai reconnu dans la voix de ma mère cette douceur rassurante qu'elle adopte dans les crises les plus sérieuses. Elle m'a raconté :
"L'autre jour je suis passée la voir à l'heure du diner. Dans la journée je lui avais amené des petites quenelles que j'avais cuisinées pour elle et pour Mme P. Mais, lorsque je suis arrivée, elle mangeait une soupe. Elle avait oublié qu'elle avait les quenelles au frigo. Je les lui ai fait réchauffer, on a enlevé la sauce car la sauce ne lui plaisait pas, (tu sais comment elle est!), je lui ai tenu compagnie pendant son repas. Puis j'ai fait sa vaisselle et je suis rentrée. Ce matin, Tonton Yves est passé la voir et elle avait oublié qu'elle avait mangé la veille."
J'ai soupiré, atterrée , ma mère a continué :
"Tout à l'heure je l'ai appelée pour lui rappeler que demain matin nous allions visiter une maison de retraite. Elle ne s'en souvenait plus. Je lui ai dit je viendrai te chercher à 10 heures donc n'oublie pas de mettre ton réveil. Elle m'a répondu oh, je ne me souviens plus comment il marche ce réveil..."
J'ai quitté ma mère en lui souhaitant une bonne nuit et bon courage pour le lendemain. Nous avons mangé, B., Zozo et moi, la soupe de potiron qui était délicieuse, avec une légère pointe d'ail.
Un peu plus tard dans la soirée, j'ai écrit à Isabelle :
"Je me rends compte que nous nous connaissons si peu aujourd'hui... Qu'est-ce qui reste de ce que nous étions à l'âge où nous nous sommes aimées ? Avons-nous changé beaucoup, un peu, pas tant que ça ? Et puis d'abord de quoi nous souvenons-nous exactement ?
Quand je lis tes mails - parfois écrits, c'est vrai, dans un style dur mâtiné de cynisme, de colère - j'ai de vagues réminiscences de ta révolte à l'époque, de ta haine des ménagères, des petites filles modèles, des cons, des cochons, de la famille... Lorsque nous nous trouvions dans des situations difficiles la fleur fragile se transformait en chardon et gare aux épines !
Cela fait plusieurs fois que tu m'écris que tu ne vas pas très bien et je commence à m'inquiéter. Là encore je me sens ignorante et démunie parce que je ne sais pas comment tu allais avant de me contacter. Est-ce que nos échanges te remuent ? Le fait que nous évoquions nos vies depuis une vingtaine d'années me fait à moi aussi un effet bizarre. Parfois je suis juste écœurée et j'ai envie de m'oublier un peu. Je comprends si cela te fait la même chose... en même temps tu me dis que tu ne te confies à personne et je suis heureuse si tu peux un peu t'abandonner sur mon épaule..."
Illustration : Anne Julie