mercredi 6 février 2008

Tenir la chandelle - Sixième interlude -

Nous nous installâmes rapidement. Nous dormirions, ma sœur et moi, dans le grand lit de la fille aînée de la maison, partie étudier à la ville. C'était une petite chambre coquette, tapissée de bleu et dont les grandes fenêtres ouvraient sur la cour. Au-dessus de l'armoire qui serrait de près le bureau massif et le lit au couvre-lit dentelé, une dizaine d'albums photos, classés par année, penchaient, lourds de souvenirs mirifiques. Une violente appréhension me tordait l'estomac, ce qui me rappela les galas de gymnastique au mois de juin. En coulisse, avant le dernier, j'avais vomi sur ma mère qui m'aidait à enfiler mon justaucorps rose. Elle avait soudain accepté que j'arrête cette activité abhorrée à la rentrée. Accepterait-elle de me laisser rentrer à la maison si je vomissais sur le joli couvre-lit ?

J'en doutais.

Désespérée, je la suivais comme une ombre, faisant traîner mes talons sur le sol, tandis que ma sœur papillonnait, furetait avec enthousiasme, babillant à qui mieux-mieux, énergique, adorable. Comme je donnai à ma mère un énième coup de coude, elle entreprit de me faciliter l'existence pendant notre séjour :

"Mes filles aiment bien lire. Surtout la grande.
- Ah c'est bien ça ! répondit la fermière en ouvrant la bergerie."
Nous pénétrâmes dans une petite pièce au sol couvert de paille. Nos pas faisaient ricocher de petites crottes toutes rondes. Je donnai un coup de coude à ma mère qui se perdait en digression sur les bovidés.
"Ne les empêchez pas de lire ça leur manquerait, ajouta-t-elle sans conviction."
Je la fusillai du regard.
"Oh, rétorqua notre hôtesse, elles n'auront sûrement pas envie de lire. Il y a des choses plus intéressantes à faire à la campagne !
- C'est ce que je pense aussi, enchaîna ma mère, mais vous savez comment sont les jeunes...
- Ne m'en parlez pas !"

"Et voilà, songeai-je les larmes aux yeux, on va nous mettre dehors sans arrêt..."

J'imaginai l'insipide déroulement de journées semblables en tous points, la langue chargée de l'odeur écœurante du lait frais, les démembrements d'insectes sous un soleil de plomb, le soulagement au moment de se coucher, plus que 12 jours, 10 heures et 38 secondes avant que Maman nous délivre de ces vacances assommantes.

Une fillette surgit, de l'âge de ma sœur. Rieuse, elle la saisit par la main et l'entraîna.
"C'est ma cadette, se gaussa la fermière. Elle est ravie d'avoir de la compagnie cet été. Ne faites pas de bêtises ! s'écria-t-elle en les voyant disparaître en direction de l'étable. "

Enfin, ma mère monta dans sa petite voiture. Les dents serrées j'agitai une main glacée ; ma sœur qui revenait les joues barbouillées de terre éclata en sanglots. Ma mère coupa le moteur, souriante, dans sa grande mansuétude. Elle se tordit une cheville à cause de ses belles sandales à talons et se rattrapa à mon bras. Je me dérobai, m'éloignai de quelques pas, scrutant, derrière elle, un détail dans le mur de pierres de la petite maison. J'espérais être la personnification du désespoir muet et je pensais à toutes les héroïnes d'opéra, mortes foudroyées d'avoir été abandonnées.
"Ma chérie, chantonna ma mère en prenant Anna dans ses bras, vous allez bien vous amuser, tu verras ! Tu seras déçue de me voir revenir dans trois semaines !"
Sa jupe à fleurs jaunes balayait la terre zébrée de traces de roues de machines agricoles. Ses cheveux dissimulait le visage de ma sœur derrière un rideau mystérieux et je n'entendais pas les paroles rassurantes qu'elle lui murmurait. Elle déposa un baiser sur son front et leurs lunettes en fer coloré cliquetèrent. Je les imaginai piétinant dans la longue procession funèbre derrière mon cercueil. Elles auront tellement honte alors d'avoir ignoré les arcanes de ma sensibilité.
"Au revoir ma grande, roucoula ma mère en se penchant sur moi.
- On s'est déjà dit au revoir, grommelai-je."

Je passai mes premières journées cloîtrée dans la chambre qui nous avait été allouée, dévorant les livres que j'avais emportés avec moi. De temps en temps, épuisée, je m'endormais. Au réveil, reprenant mon livre à l'endroit où la page était cornée, je passai les doigts dans les petits trous qu'avaient gravée sur mes joues, la dentelle du dessus de lit.

Allongée sur le matelas pleins de creux, les mains nouées derrière le crâne, je rêvais parfois des voyages de la fille aînée. Elle avait seulement 22 ans et elle était allée en Italie, en Espagne, en Angleterre d'après les annotations en majuscules sur la tranche des albums. Un jour, n'y tenant plus, j'ouvris un des volumes. Une bande de jeunes y riait, agglutinés pour la photo. Ils se ressemblaient tous mais était-ce les mêmes d'un voyage à l'autre, j'étais incapable de le décider... Cherchant à élucider des mystères sulfureux, j'essayai de décrypter si le bras de la fille aînée enlaçait plus souvent un cou qu'un autre, si ses yeux se reflétaient dans ceux d'un garçon jovial, si sa bouche semblait étirer les pans de son sourire vers un autre sourire. Lui avait-on dit en Italie qu'elle était bellissima, avait elle flirté en Angleterre et dansé un flamenco débridé en Espagne ? Les photos le cachaient mais son âge le suggérait. Vingt-deux ans, soupirais-je, quand j'aurai vingt-deux ans je n'aurais plus besoin de lire pour rêver ma vie...

Illustration : The black apple

37 commentaires:

Anonyme a dit…

Cet interlude est très beau Zoridae, des trous de la dentelle dans la joue, jusqu'à la dernière réflexion si profonde, en passant par les souvenirs de gymnastique... un délice à la lecture ! ;-)

nj a dit…

tu bovarisais avant l'heure^^

émi a dit…

B'jour...
Comme je travaille dans un collège, tout à l'heure, j'ai entr-aperçu un exercice d'anglais... "John and Mary just buy a new house, they are happy"...
Et déjà, gorgée de livres à l'époque, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer leurs vies à John et Mary, puisqu'ils devaient bien être vivants quelque part et vraiment heureux pour qu'on les prenne en exemple...

Anonyme a dit…

En te lisant je m'évade...
I.

Zoridae a dit…

Poumok,

Merci ! Ton commentaire aussi est délicieux !

nea,

Oui, presque.

Emi,

Bienvenue ici et merci pour ta jolie histoire...

I.,

C'est chouette...

Dorham a dit…

J'ai pensé à la même chose que nea. Mais finalement, ton texte a quelque chose de moins artificiel que les rêveries stérile d'Emma Bovary. Parce que finalement, tu savais déjà que l'affranchissement serait possible. ça change tout.

J'aime beaucoup cet interlude là. Il est d'une grande maturité.

Nicolas Jégou a dit…

Dorham,

Pas besoin d'affranchissement pour poster un commentaire.

Zoridae a dit…

Dorham,

Merci... Etre qualifiée de mature par un expert comme toi ça me touche vraiment.

Nicolas,

Heureusement, sans cela peut-être que tu en posterais moins et cela me manquerait...

Anonyme a dit…

Bravo. Ok. Le message est passé. Pour les prochaines vacances, pas de campagne. Aucune. Zéro. J'ai compris. ;)

Anonyme a dit…

:-))
Voilà

Dorham a dit…

@ Zoridae - non, je ne suis pas expert, c'est juste un ressenti...

Zoridae a dit…

B.,

A Paris, j'en rêve !

Dom

:-))

Dorham,

Quand je te qualifie d'expert c'est en écriture...

... et en maturité (tu n'arrêtes pas d'écrire que tu vieillis dans tes coms ;)

Dorham a dit…

Ah bon, héhé ! J'avais pas remarqué. Je n'ai guère que 32 ans en plus...

Zoridae a dit…

Dorham,

32 ans de plus que quoi ???

Christie a dit…

les rêves de jeunes filles sur fond de réalité.. Sentiments forts de l'ennuie et des prémisses adolescentes...

Anonyme a dit…

;)
j'adore la dernière phrase...

Nicolas Jégou a dit…

Yelka,
Pourquoi ? Tu es soulagée d'avoir terminé la lecture ?

Zoridae a dit…

MC,

Oui, c'est fou hein, comme en vieillissant, on ne s'ennuie que rarement<...

Yelka,

ça me fait plaisir !

Nicolas,

t'arrêteeeeeeeeuuuuuuuuu !

céline/grazie a dit…

Tu pourrais faire editer ces histoires elles sont très belles et j'adore les illustrations (c'est toi qui les fait ?)

Zoridae a dit…

Celine/Grazie,

Bienvenue ici ! Comme c'est gentil en plus ce que tu m'écris...

Non les illustrations ne sont pas de moi, je ne sais pas dessiner du tout. En bas de chaque texte, tu peux voir un lien chez l'illustrateur. Il me semble que The Black Apple est américaine (si mes souvenirs sont bons).
A bientôt !

Anonyme a dit…

nicolas,

ahahah le taquin !!

Dorham a dit…

32 ans de plus que quoi ?
que...à ma naissance ??!!

C'est encore jeune, non ?
(de toute manière, c'est Grazie la plus vieille)...

Zoridae a dit…

Dorham,

Ah ! J'avais mal lu, je croyais que tu avais 32 ans de plus que moi, donc 65 ans ! ça ne collait pas avec le peu que je savais d'où mon étonnement ! C'est hyper jeune :)

(Ehhh mais arrête donc de dire que tu vieillis alors !)

Nicolas Jégou a dit…

Putain ! Je fréquente des gamins.

Zoridae a dit…

Nicolas,

Pourquoi ? Quel âge as-tu ?

Nicolas Jégou a dit…

41 et des brouettes.

Zoridae a dit…

On n'en est pas si loin ;)

Dorham a dit…

Tu es donc mon ainée...(ne fais pas attention à la phonétique)...

céline/grazie a dit…

Comment ca c'est moi la plus vieille si j'ai bien lu nicolas à un an de plus que moi !

Les illustrations vont très bien avec les textes il y a quelque chose d'onirique dans l'ensemble.

Nicolas Jégou a dit…

Celine

Ton commentaire n'est pas spécialement limpide : si tu es la plus vieille, je ne peux que difficilement être plus vieux que toi.

Cela dit, si ça te fait plaisir que je sois plus vieux, je veux bien.

Zoridae a dit…

Dorham,

Ce ne sont pas des choses qui se disent à une jeune femme (Tu es jeune !)...

Céline/Grazie,

Merci...

Nicolas,

C'est Dorham qui avait dit que Céline était plus vieille. Il s'était trompé puisqu'elle a, dit-elle, un an de moins que toi !

céline/grazie a dit…

L'âge après 40 ans c'est comme avant 10 ans on précise quant on a un an de moins de peur d'être la plus vieille!

C'est très important bientôt je vais exiger que l'on précise les demis !

Nicolas Jégou a dit…

Tu veux des précisions sur les demis ? Ca tombe bien, c'est ma spécialité.

Un demi doit avoir 25 cl de bière.

céline/grazie a dit…

J'étais autrement plus prosaïque, je parlais en mois !
Mais ces demis là me vont bien aussi.

Zoridae a dit…

Nicolas et Celine/Grazie,

A la vôtre alors !

céline/grazie a dit…

Pour ca il n'y a pas d'âge et je trinque bien volontier !

Anonyme a dit…

Qu'est ce que c'est bien !

«Les dents serrées j'agitai une main glacée ; ma sœur qui revenait les joues barbouillées de terre éclata en sanglots. Ma mère coupa le moteur, souriante, dans sa grande mansuétude. Elle se tordit une cheville à cause de ses belles sandales à talons et se rattrapa à mon bras. Je me dérobai, m'éloignai de quelques pas, scrutant, derrière elle, un détail dans le mur de pierres de la petite maison. J'espérais être la personnification du désespoir muet et je pensais à toutes les héroïnes d'opéra, mortes foudroyées d'avoir été abandonnées.»

Wahou ! :-))))