Il est trois heures du matin, je n’arrive pas à dormir.
J’entends le bruit de la mer, des vagues qui s’écrasent contre la falaise en soupirant, en rongeant de leur larmes les pierres insensibles.
Parfois je me sens tellement fatiguée, l’ennui rend douloureux le moindre de mes gestes, les mots ne franchissent pas mes lèvres, si serrées que l’air s’y glisse en sifflant. Même penser devient pénible.
D’autres fois j’ai l’impression que la colère me tord la gorge, m’agrippe au ventre et me fait avancer plus vite, dure, moi aussi, comme un roc, froide et sombre. Mais je ne reste pas longtemps dans cet état, les larmes que je retiens me mangent de l’intérieur. Je sais que ma colère est vaine, je suis impuissante car personne ne m’entend.
J'ai treize ans.
L’été, au Cap d’Agde, les plages sont bondées. Avec ma famille nous préférons y aller pour les vacances de Pâques. Mon oncle et ma tante, Josiane et Gérard qui tiennent un bar PMU à Montreuil louent un appartement au dessus d’un restaurant, ça les change un peu, sans les déraciner complètement.
J’ai l’impression que les adultes trouvent leur bonheur en répétant les mêmes gestes, inlassablement. Ils réunissent partout où ils vont, les critères qui constituent leur quotidien le reste du temps.
Quand ont-ils décidé de ne plus rien changer, de s’en tenir à ce qu’ils connaissaient ? Comment est-ce qu’une chose passe du statut de « première fois » à celui « d’habitude » ? Comment peut-on renoncer à tout ce qui, dans le monde, nous est inconnu ?
C’est comme s’ils avaient oublié à quel point c’est ennuyeux d’avoir des habitudes, de ne pouvoir rêver d’autre chose que de ce que l’on connaît par cœur. Ils s’accrochent à ce qu’ils connaissent alors que seul un changement radical pourrait faire battre leur cœur morne.
Chaque année, aller en vacances au même endroit, lorsque j’y pense le reste du temps, de loin, ça me donne la nausée. Une fois que j’y suis, il me faut plusieurs jours pour me remettre de la déception de n’être pas ailleurs, dans un endroit où tout soit nouveau et exotique.
Ma grand mère, ma mère, ma sœur et moi logeons gratuitement dans l’appartement de ma grand-mère, face à la mer. Ce régime de faveur, c’est parce que ma mère est divorcée. Elle n’a pas les moyens, elle ne sait pas se débrouiller, on lui fait l’aumône du confort qu’elle n’est pas capable d’apporter à ses enfants. Ma grand-mère ne respecte que les hommes. Seul son mari, mon grand-père connut un régime exceptionnel ; à la maison c’était elle qui portait la culotte et pas question de la contredire. Il est mort le premier, d’une cirrhose.
Je les regarde : mon oncle, ma tante, ma grand-mère et ma mère qui se joint à eux sans rechigner alors qu’elle est tellement différente. En arrivant dans l’appartement ils ouvrent d’abord les volets et les fenêtres, pour aérer, sans même prendre une minute pour contempler le paysage puis ils allument le compteur d’électricité et cherchent le robinet d’arrivée d’eau. Les gestes qu’ils font cette fois recouvrent ceux qu’ils ont eu l’année dernière ; le sillon est déjà tracé et le souvenir laisse la place à un présent identique en tous points. Il me semble qu’ils creusent ainsi leur tombe. Quand on les enterrera, je crois que je n’aurais d’eux qu’une seule image, plate et fine comme une carte postale, facile à déchirer.
C’est mon père qui est parti, lâchement, soudainement, alors que les membres de ma famille lui faisaient confiance. Depuis, les repas du dimanche sont animés, ils se sentent plus vivants, les langues s’agitent, les mots fusent, les rires sont grinçants et sonores, aucun regret n’émerge des paroles prononcées. Le sentiment d’avoir été trahis leur autorise des violences verbales qui me dégoûtent. Pour une fois, le passé est oublié, piétiné, méprisé ; ne reste que la rage provoquée par quelqu’un qui a osé perturber le cours de leur existence tranquille.
Ma sœur éclate en sanglots, elle ne comprend pourquoi les choses sont tellement différentes : il y a quelques mois, elle suçait son pouce sur les genoux de notre père que tout le monde admirait.
Alors, ma mère proteste mais c’est trop tard, tout est dit et puisque c’est ce qu’ils pensent, ils ne voient pas pourquoi ils devraient faire des cachotteries de toutes façons. "Elles comprendront plus tard, quand elle seront en âge de comprendre".
Je quitte la table et je vais m’enfermer dans une chambre en claquant toutes les portes sur mon passage.
« Et voilà, elle va encore bouder. Bah, elle reviendra bien pour le dessert ! Ce que c’est pénible à cet âge là , crachent-ils en cœur ! »
Le pire c’est qu’ils ne disent pas toutes ces méchancetés sur mon père pour soulager ma mère, ni pour l’aider. Ils se défoulent, c’est tout. Médire de mon père c’est devenu leur sport national.
De temps en temps, ma mère les voit tels qu’ils sont : derrière une réflexion perfide, des questions d’apparence anodine, elle découvre leur vrai visage et elle sursaute, elle semble effrayée et furieuse à la fois. Des soupçons se dessinent, froissant son haut front et mouillant ses yeux étonnés, couleur d’automne.
Car demeure un doute : « Au fond, se demandent-t-ils, elle est un peu chiante Louise avec ses idées de gauche, ses bouquins d’intellectuelle et ses revendications féministes. Peut-être en aurais-je fait autant, pensent-ils tous, mon oncle, jaloux, las de son rôle insipide d’homme marié, ma tante et ma grand mère qui se vautrent avec délice dans des pensées misogynes. »
Je déteste les vacances familiales, elles sont pleines d’obligations : passer des heures attablés dans des restaurants, se mettre de la crème, attendre deux heures après le déjeuner pour se baigner, faire des courses. Ma sœur et moi avons peu de liberté ; quand nous sautons dans les rochers on nous dit de nous méfier des vipères, quand nous nageons, on nous parle des tourbillons qui ont emportés un enfant belge l’année dernière. Les glaces se mangent à heure fixe et en quantité limitée. On fait les courses tous ensemble et les enfants doivent mettre la table, sans râler s’il vous plaît ! Je suis critiquée sans arrêt parce que je ne porte que des jeans malgré la chaleur, avec de longues chemises pour cacher mes fesses, parce que je mets du rouge à lèvres rose à paillettes, parce que j’ôte mes lunettes dès que nous sortons.
A treize ans, je n’ai jamais eu de petit ami. Ma sœur me charrie parce que, depuis quelques mois, mes seins poussent. D’abord, il n’y en a eu qu’un. Ma mère m’a fait examiner par le médecin de famille parce qu’elle avait peur que ce soit une tumeur. Le médecin, lui, était tout attendri : « Te voilà devenue une vraie jeune fille, répétait-il en me caressant la tête. »
Ma mère m’a dit qu’elle ne se rappelait plus comment c’était, les seins qui poussent, moi je m’en souviendrai toute ma vie. En rentrant elle a tout expliqué à ma sœur qui s’est mise à crier « Fais voir, fais voir tes seins, allez, allez, montre ta poitrine, tes nichons, tes nénés, tes tétés allez, allez. » Le soir elle me surveille quand je me déshabille et elle hurle quand elle croit apercevoir quelque chose.
A la plage tout le monde est torse nu, ma tante et sa poitrine à remous, mon oncle et ses seins qui ressemblent aux miens, ma sœur qui n’a rien à cacher, ma mère adepte du bronzage intégral et ma grand-mère qui reste à la page malgré ses soixante-douze ans.
« Tu es ridicule E. avec ton maillot une pièce ! »
« De quoi as-tu honte me demande mon oncle, en regardant mes tétons pointer sous le maillot de bain ? A ton âge il n’y a rien de honteux, c’est tout mignon, tout frais. Ça tient tout seul. Au contraire tu devrais en être fière… Regarde ta tante, elle n’est pas gênée, elle ! »
Ma grand-mère gémit :
« Votre problème à vous les jeunes c’est que vous avez trop de liberté. A votre âge, je pouvais à peine montrer mes genoux. Vous, vous avez le droit de vote, l’égalité avec les hommes et vous vous plaignez. Il vous faudrait une bonne guerre, voilà ce qu’il vous faudrait !
- C’est toi qui dit ça ? demande ma mère à ma grand-mère. Pourquoi tu dis ça ? Je voudrais bien savoir ce que tu as fait de si héroïque pendant la guerre pour la souhaiter à ta petite fille ? Parce que moi je pense que tu n’en as pas vu grand-chose de la guerre, planquée dans la ferme de tes beaux-parents. Peut-être même que vous vous en êtes mis plein les poches avec le marché noir, hein ?
- Oh Louise, ce que tu es agressive, soupire ma grand-mère, c’est juste une façon de parler, de dire que j’aurais bien voulu, moi, à treize ans qu’on me permette de mettre mes seins à l’air.
- Oui ben moi aussi, tu parles, je me serais prise deux paires de claques ! »
Quand ma mère s’oppose à la sienne pour me protéger, je me sens redevenir la petite fille qui lui faisait des câlins sans pudeur, il n’y a pas si longtemps. Je devine qu’elle me comprend et son amour me ramollit comme un vieux beignet oublié au soleil. J’en suis sûre maintenant, elle ne leur ressemble pas, elle est restée une enfant, comme moi. Et moi, plus tard, je voudrais lui ressembler.
« Tu vois, me murmure ma grand-mère avec un clin d’œil, ta mère aussi trouve que sa mère ne vaut rien…
- Arrête ça tout de suite, prévient ma mère en levant un doigt menaçant ! »
J’ai envie de lui saisir la main et de m’enfuir avec elle. J’exulte quand elle montre qu’elle n’est pas faite du même bois qu’eux. Non, eux ils sont plein d’échardes, elle, elle a le pouvoir de me réchauffer de l’intérieur.
Ma tante m’attire contre elle comme pour me consoler, m’apaiser. Je m’écroule sur son large corps mou qui luit, couvert d’huile solaire. Soudain elle me pince les seins :
« Tu sais que le soleil, il paraît que ça les fait pousser ? Tu ne voudrais pas en avoir des plus gros ? »
J’éclate en sanglots.
« Oh lala s’énerve mon oncle, ce que c’est chochotte à cet âge-là !
-C’est l’âge bête.
-Oui elle est en plein dedans, concède ma mère.
-T’inquiète pas, quand tu seras grande tu seras moins bête, se moque mon oncle
-Moins bête, moins bête, hurle ma sœur qui vient d’arriver, les joues barbouillées de sable. »
Parfois je me sens tellement fatiguée, l’ennui rend douloureux le moindre de mes gestes, les mots ne franchissent pas mes lèvres, si serrées que l’air s’y glisse en sifflant. Même penser devient pénible.
D’autres fois j’ai l’impression que la colère me tord la gorge, m’agrippe au ventre et me fait avancer plus vite, dure, moi aussi, comme un roc, froide et sombre. Mais je ne reste pas longtemps dans cet état, les larmes que je retiens me mangent de l’intérieur. Je sais que ma colère est vaine, je suis impuissante car personne ne m’entend.
J'ai treize ans.
L’été, au Cap d’Agde, les plages sont bondées. Avec ma famille nous préférons y aller pour les vacances de Pâques. Mon oncle et ma tante, Josiane et Gérard qui tiennent un bar PMU à Montreuil louent un appartement au dessus d’un restaurant, ça les change un peu, sans les déraciner complètement.
J’ai l’impression que les adultes trouvent leur bonheur en répétant les mêmes gestes, inlassablement. Ils réunissent partout où ils vont, les critères qui constituent leur quotidien le reste du temps.
Quand ont-ils décidé de ne plus rien changer, de s’en tenir à ce qu’ils connaissaient ? Comment est-ce qu’une chose passe du statut de « première fois » à celui « d’habitude » ? Comment peut-on renoncer à tout ce qui, dans le monde, nous est inconnu ?
C’est comme s’ils avaient oublié à quel point c’est ennuyeux d’avoir des habitudes, de ne pouvoir rêver d’autre chose que de ce que l’on connaît par cœur. Ils s’accrochent à ce qu’ils connaissent alors que seul un changement radical pourrait faire battre leur cœur morne.
Chaque année, aller en vacances au même endroit, lorsque j’y pense le reste du temps, de loin, ça me donne la nausée. Une fois que j’y suis, il me faut plusieurs jours pour me remettre de la déception de n’être pas ailleurs, dans un endroit où tout soit nouveau et exotique.
Ma grand mère, ma mère, ma sœur et moi logeons gratuitement dans l’appartement de ma grand-mère, face à la mer. Ce régime de faveur, c’est parce que ma mère est divorcée. Elle n’a pas les moyens, elle ne sait pas se débrouiller, on lui fait l’aumône du confort qu’elle n’est pas capable d’apporter à ses enfants. Ma grand-mère ne respecte que les hommes. Seul son mari, mon grand-père connut un régime exceptionnel ; à la maison c’était elle qui portait la culotte et pas question de la contredire. Il est mort le premier, d’une cirrhose.
Je les regarde : mon oncle, ma tante, ma grand-mère et ma mère qui se joint à eux sans rechigner alors qu’elle est tellement différente. En arrivant dans l’appartement ils ouvrent d’abord les volets et les fenêtres, pour aérer, sans même prendre une minute pour contempler le paysage puis ils allument le compteur d’électricité et cherchent le robinet d’arrivée d’eau. Les gestes qu’ils font cette fois recouvrent ceux qu’ils ont eu l’année dernière ; le sillon est déjà tracé et le souvenir laisse la place à un présent identique en tous points. Il me semble qu’ils creusent ainsi leur tombe. Quand on les enterrera, je crois que je n’aurais d’eux qu’une seule image, plate et fine comme une carte postale, facile à déchirer.
C’est mon père qui est parti, lâchement, soudainement, alors que les membres de ma famille lui faisaient confiance. Depuis, les repas du dimanche sont animés, ils se sentent plus vivants, les langues s’agitent, les mots fusent, les rires sont grinçants et sonores, aucun regret n’émerge des paroles prononcées. Le sentiment d’avoir été trahis leur autorise des violences verbales qui me dégoûtent. Pour une fois, le passé est oublié, piétiné, méprisé ; ne reste que la rage provoquée par quelqu’un qui a osé perturber le cours de leur existence tranquille.
Ma sœur éclate en sanglots, elle ne comprend pourquoi les choses sont tellement différentes : il y a quelques mois, elle suçait son pouce sur les genoux de notre père que tout le monde admirait.
Alors, ma mère proteste mais c’est trop tard, tout est dit et puisque c’est ce qu’ils pensent, ils ne voient pas pourquoi ils devraient faire des cachotteries de toutes façons. "Elles comprendront plus tard, quand elle seront en âge de comprendre".
Je quitte la table et je vais m’enfermer dans une chambre en claquant toutes les portes sur mon passage.
« Et voilà, elle va encore bouder. Bah, elle reviendra bien pour le dessert ! Ce que c’est pénible à cet âge là , crachent-ils en cœur ! »
Le pire c’est qu’ils ne disent pas toutes ces méchancetés sur mon père pour soulager ma mère, ni pour l’aider. Ils se défoulent, c’est tout. Médire de mon père c’est devenu leur sport national.
De temps en temps, ma mère les voit tels qu’ils sont : derrière une réflexion perfide, des questions d’apparence anodine, elle découvre leur vrai visage et elle sursaute, elle semble effrayée et furieuse à la fois. Des soupçons se dessinent, froissant son haut front et mouillant ses yeux étonnés, couleur d’automne.
Car demeure un doute : « Au fond, se demandent-t-ils, elle est un peu chiante Louise avec ses idées de gauche, ses bouquins d’intellectuelle et ses revendications féministes. Peut-être en aurais-je fait autant, pensent-ils tous, mon oncle, jaloux, las de son rôle insipide d’homme marié, ma tante et ma grand mère qui se vautrent avec délice dans des pensées misogynes. »
Je déteste les vacances familiales, elles sont pleines d’obligations : passer des heures attablés dans des restaurants, se mettre de la crème, attendre deux heures après le déjeuner pour se baigner, faire des courses. Ma sœur et moi avons peu de liberté ; quand nous sautons dans les rochers on nous dit de nous méfier des vipères, quand nous nageons, on nous parle des tourbillons qui ont emportés un enfant belge l’année dernière. Les glaces se mangent à heure fixe et en quantité limitée. On fait les courses tous ensemble et les enfants doivent mettre la table, sans râler s’il vous plaît ! Je suis critiquée sans arrêt parce que je ne porte que des jeans malgré la chaleur, avec de longues chemises pour cacher mes fesses, parce que je mets du rouge à lèvres rose à paillettes, parce que j’ôte mes lunettes dès que nous sortons.
A treize ans, je n’ai jamais eu de petit ami. Ma sœur me charrie parce que, depuis quelques mois, mes seins poussent. D’abord, il n’y en a eu qu’un. Ma mère m’a fait examiner par le médecin de famille parce qu’elle avait peur que ce soit une tumeur. Le médecin, lui, était tout attendri : « Te voilà devenue une vraie jeune fille, répétait-il en me caressant la tête. »
Ma mère m’a dit qu’elle ne se rappelait plus comment c’était, les seins qui poussent, moi je m’en souviendrai toute ma vie. En rentrant elle a tout expliqué à ma sœur qui s’est mise à crier « Fais voir, fais voir tes seins, allez, allez, montre ta poitrine, tes nichons, tes nénés, tes tétés allez, allez. » Le soir elle me surveille quand je me déshabille et elle hurle quand elle croit apercevoir quelque chose.
A la plage tout le monde est torse nu, ma tante et sa poitrine à remous, mon oncle et ses seins qui ressemblent aux miens, ma sœur qui n’a rien à cacher, ma mère adepte du bronzage intégral et ma grand-mère qui reste à la page malgré ses soixante-douze ans.
« Tu es ridicule E. avec ton maillot une pièce ! »
« De quoi as-tu honte me demande mon oncle, en regardant mes tétons pointer sous le maillot de bain ? A ton âge il n’y a rien de honteux, c’est tout mignon, tout frais. Ça tient tout seul. Au contraire tu devrais en être fière… Regarde ta tante, elle n’est pas gênée, elle ! »
Ma grand-mère gémit :
« Votre problème à vous les jeunes c’est que vous avez trop de liberté. A votre âge, je pouvais à peine montrer mes genoux. Vous, vous avez le droit de vote, l’égalité avec les hommes et vous vous plaignez. Il vous faudrait une bonne guerre, voilà ce qu’il vous faudrait !
- C’est toi qui dit ça ? demande ma mère à ma grand-mère. Pourquoi tu dis ça ? Je voudrais bien savoir ce que tu as fait de si héroïque pendant la guerre pour la souhaiter à ta petite fille ? Parce que moi je pense que tu n’en as pas vu grand-chose de la guerre, planquée dans la ferme de tes beaux-parents. Peut-être même que vous vous en êtes mis plein les poches avec le marché noir, hein ?
- Oh Louise, ce que tu es agressive, soupire ma grand-mère, c’est juste une façon de parler, de dire que j’aurais bien voulu, moi, à treize ans qu’on me permette de mettre mes seins à l’air.
- Oui ben moi aussi, tu parles, je me serais prise deux paires de claques ! »
Quand ma mère s’oppose à la sienne pour me protéger, je me sens redevenir la petite fille qui lui faisait des câlins sans pudeur, il n’y a pas si longtemps. Je devine qu’elle me comprend et son amour me ramollit comme un vieux beignet oublié au soleil. J’en suis sûre maintenant, elle ne leur ressemble pas, elle est restée une enfant, comme moi. Et moi, plus tard, je voudrais lui ressembler.
« Tu vois, me murmure ma grand-mère avec un clin d’œil, ta mère aussi trouve que sa mère ne vaut rien…
- Arrête ça tout de suite, prévient ma mère en levant un doigt menaçant ! »
J’ai envie de lui saisir la main et de m’enfuir avec elle. J’exulte quand elle montre qu’elle n’est pas faite du même bois qu’eux. Non, eux ils sont plein d’échardes, elle, elle a le pouvoir de me réchauffer de l’intérieur.
Ma tante m’attire contre elle comme pour me consoler, m’apaiser. Je m’écroule sur son large corps mou qui luit, couvert d’huile solaire. Soudain elle me pince les seins :
« Tu sais que le soleil, il paraît que ça les fait pousser ? Tu ne voudrais pas en avoir des plus gros ? »
J’éclate en sanglots.
« Oh lala s’énerve mon oncle, ce que c’est chochotte à cet âge-là !
-C’est l’âge bête.
-Oui elle est en plein dedans, concède ma mère.
-T’inquiète pas, quand tu seras grande tu seras moins bête, se moque mon oncle
-Moins bête, moins bête, hurle ma sœur qui vient d’arriver, les joues barbouillées de sable. »
12 commentaires:
L'adolescence ! Tout un monde , nouveau pour les jeunes, mal vécu pour la plu-part des adultes, avec leurs tabous ,leur judéo-chrétienté dont ils croient s'affranchir en singeant les jeunes pousses... Mais on a tous oublié une chose essentielle , c'est que la VRAIE liberté EST d'abord intérieure. Qu'elle est en nous avant d'être exprimée. qu'il ne sert à rien de la porter en étendard si l'on est pas libre de soi-même.. J'ai vécu cette période , je la revis avec mon fiston (15 ans ! ) et une famille si prononcée que j'entends les critiques comme si elles étaient dites devant moi.
J'aime bien ta maman , elle a du courage , des convictions et de la personnalité car , crois moi, pour lutter contre les idées toutes faites familiales , il faut une énorme volonté..Mais le jeu en vaut la chandelle, se libérer soi-même , c'est libérer nos enfants..
ton texte est très beau ....
Très beau ! Drôle, incisif, percutant.
toujours très agréable ici ;-))
je me suis sentie mal , comme à cet âge là
tu as fait ressurgir des sensations de malaise lié à ce corps qui nous encombre ; à tous ces discours soit disant anodins mais parfois ambigus des "hommes" (mais aussi des femmes) de la famille ou de l'entourage
comme tes mots nous parlent ...
Mamang, comme c'est super bien senti/décrit...
Je suis ravie de découvrir une écriture telle que la tienne :)
beaucoup de tes mots font écho à du vécu... Cette impression d'être le point de mire à cet age là alors que l'on voudrait simplement être oubliée... J'ai toujours été outrée qu'on puisse prendre mon corps comme matière à discussion...
Très bien écrit
Bises
Très beau texte, bien écrit, bien senti; bravo.
Merci à tous d'avoir partagé le souvenir du mal être adolescent... et d'avoir apprécié ce retour en arrière pas forcément agréable ;)
Etonnant de faire ressurgir à ce point la colère et le ressentiment contre cette famille qui parle des autres comme si nous étions transparentes, qui parlent de nous comme si nous étions transparente tout en nous faisant nous sentir bien trop présentes.
Malaise revenu du passé.
Bien écrit, très bien écrit, mais bien contente d'être au présent.
Oui. Lorsque je pense à cette époque honnie, l'adolescence, je ne cesse de me réjouir d'être devenue une adulte.
Pourtant lorsqu'aujourd'hui, parmi mes élèves je me trouve face à des ados, je ne sais pas toujours comment les aborder.
Souvent je me trouve maladroite, je sens que je les heurte, qu'il faudrait prendre plus de pincettes. Que le respect ne suffit pas. Qu'il faudrait presque les traiter comme de grands malades.
Alors, je réalise que ce que j'ai ressenti à 13 ans, comme de l'agression, n'était au fond, sans doute, qu'un amour bien maladroitement exprimé...
Merci Zoridae de nous avoir prêté ce beau billet pour notre jeu d'écriture. Et puis ça a été pour moi l'occasion de découvrir ton blog que je ne connaissais pas.
http://www.kozlika.org/kozeries/post/2008/03/26/Sablier-du-printemps-amorce-3
Merci à toi Kozlika, j'ai trouvé très émouvant de lire tous ces textes qui commençaient par mes mots... Ce jeu du sablier est une excellente initiative !
J'ai aussi découvert ton blog par la même occasion et je le garde à portée de main...
Enregistrer un commentaire