Ses parents, Maria-Magdalena et Miguel, l'avaient appelé Félix, ce qui signifie heureux en espagnol.
Dans notre langue, le x, à la fin, pétille, il claque comme deux doigts qui indiquent un tempo allegro ma non troppo ; il nous fait un clin d'oeil et fuse tel le rire d'une gorge d'enfant.
En espagnol Félix se prononce feliz (avec la langue apposée contre les incisives du haut) et le prénom alors chuinte, susurre, rassure ; Ce n'est plus une pulsation, un rythme mais une mélodie murmurée qui s'écoule librement ; ce n'est plus un baiser qui claque mais le glissement d'une caresse sur la peau ; ce n'est plus la tape dans le dos d'un camarade un peu frusque mais l'embrassade généreuse, silencieuse et intense des amis pour la vie.
Lorsqu'ils avaient choisi ce prénom l'avaient-ils fait pour témoigner de leur bonheur ? Ou pour prémunir leur fils de l'existence déjà rude qu'ils avaient connue ?
Etait-ce un prénom-preuve ou un prénom-porte-bonheur ?
Félix, plus grand et plus fort que son frère aîné, s'engageait, pour lui, à la récréation, dans des guerres qu'il n'avait pas fomentées. Le soir, assis sur le genoux de sa mère qui lui glissait des bonbons dans la bouche, il entendait le crépitement, dans l'air et sur les fesses de Francisco, de la ceinture de son père. Sage et studieux en classe, il conversa très tôt d'égal à égal avec ses parents tandis que son frère qui fuguait, qui mentait et volait, était préposé aux corrections, aux humiliations et autres corvées. Souvent l'injustice qui faisait de Félix, à l'école, le vainqueur de batailles futiles, lui permettait d'échapper aux punitions qu'il aurait mérité chez lui. Ces fois-là, tandis que sa mère le cajolait, des larmes glissaient-elles sur ses joues imberbes ?
Ou prenait-il plaisir, déjà, à échapper à son destin ?
A dix ans, Félix était gros et, à l'école, on le surnommait Bouboule. Les bagarres, il n'avait pas envie de les mener pour lui et son frère travaillait désormais dans un garage. Alors Bouboule sur des boulettes de papier qui lui sautaient dans la figure, Bouboule lorsqu'il tentait d'uriner dans les toilettes, Bouboule sur le chemin du retour, Bouboule jusque dans ses rêves de petit garçon.
Le médecin de famille répétait à Maria-Magdalena ne lui faites plus de gateaux, mettez moins d'huile dans votre riz, ne lui donnez pas trop de pain, privez-le de bonbons et Maria-Magdalena se souvenait du lait de chèvre qu'on la forçait à avaler, petite, parce qu'elle était chétive ; elle savait maintenant qu'il aurait suffit d'un peu de viande et de quelques gâteaux pour qu'elle devienne une gamine comme les autres. Alors, malgré tout le respect qu'elle portait au docteur, elle n'appliquait aucun de ses conseils.
Pourtant, Félix, incroyablement, maigrit et les quolibets cessèrent.
A 21 ans, étudiant en médecine, il était beau, grand, mince et musclé. Sa mère, fière de lui, ne parvenait plus à lui glisser de douceurs dans la bouche ; elle le contemplait et virevoltait autour de lui, pour anticiper le moindre de ses désirs : Un vaso de agua ? Melocoton ? Turron ? Il répondait toujours non. En se dégoûtant de la nourriture, il s'était éloigné, inexorablement, d'elle. Il lui parlait rudement, claquait la porte sans avoir répondu aux questions de son père, qu'il méprisait, et remportait pour la semaine son ballot de linge propre et repassé. Un jour, à la cantine de la faculté, il rencontra une fille au visage ingrat. Ses vêtements en prêt à porter, n'étaient guère plus à la mode que les nippes que sa mère lui cousaient jusqu'à peu mais elle les arborait avec un panache qui l'étonna. Derrière les verres épais de ses lunettes il découvrit un regard intelligent, un peu morne qu'il qualifia de mystérieux.
Félix la présenta rapidement à ses parents et déclara, pour voir : je l'aime plus que vous.
Devant les larmes de sa mère et l'éloquente crispation de son père, il décida de l'épouser.
Félix, c'était mon père. Et sa femme, ma mère.
A suivre
En espagnol Félix se prononce feliz (avec la langue apposée contre les incisives du haut) et le prénom alors chuinte, susurre, rassure ; Ce n'est plus une pulsation, un rythme mais une mélodie murmurée qui s'écoule librement ; ce n'est plus un baiser qui claque mais le glissement d'une caresse sur la peau ; ce n'est plus la tape dans le dos d'un camarade un peu frusque mais l'embrassade généreuse, silencieuse et intense des amis pour la vie.
Lorsqu'ils avaient choisi ce prénom l'avaient-ils fait pour témoigner de leur bonheur ? Ou pour prémunir leur fils de l'existence déjà rude qu'ils avaient connue ?
Etait-ce un prénom-preuve ou un prénom-porte-bonheur ?
Félix, plus grand et plus fort que son frère aîné, s'engageait, pour lui, à la récréation, dans des guerres qu'il n'avait pas fomentées. Le soir, assis sur le genoux de sa mère qui lui glissait des bonbons dans la bouche, il entendait le crépitement, dans l'air et sur les fesses de Francisco, de la ceinture de son père. Sage et studieux en classe, il conversa très tôt d'égal à égal avec ses parents tandis que son frère qui fuguait, qui mentait et volait, était préposé aux corrections, aux humiliations et autres corvées. Souvent l'injustice qui faisait de Félix, à l'école, le vainqueur de batailles futiles, lui permettait d'échapper aux punitions qu'il aurait mérité chez lui. Ces fois-là, tandis que sa mère le cajolait, des larmes glissaient-elles sur ses joues imberbes ?
Ou prenait-il plaisir, déjà, à échapper à son destin ?
A dix ans, Félix était gros et, à l'école, on le surnommait Bouboule. Les bagarres, il n'avait pas envie de les mener pour lui et son frère travaillait désormais dans un garage. Alors Bouboule sur des boulettes de papier qui lui sautaient dans la figure, Bouboule lorsqu'il tentait d'uriner dans les toilettes, Bouboule sur le chemin du retour, Bouboule jusque dans ses rêves de petit garçon.
Le médecin de famille répétait à Maria-Magdalena ne lui faites plus de gateaux, mettez moins d'huile dans votre riz, ne lui donnez pas trop de pain, privez-le de bonbons et Maria-Magdalena se souvenait du lait de chèvre qu'on la forçait à avaler, petite, parce qu'elle était chétive ; elle savait maintenant qu'il aurait suffit d'un peu de viande et de quelques gâteaux pour qu'elle devienne une gamine comme les autres. Alors, malgré tout le respect qu'elle portait au docteur, elle n'appliquait aucun de ses conseils.
Pourtant, Félix, incroyablement, maigrit et les quolibets cessèrent.
A 21 ans, étudiant en médecine, il était beau, grand, mince et musclé. Sa mère, fière de lui, ne parvenait plus à lui glisser de douceurs dans la bouche ; elle le contemplait et virevoltait autour de lui, pour anticiper le moindre de ses désirs : Un vaso de agua ? Melocoton ? Turron ? Il répondait toujours non. En se dégoûtant de la nourriture, il s'était éloigné, inexorablement, d'elle. Il lui parlait rudement, claquait la porte sans avoir répondu aux questions de son père, qu'il méprisait, et remportait pour la semaine son ballot de linge propre et repassé. Un jour, à la cantine de la faculté, il rencontra une fille au visage ingrat. Ses vêtements en prêt à porter, n'étaient guère plus à la mode que les nippes que sa mère lui cousaient jusqu'à peu mais elle les arborait avec un panache qui l'étonna. Derrière les verres épais de ses lunettes il découvrit un regard intelligent, un peu morne qu'il qualifia de mystérieux.
Félix la présenta rapidement à ses parents et déclara, pour voir : je l'aime plus que vous.
Devant les larmes de sa mère et l'éloquente crispation de son père, il décida de l'épouser.
Félix, c'était mon père. Et sa femme, ma mère.
A suivre