D'abord, ils sont seulement deux. L'un, avachi, s'est installé sur une palette appuyée contre un mur, le ventre blanc et flasque comme les rognons de moutons entrevus au supermarché, luisants dans leur gangue de graisse. Ses deux jambes sont si larges et massives qu'il me semble que ses mains reposent plutôt sur les têtes de deux enfants de même taille, plantés, colonnes inachevées , grotesques, sordides dans le trottoir bosselé. La nonchalance de l'homme s'accorde mal avec sa voix, théâtrale, déformée par le mauvais alcool ; les syllabes se chevauchent, se percutent, s'amoncellent au bord de ses lèvres violettes et, de temps en temps, furieux de son impuissance, dégouté de lui-même, il racle sa gorge enkystée, secoue sa langue gonflée et chasse quelques glaires flavescentes, misérables comètes qui s'écrasent au sol sans fracas.
De l'autre, qui me tourne le dos, je ne vois qu'une nuque, grêlée de boutons, parsemée de poils noirs soutenant mal une tête qui dodeline. Vêtu d'un pantalon de survêtement informe, il vacille, secoué parfois d'un rire bête, empêtré dans ses miasmes, et s'écrase contre les jambes du premier où, pendant quelques instants, saisi d'une concupiscence de soûlard, il frotte son entrejambe maculée d'urine.
Soudain quatre hommes arrivent. Ils viennent de la route, où ils marchaient depuis le bar, roulant des épaules, le verbe haut, la mâchoire relâchée, semant dans leur sillage qui, une gerbe de salive, qui un tas de vomi. Leurs visages, comme des masques, pendouillent de leur crâne débile : les yeux jaillissent de leurs orbites, les lèvres bavent sur la poitrine, étalant les muqueuses d'une bouche immonde ; pleins de joues, variqueuses, surmontés d'un nez couverts de pustules, de papules, couperosé, ils ouvrent les bras, se tapent sur les genoux, fiers comme des coqs, persuadés d'être les rois de cette nuit de fête.
Le dernier, silencieux marche le cul en arrière, comme s'il essayait de retenir des fèces que ses intestins ravagés expulsent sans arrêt. Des coulures chaudes le long de ses jambes grêles lui arrachent des sourires, calmant le temps de leur chute, le tiraillement des plaies que celles de la veille ont creusé. Impotent, il quémande les regards de ses comparses ; passant sans cesse du statut de chien à celui d'homme, il se laisse cajoler, rouer de coup ou ignorer, dans l'attente de sa prochaine dose.
Les deux groupes se percutent. La clameur des discours laisse place au marmonnement des insultes. On se toise, on s'évalue. Soudain on se reconnaît. Une bouteille surgit d'une manche, une autre d'une poche, on trinque si fort que du vin s'échappe du goulot. Le drogué va s'asseoir sur un muret de pierre. Il procède précautionneusement au début, effarouché à l'idée de baigner dans sa propre merde. Mais lorsque le mastodonte aux cuisses de géants lui tend le crack, il oublie ses inquiétudes, sort son briquet et son stylo. On se tait et on l'observe tandis qu'il chauffe la roche. Enfin, on rit de sa béatitude : ça fait quelque chose de voir quelqu'un d'heureux !
12 commentaires:
Finalement j'aime bien flavescentes :))
(C'est mieux que de se cacher sous vomi :))))
Merci mdame.
On dirait (mais je vais finir par avoir peur de faire des comparaisons !) un tableau de Brueghel cette fois...
J'ai préféré le texte précédent à ce pittoresque portrait, parce qu'il y avait un entremêlement de l'humain et des lieux tout à fait fascinant. Ici, je me dis juste que tu es très douée pour les descriptions (ce qui en soi n'est déjà pas si mal ! Mais moins magique)
sympa ton voisinage :)
voilà un bel aperçu d'une déchéance heureuse en somme.
"Mais lorsque le mastodonte aux cuisses de géants lui tend le crack, il oublie ses inquiétudes, sort son briquet et son stylo"
Tu sembles bien au courant des pratiques...
Flavescent se dit des blés qui commencent à murir et mourir, Crak boum hue...
On croirait un rêve ; Kafka qui se serait accouplé avec Rabelais...n'y voyez aucune finesse, cette association ne concerne que moi
(z'avez vu, je désamorce les Didier Goux avant qu'ils ne paraissent)...
Moi, j'ai pensé à Swift, retour de Balnibarbi… Bonsoir, j'aime bien vos pages.
Très fort, Dorham, très fort...
hihihi,
je le prends comme un compliment :)
Marie-Georges,
Ah !
J'ai été trop déçue que vous n'aimiez pas ce mot, c'est pour cela que j'ai voulu m'essayer à l'employer une deuxième fois :
Pour le reste, merci de ta franchise...
Gaël,
Oui, n'est-ce pas ?
Kris,
Tu crois ?
Nicolas,
Je suis très observatrice...
Christie,
Merci de contribuer à l'acceptation de cet adjectif mésestimé :) !
Dorham,
Tu me vouvoie maintenant :))
J'aime assez ta comparaison... L'inconvénient est qu'elle me fait des chevilles énormes. Tout comme le Brueghel de MG !
Le coucou,
Bonsoir et bienvenu ! Merci de votre visite, hélas je ne connais pas Swift.
Didier,
Dans quel sens ?
Dorham,
Tu as raison je crois :)
Mais si tout le monde connait plus ou moins Swift, au moins par ses lectures d'enfance: Les voyages de Gulliver (sauf que le séjour à Balnibarbi y est en général expurgé).
Message privé : Zori, j'avais bien vu le tag...
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