Aujourd'hui j'ai appris à un chanteur à ne pas sourire.
"Efface-moi ce sourire, ai-je ordonné. Baisse le menton. Regarde fixement ce point là. Plante tes pieds dans le sol. Non, ne bats pas la mesure."
Il a chanté si bien que j'en ai eu la chair de poule.
"Ne t'en fais pas, ne t'en fais pas,
Oui, tu es bien plus beau que moi,
Tu n'as rien à craindre de moi,
L'important c'est que tu y croies !
Ne t'en fais pas, ne t'en fais,
Je n'irai pas plus loin que toi,
Je resterai toujours dans tes pas,
Je veillerai à ce que tu y croies"
Il a interprété les paroles qu'il avait écrites, dont certaines étaient un peu alambiquées, à la perfection. Sur certains couplets je lui jetais de nouvelles indications, il les engrangeait, ne s'en servait pas toujours. Il était mon instrument et j'étais sa canne blanche. En même temps je souffrais de ses manques, de ses doutes parce que je me contemplais, en l'observant, il y a dix ans, il y a quinze ans, timide, engoncée dans ma propre peau, gênée d'exister. Je lui ai dit :
"Ne t'excuse pas d'être là. Ne t'excuse pas de jouer. Ne t'excuse pas de chanter !"
Plus tard, je lui ai demandé son âge :
"Vingt-huit ans..."
Cela ne m'a rien évoqué de particulier et j'ai souri. Mais je me suis souvenue ensuite d'avoir eu en cours d'art lyrique une prof qui ne pensait qu'à cela : le monde, pour elle, se départageait entre les assez jeunes et les trop vieux. Elle investissait tout dans ses jeunes élèves de dix-huit ans, à la voix précoce. Elle raillait, pourtant, dans leur jeunesse, ce manque de finitude, qui l'exaspérait. Sans cesse, elle écrasait leurs quelques velléités d'indépendance et tentait d'insuffler à leur corps de poupées molles ses propres espoirs, voulait les voir réparer sa vie décevante et frustrante de chanteuse ratée. Les poupées s'animaient à peine, elles pleuraient souvent provoquant des élans d'affection de Blandine qui les écrasait alors contre son poitrail de matrone.
J'avais vingt-huit ans justement. Un jour que je lui exposais mon programme, elle m'a lancé :
"Non, tu ne peux plus jouer les jeunes filles en fleur toi. Il faut que tu chantes des rôles de femmes. De vraies femmes. Mûres.
- Mais, ai-je protesté, ce rôle* Lucia Popp l'a chanté jusqu'à l'âge de cinquante ans passé.
- Oui. Mais...
Elle m'a regardé de pied en cap.
- Elle avait une tête rigolote, elle !
Ce n'est pas pour cela que je suis rentrée, un peu triste, après mes leçons. Etienne avait manifesté une souplesse enthousiasmante, sa fraicheur me plaisait, ses airs de nounours étourdi et même ses paroles un peu de guingois à cause de l'obligation de rimer. Seulement, plus j'y réfléchissais, sentant que j'étais sur le point d'avoir une sorte de révélation plus je me sentais vide. J'essayais de tirer une leçon de ce que j'avais senti, de rapporter cela à l'écriture, d'une façon ou d'une autre ou à la vie mais tout ce que j'arrivais à formuler c'est :
"Aujourd'hui, j'ai appris à un chanteur à ne pas sourire."
* Il s'agissait de celui de Sophie dans Der Rosenkavalier, en écoute ci-dessus...
Illustration : Wilmer Nunez Murillo
13 commentaires:
Et pourquoi il ne faut pas sourire ?
Est ce qu'il souriait parce qu'il était gêné ou simplement par bonheur de vivre ?
Est ce que sourire quand on chante ça a des conséquences sur l'articulation ? est ce que ça déconcentre ? est ce qu'au contraire, ça ne peut pas amener un peu plus de chaleur ?
Que de questions ... :)
D'accord avec Audine ! Pourquoi ? Ca fait deux fois que je lis le billet et un truc m'échappe...
Audine,
C'est vrai, j'aurais dû expliquer ce point un peu mieux.
Dans le cas d'Étienne, le sourire - qui était un sourire de timidité, d'excuse, de gêne - décrédibilisait sa chanson qui avait des paroles acerbes, ironiques.
(Étienne prend avec moi des cours d'expression scénique.)
D'une manière générale mais surtout en chant classique ou dans les aigus, pour chanter il vaut mieux se contenter d'un sourire intérieur : les commissures et la mâchoire doivent rester détendues.
Le sourire n'amène pas de chaleur au contraire, il éclaire le son mais l'appauvrit...
J'ai bien répondu là !
Nicolas,
Bah zut alors :(
Belle réponse !
N.B. : Au fait, Audine, je parle de toi dans mon billet sur PMA...
Bon, moi, j'avais compris. Tu as l'air de dire que tu n'as pas eu les mots. Et bien moi, je trouve que tout est dit et que ce texte est un des plus beaux que tu aies écrit ces derniers temps. Je suis de l'avis de Bal sur les derniers textes et je les trouvais bons mais aussi trop dosés.
Celui-là est à l'image de ton élève, tout en retenue, tout en pudeur. Comme un tableau qui s'esquisse. On ressent cette tension qui noue l'estomac des voix (?), cette relation qui unit le guide et le guidé, la conception particulière que l'on peut avoir de l'enseignement, la volonté (ou le réflexe) de castration, ou le désir de permettre à un individu de s'affranchir.
C'est très beau, très émouvant, très humain.
bravo...
(Moi on m'avait dit qu'il fallait sourire juste avec les yeux. Ca ouvre je ne sais quoi qui permet je ne sais quel arrondi du son...)
Je suis de l'avis de Dorham. Ce portrait est très sensible.
Très beau texte, Zoridae.
Sur le coup, son âge ne te fait pas réagir, ce n'est qu'après que tu le relies aux remarques entendues auparavant ! En clair, c'est encore l'influence professorale qui agit !
:-))
[euh, il est assez moyen son texte, il faut le lui dire !!!]
Pareil que Dorham...
(Et Lucia Popp fut une très belle Reine de la Nuit, aussi.)
Tiens, tout le monde m'a grillé sur ce coup là. Pareil que pareil.
Très beau texte, vraiment. J'étais un peu réservé sur les deux précédents ; évidement, on a le droit de tout expérimenter, mais autant je trouvais les deux d'avant assez empruntés, formels, maquillés, tunnés comme une 205 GTI, autant je me réjouis de la simplicité de celui-ci et du côté "choses ouvertes", en suspens, qu'il provoque.
Je n'en tire aucune conclusion sur la "simplicité / richesses" des billets en général, mais juste sur les trois derniers, il n'y a pas photo...
Dorham,
Merci de ton avis développé qui est très enrichissant mais zut alors ! Les autres, ceux sur Château-Rouge, j'ai vraiment travaillé, j'ai léché la moindre syllabe, tandis que celui-ci je l'ai écrit d'un jet, simplement...
Je suis un peu perplexe !
:))
Marie-Georges,
Mais tu as chanté aussi ? ==> sans exagérer, je pourrais aussi commander un billet sur ça ?
(C'est exactement ça, sourire avec les yeux, les pommettes...)
Merci !
Monsieur Poireau,
Merci !
Mais c'est juste une chanson et elle n'est pas mal du tout tu sais à écouter en entier...
Je vous encourage à aller les écouter sur son site, le duo notamment est très beau, je lui ai dit par contre qu'il utilisait souvent les mêmes mots et les mêmes rimes : innocence, sens, romance...
Quand on écoute deux chansons à la suite c'est frappant et un peu agaçant!
Didier,
Ouah !
Là aussi vous me sidérez, je croyais que vous alliez penser que ça manquait de crépis !
(Je préfère les voix moins légères pour ce rôle !)
Zo,
tu sais, le travail et l'application ne singifient pas forcément que ça va être meilleur. Bien entendu, il vaut mieux travailler son texte, mais parfois, quelque chose de magique s'articule et se décline un texte tout fait, en toi, et sa sincérité se communique facilement, sans avoir besoin d'en rajouter...
Peut-être justement as-tu trop "tuné" (pour reprendre l'image de Balmeyer à qui de dis "°") tes textes précédents justement. C'était peut-être surtraviatisé... :))
Je crois que l'impression, Zoridae, côté lecteur, c'est que justement ce texte semble vraiment d'une écriture naturelle tandis que les autres, bien que parfaitement réussi étaient visiblement bossés. Du coup, on se dit : ah chouette, un petit moment où elle se dévoile vraiment !
:-))
Pour reprendre M. Poireau, mais un peu différemment : un texte qui donne l'impression d'être naturel a été BIEN travaillé (même avant de tracer le premier mot), alors que celui qui est visiblement "bossé", ne l'a justement pas été correctement, ou suffisamment.
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