dimanche 18 mai 2008

A l'ombre du vent (3)

Dans notre appartement, je sors sur la terrasse ; la mer frissonne contre un ciel livide, tendu comme un linceul ; des papillons feuillettent du bout de leurs ailes les rayons de lunes coulant sur mes épaules ; un chien hurle de solitude dans le lointain. Je pleure lorsque j'aperçois, sur la balustrade, un corbeau immobile, de longues plumes brillantes, l'œil au creux de mon cou, tel un diadème. Je m'approche de lui ; il ne bouge pas. Il me regarde et je me souviens des symboles attachés à ce sombre volatile ; présage de mort, messager. Pourtant, à ma connaissance, les corbeaux ne mangent pas les cadavres, comme les vautours par exemple ; ils ne sont pas sales et puants comme les pigeons, indécents au point de mourir sous les roues des voitures. J'avance doucement vers l'oiseau magnifique. Il est de profil et ne me quitte pas de l'un de ses yeux ; celui qui est du côté que je regarde.
Quand j'étais petite, mon père m'avait raconté que les corbeaux vivaient des centaines d'années, peut-être quatre cent ou cinq cent. J'avais ri, bien fort ; on le saurait si des oiseaux vivaient plus vieux que les hommes ; on se le dirait, non, si les corbeaux en particulier, vivaient plus longtemps que des générations et des générations d'hommes ? On nous l'apprendrait à l'école, on en parlerait le dimanche à table. Puis j'ai eu peur. Alors ces oiseaux noirs, que l'on voyait toujours de loin, éparpillés dans les champs de maïs et de luzerne, ces oiseaux qui ne m'avaient jamais intéressée, les corbeaux, eux, avaient vu des choses que je ne verrai jamais, la Révolution Française par exemple (assez bizarrement je me mis à penser à des faits historiques) et ils verraient encore de nombreuses choses après moi, ils partageraient un bout de terre avec les enfants des enfants de mes enfants, qui sait ? Et je serai morte depuis bien longtemps.
Ces oiseaux noirs.
J'avais eu très peur quand mon père m'avait raconté cela mais il m'avait entrainée sans le deviner et nous avions descendu le chemin du retour, parmi les vignes, courant, criant.
Les corbeaux s'étaient envolés.
Je n'ai jamais cherché à en savoir plus à propos de leur longévité. Mon père était médecin et quand il m'avait parlé des corbeaux, j'avais senti son admiration, son respect pour ses êtres presque immortels. Il ne pouvait guère me mentir. Peut-être avait-il simplement envie de me faire rêver.
Aujourd'hui, mon père est mort et je rejoins ce corbeau sur le balcon. Il continue de me regarder. Je m'accoude à la rambarde, à côté de lui, les mains posées à plat sur le rebord où s'agrippent ses petites pattes ; ses plumes effleurent presque mon bras nu ; son œil se penche sur mon visage ; le ciel devient plus blanc, un ciel d'enterrement ; il va pleuvoir. Je tends la main pour le toucher, l'oiseau s'envole.

Soudain, de la chambre, tu m'appelles !

J'arrive mon amour... De notre fenêtre, à l'ombre du vent, cachés, heureux, nous regarderons les étoiles... Jusqu'à nous sentir comme l'une d'elles, petits et brillants dans le noir.... Sans doute, simples reflets, depuis des lustres, d'une vraie vie qui serait autre...

FIN

Illustration : Nicoletta Ceccoli

9 commentaires:

Didier Goux a dit…

Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand , dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus,
Sur la nature défleurie,
Faites s'abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.


(Ponctuation sans doute défectueuse, comme ma mémoire...)

A part ça, les corbeaux mangent évidemment des charognes.

Dorham a dit…

Très belle nouvelle. Légèrement déstructurée mais finalement justifiant d'une véritable unité de ton. Paradoxalement dans la vie, on ne cesse de regarder derrière et ça nous projette toujours vers l'avenir. Et comme les corbeaux on se croit immortel tandis qu'autour de nous...

Zoridae a dit…

Quel beau poème, que je ne connaissais pas lui préférant celui-ci :

"Alors, cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et
la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination
à sourire : «Bien que ta tête, - lui dis-je, - soit sans huppe et
sans cimier, tu n'es certes pas un poltron, lugubre et ancien
corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel
est ton nom seigneurial aux rivages de la nuit plutonienne!»
Le corbeau dit : «Jamais plus!»"

Oui, aujourd'hui je le sais, mais à l'époque où j'avais écrit cette nouvelle, je les imaginais comme des oiseaux d'un genre plus noble...

Dorham,

Destructurée ? Tu peux m'expliquer ?
Moi c'est sur l'unité de ton que je me posais des questions. Je trouve que la dernière page est moins réussie...
Je regarde beaucoup en arrière, tu l'auras remarqué... Cela m'a aidé c'est sûr !
Merci pour tes coms !

Dorham a dit…

Destructurée, parce que ce n'est pas linéaire. Comme souvent chez toi, le temps est fluctuant, magnétoscopique. Les époques, les ressentis, les pensées se télescopent munis de leurs époques respectives.

Je ne trouve pas la fin moins réussi du tout. Peut-être la phrase de fin avec les étoiles sonne légèrement cliché mais c'est peut-être parce que je suis très terrestre de tempérament. Et que je préfère toujours creuser que regarder vers le ciel. Certains rêvent d'évasion, moi je fantasme sur la boue, l'enfouissement...(oula...ça y est, tu m'as détraqué avec ta question)... :-)

Zoridae a dit…

Dorham,

Merci, je comprends ce que tu as voulu dire. Oui, en trouvant cette nouvelle je me suis dit : tiens je faisais déjà ça à l'époque ! C'est parce que je fais cela tout le temps dans la vie...

La boue, l'enfouissement je connais. Un peu trop. Mais à moitié enterré, avec la tête qui dépasse, on peut aussi regarder les étoiles. Je sais faire ça aussi...

Pardon de t'avoir détraqué, courage !

Dorham a dit…

je plaisantais :-)
détraqué des mots. Tu sais, je suis un grand obsessionnel, il faut parfois que je m'éloigne d'idées trop fixes...

Anonyme a dit…

Je viens d'achever cette troisième partie et je me dis "déjà fini", avec regret.
Tu as des images fortes (le corbeau)et ton talent te permet de revisiter l'imaginaire collectif associé à cette image pour la dépoussiérer et te la réappropier.
"A l'ombre du vent" est un texte émouvant, délicat, élégant et toujours d'une grande justesse. Le risque aurait pu être de s'étendre, de se morfondre. Mais tu ne sombres à aucun moment dans la facilité.
Tu as une force poétique qui te permet de choisir toujours le bon mot avec précision. Ton écriture est sensible, virevolte et nous charme.
Humblement, merci.

Zoridae a dit…

Patrick, merci à toi, vraiment, de tes lectures bienveillantes, de tes analyses détaillées... Je suis touchée !

Anonyme a dit…

je ne me lasse pas de lire et de relire ce texte...
magnifique.