dimanche 18 mai 2008

A l'ombre du vent (2)

Un jour, dans le métro, une vieille femme, la tête couverte d'un foulard blanc, le menton et le front tatoués, s'est assise à côté de moi. Elle avait un nez crochu ; mais ses yeux noirs, petits, enfoncés, aux sombres cils penchés, étaient en tous points identiques à ceux de ma grand-mère. Elle m'a parlé et les "r" roulaient dans sa gorge comme un rire profond et sourd. Ses yeux attendaient, plus mystérieux que l'oubli. Puis elle a fait un geste drôle en désignant les bras musclés d'une fille ; elle souriait ; avec sa voix chantante, c'était elle.
Assise tout près, je la touchais ; sa jambe longeait la mienne ; son bras scandait ses réflexions, glissant contre le mien ; ses habits sentaient un peu le renfermé (elle venait de si loin pour me voir) ; je souhaitais que le métro ne s'arrête jamais ; pourquoi ne pas s'être rencontrées, plutôt, dans un avion pour huit ou dix heures de voyage ?
Je me tournais vers elle pour la contempler. Elle ne cessait de rire. Oh combien j'ai souffert ! Mon cœur se serrait de devoir la quitter. Je me suis levée, pourtant, une station avant la sienne. Elle a murmuré simplement au revoir.
Doucement.
Quand je me suis retournée sur le quai pour la voir partir, elle ne me regardait pas.

Le soir dont je te parle, en vacances, nous avons parlé de mon père.
Te souviens-tu ?
A cause de l'alcool, ma voix a tremblé : je pense que c'était une mise en scène, ai-je dit. Il y a des années que je le pense. Ce n'était pas un simple accident de voiture. Il était malade encore ; de désespoir ; il voyait un psychiatre ; il prenait des médicaments. La veille de sa mort, je ne suis pas allée avec ma sœur lui rendre visite. Je chantais. La veille de sa mort, il a donné à ma sœur, pour moi, un bracelet rouge en plastique et un bonbon à la violette. Mon père ne m'avait jamais offert de cadeau, comme ça, pour rien ; il mettait du chocolat sur la table de notre petit-déjeuner ; il nous permettait, dans les champs, de ramasser des pleins sacs de noix, des fleurs et des pommes ; les vrais cadeaux attendaient les fêtes.
Tu as dit : tu crois, qu'avant de mourir un homme donnerait à sa fille un bracelet en plastique ? Oui ! Il ne veut pas qu'on devine. Il ne veut pas faire de peine. Pas plus qu'il n'en faut. Pourtant les adieux sont difficiles à taire. Il les retient au bord des lèvres. Il tente de laisser un souvenir qui reste innocent. Un bijoux de valeur aurait avoué, à sa place, sa violente mélancolie. Le bracelet en plastique est une omission, un demi-mot. Se doute-t-il qu'il aura plus de prix que l'or et l'argent, plus tard ? Peut-être, oui, croit-il que sa vie aura plus de sens s'il ne reste pas parmi les vivants ?
En disant cela, je sais que je tente de repousser l'absurde, le hasard, loin de moi. Tout semble vrai. Ou faux. Nous ne le saurons jamais. Je veux construire, avec mes mots, quelque chose en quoi croire ; quelque chose de solide.
Et je préfère l'horreur d'une histoire sinistre à l'ignorance limpide.
Mais tout s'effondre ; tout s'est déjà effondré ; et mes mains regardent couler le sable sans pouvoir le rassembler.
Tu ne dis plus rien. les coquillages coulent dans nos gorges, salés comme le chagrin, épais sous nos langues comme les sanglots que nous retenons. Je baisse la tête, honteuse de m'être un peu déchargée, sur toi, du fardeau de mes pensées. Nous quittons le restaurant et longeons les quais où se perdent, dans l'air plus frais, des chansons de variété. Soudain, tu me regardes, véritablement. Tu allumes une cigarette et, soufflant la fumée vers moi, tu demandes : pose-moi trois questions ! J'observe les bateaux penchés sur l'eau ; ils poussent fièrement leurs mats dans le ciel ; leurs drapeaux remuent faiblement, alanguis, dans un monde étranger ; les noms peints sur les coques, s'effritent peu à peu dans l'eau sombre.
As-tu pensé, une seule fois, que tu pourrais ne pas m'aimer toujours ?
Tu ne réfléchis pas ; tu réponds : non, pas une seule fois ; tu souris gravement.
Qu'est-ce que tu voudrais faire dans la vie ?
Attendre nos enfants à la porte de l'école maternelle.
Qu'est-ce que tu ressens, en ce moment présent ?
Tu ne réponds pas, tu fumes en penchant la tête ; tu me prends la main ; tu la serres contre ton cœur qui tremble.

(A suivre...)

Illustration : Nicoletta Ceccoli

13 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est beau.
On se prend à t'envier, d'avoir auprès de toi quelqu'un avec qui tu peux avoir de si beaux dialogues.
(même si toute ressemblance etc.)

Zoridae a dit…

Audine,
Merci :))
Oui, j'ai beaucoup de chance en amour...

Marie-Georges a dit…

Oui c'est beau ! Cette histoire de bracelet m'a figée sur place, cela me rappelle aussi une mort.
(Je profite de mon passage pour approuver la typo orangée ! Et je disais "zut" précédemment parce que tu disais que tu n'avais pas le temps d'écrire, mais me voilà rassurée !)

Tifenn a dit…

J'aime aussi.

Emaxyo a dit…

C'est un très beau texte que tu nous livre là, autant de souvenirs si difficiles et constructeurs

Boby a dit…

Bons sang, Zoridaë, ce que ça fait du bien de pleurer...
Merci.

Zoridae a dit…

Marie-Georges,
:))
En fait c'est une nouvelle assez ancienne... As-tu vu le premier épisode ?

Tifenn,

Merci !

Emaxyo,

Merci... Oui, cet épisode a été important dans ma vie. Ces pensées, ces croyances. Les années passant, j'ai accepté que l'accident ait été dû au hasard. Mais ça a été un chemin long et difficile.

Boby,

Si ces larmes te font du bien, alors tant mieux... Mais ça me fait bizarre quand même...

Anonyme a dit…

-gorge serrée-
Tes mots me touchent
(ou bien c'est les hormones...)

Yibus a dit…

Très beau texte que je lis mon petit garçon blotti contre moi. Je viens de le disputer, il sanglotait... Je l'ai pris dans mes bras et je viens de le serrer un peu plus fort.

Dorham a dit…

Magistral, les questions de fin ont presque un coté onirique. L'amour, évidemment, fait souvent du mal et du bien, et il vit en équilibre sur ce qu'on est. C'est complexe tout ça.

Zoridae a dit…

Nelly,

Ouarf ! Les hormones !!!

Yibus,

Oh ! Quelle belle image :)

Dorham,

En plus tu commentes chaque épisode :)Merci... Ce que tu écris est très beau, en plus !

Anonyme a dit…

très beau texte dans lequel tu évoques le mécanisme complexe du souvenir. Il nait d'une rencontre, d'un objet, surgit de façon inattendue.
tu expurges tes douleurs, ton deuil avec élégance.
et toujours ce style extraordinaire, évident lorsque l'on te lit.

Zoridae a dit…

Patrick,

Merci encore :))