A vrai dire, c'est ainsi qu'il s'est tenu, pendant longtemps, tandis que mes bras, souplement, enlaçaient un violoncelle.
J'ai toujours eu horreur des colifichets. D'un pantalon à pinces et d'un chemisier blanc, je me vêts pour la journée. Une paire de chaussures confortables permet à mes pieds de s'enfoncer dans le sol, la musique m'isole du reste du monde.
Mon brushing demeure impeccable qu'il pleuve ou non, car mes cheveux sont devenus aussi disciplinés que je le souhaitais adolescente. J'ai la chance d'être très mince ; je n'ai jamais eu à accorder à mon poids plus d'intérêt qu'un sujet aussi futile n'en mérite. Aucune rondeur ne s'est permise d'amollir ce visage aigu, d'infléchir ma voix, de mouiller mon regard.
Tant mieux.
Aurais-je été la même dotée d'une bouche large et molle comme celle de Sophie, ma violoniste ? Je l'accuse d'être naïve souvent, de se reposer sur ses acquis mais peut-on se comporter autrement lorsque des yeux océans laissent ouvertes les fenêtres sur vos pensées ? Elle porte de longues jupes pour dissimuler ses hanches rondes et barbouille ses joues d'une rougeur qui la rajeunit encore. Lorsqu'elle m'adresse la parole, sa voix chevrote, elle s'attarde et ronfle dans sa gorge. Enfin, elle se lance, toujours de façon interrogative : "Qu'en pensez-vous ? me demande-t-elle, en pouffant sans joie."
Je le reconnais, j'aimerais parfois proposer ma vie à quelqu'un qui saurait en prendre soin, mieux que moi. Je n'ai pas eu de chance, je n'ai jamais brillé et je n'ai pas beaucoup joui de mon existence. Pourtant je n'ai cessé de travailler. La nuit, des rêves me tourmentent pleins d'éclatants désirs, je m'agite, gesticule et gémis, malheureuse de ne pouvoir, insouciante, changer de destin.
Je feins d'avoir tout oublié de ces évasions nocturnes, au petit-déjeuner, mais la colère teinte les phrases que je prononce. Mon mari se dépêche de partir, il baise mon front d'une bouche glabre, devenu chaste au fil des ans. Les pleurs de Sophie m'irritent lors de nos répétitions. Ne pourrait-elle se draper d'une pudeur que son visage offense ? Qu'elle ne connaisse rien de la vie est une chose. Cependant, je ne supporte pas qu'elle ne cherche à dissimuler son innocence, moi qui ai piétiné la mienne pour me hisser à ce niveau d'excellence.
Sophie ne s'agite pas beaucoup pour réussir. Elle balaie le public de son sourire à fossettes, secoue sa chevelure et brandit son instrument telle une mariée son bouquet. Les gens applaudissent, ils se mettent debout et hurlent leur joie. La vulgarité de sa fougue ne les blesse pas comme elle me blesse, elle les ravit au contraire. Bis, crient-ils. Une autre, une autre ! Sophie a écorché sans la moindre pudeur le sublime trait de la cadence finale. Elle a ralenti là où Martinù a ajouté un a tempo, les critiques crieront au génie, loueront son toupet. Ils m'oublieront. J'ai l'habitude de lire à mon sujet des éloges plates qui me ressemblent. J'ai appris au fil des années que j'étais fiable, parfaite, efficace. Mon style sobre est idéal pour l'accompagnement mais personne ne m'écoute vraiment.
Tant mieux.
Personne ne remarquera qu'il m'arrive de transpirer si fort que mon chemisier colle à ma peau. Personne ne notera la crispation de ma main due à un début d'arthrose, l'épaississement de ma taille, ce dos que je n'arrive plus à cambrer. Mon violoncelle chante une vie qui me quitte tandis que mon sang reflue, mois après mois.
Sophie me tend la main. Elle rit. Je préfère saluer seule, mon instrument pressé sur le cœur, l'archet pointant vers le plafond.
Illustration : Mark Ryden
23 commentaires:
A chacun de tes textes je m'extasie silencieusement devant tant de facilité à écrire les mots de quelqu'un que tu n'es pas ! Je sais, c'est le propre de l'écrivain, comme c'est le propre de l'acteur de devenir quelqu'un qu'il n'est pas, mais tout de même, je ne cesse d'être bluffée, et c'est pour ça que j'aime te lire !
Bonne journée Zoridae !
Dépêche-toi de te faire publier que je te lise sur un support en papier :o)
Les dernières phrases dressent une passerelle mélancolique, ce qui nous permet d'imaginer un peu ce que ton personnage ne dit pas ; inutile de dire que c'est là le signe d'un texte de très grande qualité...
Je crois que pour un être humain, il n'y a rien de pire que de ne plus être capable de faire ce qu'il a toujours fait. Pour un peintre de ne plus maîtriser son bras, un trompettiste de ne plus avoir de souffle...céder sa vie est son corps est une violence terrible contre laquelle ont ne peut jamais gagner.
« ... draper d'une pudeur que son visage offense » : bel alexandrin, presque racinien, discrètement enchâssé dans le reste...
« Je crois que pour un être humain, il n'y a rien de pire que de ne plus être capable de faire ce qu'il a toujours fait. Pour un peintre de ne plus maîtriser son bras, un trompettiste de ne plus avoir de souffle... (Dorham) »
Et c'est pour ne rien dire de l'onaniste manchot...
Poumok,
Merci pour ton enthousiasme. C'est drôle que tu me dises ça car je n'écris pas beaucoup de fiction... En tous cas bonne journée à toi !
Loïs de Murphy,
Je pense qu'en mai ce sera fait...
Dorham,
Je voulais écrire aussi sur le fait qu'il est difficile - pour certaines personnes dont je fais partie - d'admettre qu'on a un corps dont il faut prendre soin alors qu'on voudrait n'être que pensées.
Je ne dis pas cela pour que l'on me rassure mais je ne sais pas quoi penser de son texte. Un sentiment d'insatisfaction demeure... Sans doute parce que je n'ai pas réussi à y mettre tout ce que je voulais à la base...
Didier,
Vous avez un détecteur d'alexandrins au bout du nez ou vous avez vraiment cherché un truc agréable à écrire ?
(Smiley ! Smiley ! Pardon je suis d'humeur un peu sombre aujourd'hui)
Didier 2,
LOL !
Je repère assez bien les alexandrins, en effet. Et je ne cherche jamais de trucs agréables à écrire : j'ai ma fierté de troll, tout de même !
Tu veux dire que tous tes personnages sont toi ? Malgré leurs nombreuses différences ?
Didier,
C'est vrai, j'oubliais !
Poumok,
Non pas dans cette série (quoique) mais sur le reste de mon blog je fais beaucoup de récit autobiographique non ?
Encore un texte qui est superbe... Mais que vois-je ? Publiée en mai ?
Toutes mes félicitations !!! ^^
S'il y a décalage - même léger entre l'intention et le résultat, seule toi peut le savoir.
Vouloir n'être que pensées ?
Mais les sensations peuvent aussi les nourrir non ?
Et, c'est assez drôle parce que cette volonté de pensée absolue est une aspiration très masculine...
Sans faire de psycho de bazar, les femmes arrivent souvent bien mieux que les hommes à équilibrer le sensible et le spirituel. Je suis étonné.
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Didier, un onaniste sans bras s'entraîne pour devenir contorsionniste...et finit par le devenir...
Dorham : yes, I see what you mean, fuckin' pig !
Un superbe rôle pour Lon Chaney jr, n'est-il pas ?
Yelka,
Merci :)
Je vous en parlerai bientôt, plus en détails...
Dorham,
Ah bon ? Aspiration très masculine ? C'est pourtant une aspiration que j'ai depuis longtemps... et il me semble qu'elle est juste humaine !
Mais attention je n'ai pas dit que je n'arrivais pas à équilibrer tout cela, juste que parfois, j'aimerais être libérée des contingences corporelles...
Didier,
Je ne sais pas qui est Lon Chaney Jr...
Moi j'aime tout dans ce récit, les alexandrins et la fin.
J'aime bien le sujet d'un corps quelconque. Qui n'a rien de spécial. Juste son usure.
Je n'aspire pas tellement à n'être que pensée, mais juste à être un autre corps, parfois.
Didier, tu oublies le conducteur sans permis ....
Zoridae, je ne repère jamais les alexandrins mais je trouve cette histoire très bien.
Zoridae,
Lon Chaney Jr, c'est un acteur américain, la créature de Frankenstein notamment telle qu'on la connait tous, tronche carrée et le tremblement...
Mais je ne comprends pas pourquoi Didier l'imagine si bon en manchot contorsionniste...sans doute parce que ses capacités de transformation étaient au dessus de la moyenne (pour l'époque, j'entends)...
Dorham et Zoridae : Lon Chaney (mais est-ce vraiment le Jr ? Un doute me point...) s'est rendu célèbre, au temps du muet, en jouant des rôles de "monstre", notamment dans certains films (géniaux) de Tod Browning. Par exemple, celui d'un manchot (dans un cirque, si je me souviens bien), capable d'allumer ses cigarettes avec ses orteils. ce que Chaney faisait RÉELLEMENT.
Ah, alors je crois que c'est la junior. Le "junior" vient un peu après avec Frankenstein, "La Momie"...
Bon, attendez je fais des recherches...
(temps de recherche)
Oui, apparemment, c'est bien le père...
Je ne le savais même...c'est surtout l'homme tronc, rampant après la caravane qui ma longtemps effrayé. Browning, quel génie tout de même...
Audine,
Merci...
Oui un autre corps, ce serait bien, aussi...
Catherine,
Merci...
Dorham et Didier,
Je situe un peu mieux. Tiens, vous me donnez envie de regarder des films !
Oooooh, je découvre ce blog suite au festival de Romans... et aussi via un passage chez Richard...
Un violoncelle, qu'ouis-je, un violoncelle ?
Mais c'est l'instrument dont je rêve, moi qui ne suis que violoniste...
Un violoncelle, quelle meilleure expression du corps que l'on peut faire avec son instrument ?
Envelopper son violoncelle, c'est envelopper le monde... Je t'envie. Et la voix d'un violoncelle me fait pleurer. Pour du vrai.
Et je reviendrai, parce qu'ici, j'ai l'impression qu'on écrit carrément bien. Et j'aime, aussi.
Morena,
Bienvenue ici, je suis ravie. Je suis passée voir ton blog aussi grâce à Richard et tu fais de très belles photos...
Mais le violoncelle, malheureusement ce n'est pas moi qui en joue. Ce texte, comme tous ceux de cette série, est une fiction... C'est aussi un instrument qui m'émeut profondément, peut-être parce qu'il est très proche de la voix et si sensuel...
Reviens quand tu veux :))
Pffffiiiiooooouuu. Je suis sciée. Quel texte! Pétard!(bon, j'arrête)
J'ai vu les résultats du festival et, même si ça n'a pas une grande importance, c'est bien dommage...
Lib,
Bienvenue ici et merci pour ton commentaire enthousiaste !
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