samedi 5 avril 2008

Des TSTTT ! Des CLAC CLAC CLAC CLAC !

Pour aller à l’école, nous descendions le virage du L de la copropriété en courant. Nos cartables battaient dans le bas de notre dos, nous gambadions, dansions, organisions des concours de pas chassés, de saute-mouton. Arrivées dans la rue, dos aux deux premiers immeubles où étaient logés des militaires, nous tournions à gauche et passions devant la grille noire d’une grande demeure qui nous paraissait aussi mystérieuse qu’un château. Pendant longtemps un berger allemand ventripotent avait baptisé les paumes de nos mains d’une truffe reconnaissante. Nous lui apportions des morceaux de jambon dérobés dans le réfrigérateur, du sucre et du pain sec. Il gobait le tout en se dandinant, levait des yeux humides et retournait se coucher au bout d’une longue allée dans sa niche au toit rouge. La tête allongée sur les pattes de devant, il nous oubliait, ses paupières recouvraient l’orbite vaseuse de ses yeux presque aveugles. Sous son pelage, la peau se gonflaient de vagues, ses oreilles pagayaient, gémissant, il entrouvrait sa gueule où manquaient quelques dents : il rêvait.
Il avait été remplacé, depuis peu, par un compatriote canin à poils longs. Celui-ci avait été dressé et il défendait la propriété de ses maîtres avec une fougue exagérée. Pour l’éviter, nous traversions la route et marchions sur le trottoir d’en face le menton tendu dans sa direction. Insensiblement, Anna se rapprochait de moi. Elle glissait sa main dans la mienne.
« Le voilà ! criions-nous en l’apercevant débouler. »
Nous pressions le pas mais ne pouvions nous empêcher de regarder l’apprenti molosse, les crocs découverts, baignés d’écume. Il grondait sombrement puis se mettait à japper, la tête glissée à travers les barreaux du portail, ébranlant la structure en acier par des coups de poitrail.
« Mais pourquoi il fait ça ? demandait ma sœur.
- Je ne sais pas. Peut-être qu’il a peur de nous.
- Oh ça ça m’étonnerait. Je suis sûre que s’il pouvait escalader le portail, il nous mangerait.
- Hum t’as raison, reconnaissais-je. Il commencerait par toi parce que tu as des joues plus dodues ! »
Je m’élançais alors jusqu’au carrefour et, dissimulée à l’angle, j’attendais qu’Anna apparaisse, pleurnichant, trottinant.
« Oh le bébé, oh le bébé, chantais-je.
- Tu es méchante, je vais tout le dire à Maman !
- Gnagnagnagnagna ! »

Mais ce jeudi-là, il était exclu que nous allions à l’école seules. Les ravisseurs pourraient nous faire monter dans une voiture noire aux vitres teintées, nous attacher avec des cordes et nous jeter dans une cave sans lumière où nos cris ne seraient pas entendus. Ma mère nous avait donc déposées, alors que le jour ne s’était encore pas levé, chez Madame Gratton. Celle-ci nous permit de nous asseoir à la table de cuisine en Formica immaculé. Sa fille, Delphine, blonde et couronnée de tresses, nous observa avec timidité, tête baissée. Sur le feu, des casseroles en fonte bouillonnaient ; elles exhalaient des parfums de viandes en sauce, de poireaux et de carottes, qui, à cette heure matinale, me soulevaient le cœur. Madame Gratton nous tourna le dos pour en remuer le contenu à l’aide d’une cuiller de bois. Ses bras s’élevaient comme des ailes, il semblait qu’elle charriait des tonnes de mélasse. D’entre ses dents, un bout de langue pointait.

Je profitai de l’occasion pour m’emparer de la poupée de Delphine. Doucement, je lui intimai le silence d’un mouvement de lèvres :
« TSTTT ! »
Elle écrasa une larme sous son poing et me le balança sur la bouche par surprise. Ma lèvre se mit à saigner :
« Aïe ! hurlai-je. »
Anna sanglota. Aux fourneaux, Madame Gratton, prit le temps d’essuyer sa cuiller sur le rebord d’une casserole, d’un côté et de l’autre. Elle la déposa sur le bord de l’évier et se retourna. D’un coup, ma mâchoire inférieure s’affaissa. Sous son haut chignon qui semblait fait de bois plutôt que de cheveux, ses sourcils noirs s’étaient légèrement froncés. La peau enduite de fond de teint et de poudre, laissait à peine deviner l’outrage à la beauté glaciale de notre voisine. A vrai dire, cela dessinait deux parenthèses minuscules où semblait focalisée une rage démente. Madame Gratton se dirigea vers sa fille. Elle étendit son pouce et son index devant son nez, puis, s’en servant comme d’une pince, elle saisit son oreille droite qu’elle tira tellement fort que Delphine se souleva de son siège. Enfin, elle tourna jusqu’à ce que les cartilages craquent. Ceci fait, Madame Gratton contourna la chaise de sa fille pour recommencer de l’autre côté. Cette fois, elle nous jeta un regard cruel. Anna cessa de renifler. Je déglutis.

A huit heures dix, nous prîmes le chemin de l’école. Nous marchions toutes les trois devant, main dans la main. Madame Gratton, sanglée dans sa gaine, tambourinait le sol de ses hauts talons : CLAC CLAC CLAC CLAC !
Nous sentions son regard dans notre nuque.

Le jeune berger n’aboya pas, lorsque nous passâmes devant lui.

Illustration : Bobi

15 commentaires:

Catherine a dit…

Prems !
La mère Gratton me fait plus peur que le gros chien !
On vous suit pas à pas sur le chemin de l'école en retenant notre souffle.

Ellie a dit…

Merde ! la Folcoche !!! tu la connais ?

Zoridae a dit…

Catherine,

Prenez une goulée de temps en temps ;)

Ellie,

Qui est la Folcoche ?

Nefisa a dit…

zoridae : oui, la description de la mère Gratton fait très hervé Bazin (la folcoche c'est dans noeud de vipères.)
Je me suis toujours demandée si les animaux avaient le pouvoir de sentir les gens naturellment mauvais.

Et : "la suite, la suite, la suite, la suite!!!! "

Anonyme a dit…

"Ses oreilles pagayaient" j'adore !! :-)
Et je confirme les commentaires précédents : on s'y croirait, de l'odeur de viande à 8h du mat' jusqu'aux talons de Dame Gratton !!

Anonyme a dit…

Bon week-end !

Zoridae a dit…

Nef,

Cette lecture est très ancienne pour moi, je l'ai oubliée !
La suite ce soir... Normalement !

Poumok,

Merci :)))

Tietie007,

Eh bien bon week-end à vous aussi !

Christie a dit…

Bien sur la "folcoch" (la folle, la cochonne : supêmes injures faites à leur mère dragon, tyranause, on pourrait dire aujourd'hui par gamins mal traités par leur mère malade mentale ou pas loin !!
lecture lointaine.

Anonyme a dit…

J'ai peur de mme Gratton.

Zoridae a dit…

Christie,

Oui, comme moi, j'ai tout oublié d'Hervé Bazin !

Nelly,

N'aie pas peur. Aujourd'hui elle doit être gaga avec ses petits enfants... Si ça se trouve...

Anonyme a dit…

Folcoche ! folcoche !
bahhh
c'est vrai qu'elle fait peur...
dis ?
Mme Gratton comme les grattons ?
(Tu es bien un peu de la région lyonnaise nan ?) (:

Anonyme a dit…

Et pis, Folcoche oui c'est bien Hervé Bazin.. et c'est "Vipère au poing" si ma mémoire est bonne..

Zoridae a dit…

Yelka,

Oui, je suis née à Lyon et j'y ai vécu 23 ans (ainsi qu'à Villefranche sur Saone)...

Anonyme a dit…

Quel portrait !

À propos de gros chien, je me souviens qu’un jour, ma fille tremblait de tout son corps en entendant aboyer le chien des voisins, un vieux colley peureux. Je lui dis : - n’aie pas peur, il est très gentil ce chien là, il ne mord pas ! – Pourquoi ? Il n’a pas de dents ?

Zoridae a dit…

Vagant,

J'adore les mots d'enfants, avec leurs gracieuses vérités...