samedi 26 avril 2008

Contemplation

[Aujourd'hui, j'ai reçu par mail ce beau texte, offert par Anne, une de mes lectrices, sur le thème "Changer de sexe".

Anne avait un blog "Les yeux ouverts" qu'elle a supprimé pour écrire un roman dans la solitude, le silence, la concentration.

Par mail, nous parlons d'écriture et ces échanges sont troublants et enrichissants. Merci Anne...]



La sonnerie stridente du réveil me fait l’effet d’un sparadrap que l’on arrache sur une peau poilue. Je n’ai pas encore trouvé l’objet capable de me réveiller aimablement, de me faire passer de la léthargie à l’éveil de façon humaine. Je rage de devoir subir cette torture pour déciller, ça me déprime. Pour peu que vous allumiez votre poste radio et que vous preniez toutes ces gesticulations matinales grotesques et pitoyables en pleines oreilles, vous enviez soudainement les sourds….On communique avec eux avec de gracieux gestes sensuels. Même pour vous dire d’aller vous faire foutre, c’est joliment dessiné, les doigts font des arabesques. Tiens...d'ailleurs comment un sourd se réveille-t-il le matin ?

Mon corps transpire sous la couette. Une moiteur un peu poisseuse entre les cuisses, sous les aisselles qui me donne toujours envie de prolonger l’instant. Ne pas bouger d'un pouce, écouter les bruits de la ville, rêver d'un être docile et aimable qui vous réveille silencieusement, avec sensualité, vous prépare le café, vous beurre vos tartines et éventuellement courbe sa gracieuse nuque sur votre bas ventre.
Je bouge les orteils, les écarte. J’aime bien mes pieds. Les pieds en général. J’ai toujours trouvé cela un peu troublant. Ce sont les orteils qui m’intriguent toujours, surtout quand ils sont palmés ou que le deuxième orteil est plus long que les autres : ça m’attendrit. Je garde en mémoire une bouche douce et chaude qui me suça longuement les orteils, j’ai alors eu l’impression qu’elle avait mon sexe en bouche…cette simple pensée me tiraille le bas-ventre. Je m’étire bruyamment en grognant. Comme souvent le matin mon sexe se dresse innocemment, je le caresse machinalement, soupèse mes couilles, gratouille ça et là et me lève d’un bond.
Je jette un coup d’œil dans la glace avant de me doucher : je suis content de ne pas être beau. Je n’aurais pas aimé être dévisagé, envisagé… comme disait la petite Paradis. Je n'aurais pas aimé être une femme pour cette raison. Je ne suis pas laid non plus. Enfin, je dévoile mes charmes quand ça m’arrange. Au premier abord mon insignifiance sert à me camoufler. Je peux ainsi m’adonner à mon passe-temps favori : la contemplation.

Le jet de la douche cingle ma peau, je pisse accroupi, en souriant, avec la jouissance de l’acte réprouvé. Arno, on n’urine pas sous la douche. Le savon est doux, mes poils s’emmêlent, se démêlent, mes mains prennent leur temps, réveillent chaque parcelle de mon corps. J’éprouve mon premier plaisir tactile en priant pour que ce ne soit pas le dernier de la journée. C’était mon angoisse…. que la journée me privât d’émotions.
Le café, bien noir, sans sucre,me brûle un peu la gorge et les tartines beurrées que je plonge sauvagement dans mon bol, laissent d’ignobles ronds graisseux à la surface en éclaboussant la table. C’est répugnant mais j’aime ça. Je vais de ce pas traverser la rue, pousser la porte battante du bistrot, m’installer à la table de gauche qui offre une vue imprenable sur la faune matinale passante.
Je vais contempler mes semblables avant de plonger dans le ventre du business.
Grand angle sur la chaleur, le brouhaha léger, différent de celui du soir, les attitudes des corps attablés, les regards encore endormis ou semblant prêts à en découdre avec la vie…. les lèvres et les oreilles déjà collées aux portables, esclaves s’enchaînant déjà à leur illusion de liberté.
Le percolateur crache son jus noir, inlassablement. Des femmes laissent sur le bord de leur tasse des marques de rouge à lèvres. Je hais l'odeur de ces rouges à lèvres, à vous dégoûter de désirer la plus troublante des bouches. Ça pue le gras, le renfermé, la graisse de phoque. Inimaginable tous ces détails qui m’attristent et me gâchent définitivement ma journée.
C’est comme ces chaussures poussiéreuses qui traînent sous la table d’à côté, qui n’ont jamais connu ni le doux frottement du chiffon imprégné de cirage ni son odeur, ni le rapide coup de brosse qui redonne du chic à la plus vilaine des chaussures. Ici, ce vernis écaillé sur ces ongles qui se voulaient pourtant sexy, ou encore ce maquillage épais sur cette femme qui sent déjà la transpiration mêlée au déodorant. Et pourtant comme j’aime les odeurs naturelles……une aisselle de femme qui a couru, une nuque moite après l’amour...
Trois très jeunes femmes sirotent leur café en riant, elles sont fraîches, pas très belles mais pleines de charme, elles sont surtout joyeuses. Elles me font du bien. Leurs six jambes enserrées dans des jeans identiques, des blousons courts laissent apparaître la peau de leur dos. La brune passe et repasse ses doigts dans ses cheveux longs avec un plaisir évident. Elles se lèvent bruyamment, sacs à l’épaule, et je remarque qu’aucune trace de culotte ne vient marquer leur pantalon, leur string ou leur boxer libère le dessin naturel de leurs fesses, cela me ravit.

La journée est bien partie. J’ouvre Libé, lis quelques lignes mais mon esprit paresseux se contrefiche des misères du monde. C'est le printemps. La plupart des femmes en jupe courte, assises, croisent les jambes tandis que celles en jupe longue croisent uniquement les pieds. Certaines allument nerveusement une cigarette. Je remarque bizarrement que ce geste de la femme rejetant des volutes de fumée ne dégage plus ce trouble qui me laissait rêveur autrefois. Aujourd'hui cela m’évoque immédiatement l’odeur de son haleine chargée en fin de journée. C'est idiot comme on change.

Une femme en manteau rouge entre et s’arrête un instant en plissant les yeux. Elle paraît soupirer et se dirige vers une table libre en biais de la mienne. D’un geste lent elle ôte son manteau, découvrant un chemisier un peu large et une jupe au-dessus du genou dont l’étoffe semble douce. Elle commande un cappuccino d’une voix claire, avec un joli sourire, pose ses mains à plat sur la table et redresse le buste en respirant profondément. Son attitude a plaqué son chemisier sur sa poitrine, et je distingue par transparence une jolie dentelle presque noire.
Cette femme semble en attente. Le serveur lui apporte sa commande ; la crème fouettée de son cappuccino est généreuse ce qui semble la mettre en joie ; elle plonge délicatement sa cuillère dans la crème et la pose sur le bord de ses lèvres légèrement écartées ; puis elle recommence, cette fois en léchant de façon gourmande la cuillère. La crème fouettée disparue dans sa jolie bouche, elle regarde tristement le café blanchi, lape une gorgée, grimace, et repousse la tasse.
Elle relève la tête, son regard balaie le café, elle soupire à nouveau. Sous la table je vois ses jambes remuer, s’écarter à peine, un pied se libérer de son escarpin et s’appuyer sur son autre cheville. Je suis aux anges.

Ce pied émancipé, gainé de Nylon presque noir me met en alerte. Mon attention est rivée à ces cinq orteils. Je suis sûr d’avoir vu ses orteils remuer…. Une femme qui aime étirer ses orteils est forcément une femme qui me plaît. Mais soudain le pied se repose dans sa chaussure et dépité je lève les yeux sur un grand énergumène qui s’installe face à elle en la couvant du regard.

De toutes façons c'est l'heure d'aller bosser.

Illustration : Bobi

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Superbe texte. On y est, à l'intérieur de ces pensées, c'est nous ! Aussi féminines que l'on peut être, on se retrouve dans la peau de ce mec. Formidable ! :-)

Ellie a dit…

moi, je fais pipi dans le lavabo ^^

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
Didier Goux a dit…

Ellie : un doute m'empoigne, à votre remarque : il y aurait donc des gens qui NE FONT PAS pipi dans le lavabo ? Ça fout presque la trouille. À la limite, j'veux dire...

Zoridae a dit…

Poumok,

Je suis d'accord avec toi !

Ellie,

Toi, quand tu es dans la peau d'un homme ou toi, Ellie ?

Didier,

En tant que femme, je trouve cela plutôt acrobatique de faire pipi dans le lavabo !

Ana DuCocon a dit…

Très joli texte. On plonge dedans avec une facilité...

Purée! j'espère que mon homme ne pisse pas dans le lavabo! Beurk!

Dorham a dit…

C'est en effet un très chouette texte. Il a été dur pour plusieurs femmes d'arriver à se glisser dans la peau du mâle sans caricaturer, sans émasculer, sans arrière-pensées vengeresses.

Là, c'est parfaitement réussi, cet homme chat, légèrement voyeur, complètement fétichiste, cette belle fascination pour les orteils, pour les mouvements, pour la vraie féminité.

Vraiment, vraiment un très très beau texte...

Dorham a dit…

Ah, bien entendu, je ne pisse jamais dans la baignoire, ni dans le lavabo, m'enfin, qu'est-)ce que c'est que cette dégueulasserie...???

mtislav a dit…

Ce que je trouve agréable dans ce texte, c'est qu'on sent que l'homme est habité par une femme.

Est-ce qu'un homme porte beaucoup d'attention à ce qu'il fait parce qu'il est un homme ?

Faites asseoir un homme pour uriner, seulement pour cela et il y pensera assez pour s'en souvenir même s'il a pissé dix fois dans la journée.

C'est une série extra en tout cas...

Anonyme a dit…

@ mtislav
pq sent-on l'homme habité par une femme ? parce qu'il est tranquillement contemplateur ? je vous assure que ça existe..;)

mais à vrai dire votre interrogation me laisse perplexe.
je n'avais pas songé à cet exercice de cette manière : fallait-il écrire un texte , pour moi qui suis femme,qui stigmatise le genre masculin ? qui révèle des trucs que seul l'homme fait ou pense (et ces particularités existent-elles?) ou bien s 'agit-il d'écrire simplement une histoire où le personnage principal ou bien le narrateur est du sexe opposé au mien ?
le concept est très différent...
Bien qu'il n'y ait pas à mon avis de modèle typique selon le sexe

d'ailleurs à bien y réfléchir il n'y a rien là de si difficile vu le nombre de romans de tout genre écrits par des femmes dont le narrateur est un homme,

pour cette histoire de pisser debout ou assis, je suis dubitative, j'ai remarqué un truc aussi simple qu'idiot : si l'homme nettoie lui-même ses wc il pisse assis....ou s'il est en érection il pisse aussi assis : j'y vois là non pas une affaire de sexe, mais de sens pratique :))