jeudi 20 mars 2008

Un ange dans la ville

A mon arrivée, Margot était au centre et les autres la regardaient. Elle a crié mon prénom dès que j'ai ouvert la porte, s'est jetée dans mes bras puis a chuchoté : "je peux montrer à ton copain comment je fais la sorcière ?
- Mon copain ? ai-je demandé.
- Ben oui, Laszlo !"

J'ai souri et acquiescé. Margot s'est voutée, a replié ses mains comme des crochets et a commencé à grincer "gnain gnain gnain gnain gnain", une vocalise que je lui fais chanter parfois. En embrassant mes autres élèves, Cleofide, la timide Jenufa et Laszlo, j'ai senti à quel point, déjà, elle les avait séduits. Ils souriaient au bord du rire, leurs yeux s'embuaient parfois, la petite fille captait toute leur attention.

"Alors ? demanda-t-elle, remarquant qu'on ne l'écoutait plus.
- Alors c'était très bien ai-je dit. Mais maintenant on va aller dans la salle se chauffer la voix et il faudra être bien attentive Margot.
- Oui je sais, a-t-elle rétorqué, mais on pourra faire l'autre exercice que j'aime bien , là, "râ-per-les ca-rottes" ?
- On verra Margot, c'est moi qui décide."
Sa mère a hoché la tête en me lançant un regard complice. Nous étions convenues il y a quelques semaines du fait que Margot avait besoin d'être cadrée. A vrai dire, je m'étais trouvée un peu déconcertée la première fois qu'elle nous avait laissées en tête à tête : Margot, emportée par ses pantomimes, se roulait par terre, me sautait sur les genoux ou tournait sur elle-même comme une danseuse hystérique. J'avais dû hausser le ton et à la fin de l'heure elle boudait.

Pendant les vocalises, Margot a tenu la main de Laszlo. Nous étions dans une toute petite salle. Jenufa se tenait près de moi, appuyée contre le mur en pierres, Cleofide, au fond s'étirait, très concentrée. Par moment, le trac devenait palpable, les corps se tendaient, les bouches se crispaient, on entendait les gargouillements des ventres douloureux ; pour Laszlo ce n'était que le deuxième concert, pour Jenufa, âgée de 15 ans, le premier. Quand je ne faisais pas de blague, Margot s'en chargeait. Je la prenais souvent en exemple parce qu'elle a une conscience aiguë de son corps et comprend la plus fine de mes indications. Elle était ravie et se pavanait, longue, gracieuse dans sa belle robe mauve, commentant les sons de ses comparses. Pour clore la séance, j'ai demandé à chacun de chanter un passage sur lequel il devait particulièrement se concentrer pendant l'audition. Margot a chanté le début des "Anges dans nos campagnes" de sa belle voix pure, enfantine. Je lui ai conseillé :
"Allume ton regard Margot, souris avec tes yeux, tu te rappelles, on a déjà travaillé ça ?"

Elle a hoché la tête et s'est exécutée, parfaitement. J'ai vue que Laszlo me dévisageait, étonné, ému. Pendant quelques secondes le silence a régné dans la petite pièce lorsque l'enfant s'est tue. Je lui avais parlé de ce silence qui peut suivre un moment de musique magique et j'ai vu qu'elle le reconnaissait. Qu'elle le savourait.

Puis nous avons applaudi.

En chemin, de nouveau main dans la main avec Laszlo, Margot trottait, égrenant les chansons qu'elle connaissait. Laszlo lui répondait et leurs voix s'accordaient, formant dans l'air glacial des panaches mystérieux. Je marchais avec Monna qui frémissait chaque fois que le pied de sa fille butait sur un trottoir parce que Laszlo ne pensait pas à lui dire de lever le pied. La veille, en cours, elle avait eu un moment d'affolement en voyant, à l'orée de la narine de Margot, un peu de sang. Elle s'était levée d'un bond, pâle, et un instant, elle m'avait communiqué sa panique. J'ai senti alors que je ne pourrais jamais supporter qu'il arrive quoi que ce soit à cette petite fille.

Le concert avait lieu dans un cadre magnifique. Margot a gravi l'escalier entre Laszlo et moi et je lui décrivais les tapis de velours, les lustres et les grands miroirs. Arrivés dans la salle, nous avons attendu que deux violonistes achèvent une étude et nous sommes allés poser nos affaires dans les coulisses. Jenufa a quitté ses baskets pour de jolis escarpins qu'elle ne supportait pas ; elle était blême. Laszlo a eu un moment de vertige. Cleofide a pouffé dans ses paumes. Margot, pendue à mon bras, piaffait : "Alors, c'est quand qu'on commence ? C'est bientôt à nous ? "

Je lui ai de nouveau expliqué ce qui allait se passer et dans quel ordre elle allait interpréter ses deux chants. Elle s'est assise au premier rang avec Laszlo. Juste derrière elle, j'ai posé une main sur son épaule.

Enfin Jenufa a entonné "Selve Amiche" de Caldara. C'est une mélodie toute simple, entrecoupée de vocalises virtuoses. Sa voix s'est coincée dès les premières notes mais elle s'est reprise et a continué, la figure impassible, le buste un peu penché, mal à l'aise dans son jeune corps. C'est une adolescente aux joues rondes, modeste, sage. En début d'année je ne savais pas si les cours lui plaisaient malgré sa régularité et son travail mais sa mère m'avait confiée : "Jenufa s'est épanouie, tout le monde remarque qu'elle est moins renfermée, plus aimable, qu'elle communique. Le chant lui fait un bien fou et elle parle de vous sans arrêt."

Je la regarde, je l'écoute et je suis tendue vers elle. Je scande les paroles en silence, je lui souris lorsqu'elle tourne le visage vers moi. Jenufa ne me sourit pas en retour, je ne sais même pas si elle remarque ma présence. Elle erre quelque part dans sa tête, naviguant entre les lignes d'une portée musicale, un peu perplexe.

Puis c'est le tour de Margot. Elle saute sur ses pieds, d'un bond elle est debout :
"Ouais, crie-t-elle !"
Je lui indique l'estrade, lui fait toucher le dos du piano et la laisse seule sur scène avec l'impression que c'est elle qui me quitte. Je me rassois et elle commence. Sérieuse, elle dévale les Gloria, escalade les intervalles de sa voix toujours juste, enthousiaste, courageuse. Elle a oublié d'allumer son regard qui reste perdu entre terre et ciel mais tout son corps irradie. Lorsque les applaudissements retentissent je me retourne pour faire un signe à Monna et je vois une jeune femme, assise à côté d'un petit violoniste, juste derrière moi.

Elle pleure, cachée dans ses cheveux.

(A suivre...)

Illustration : Bobi

21 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai voté pour toi et machin au fait :o)

Romy a dit…

Oui moi aussi... ;-)
ton texte est chouette mais le problème c'est que je n'ai pas beaucoup de temps pour lire ou bien j'ai la flemme.....
là j'ai lu et c'est chouette.... ça donne envie de prendre son temps...
cela dit je ne suis jamais déçue lorsque je viens ici....
bravo continue !

Anonyme a dit…

Très beau texte, comme toujours !

Chloé Clafoutis

Tifenn a dit…

Comme je visualise bien! Dans mon entourage, il y a des chanteurs...et j'ai assisté à un fabuleux mariage, où n'intrevenaient que des amis des mariés, et les miens du même coup. C'est inoubliable. Etre sur scène c'est inoubliable. Même si on est aussi vite oubié! la perfection d'un disque c'est bien, mais l'émotion d'un vrai concert, c'est autre chose! merci de ces souvenirs!

detoutderien a dit…

trés beau texte encore !
je n'ai plus d'adresses mails repérées par le Festival dee Romans malheureusement...


Passage en mode Boulet du Web2.0, désolé... :
et puis on sent que c'est autre chose que Pop Star, avec toi on voit bien que Cindy Sanders aurait vraiment été championne !

mode Boulet du web 2.0 off...

Didier Goux a dit…

Je viens lire demain : là, il ne reste du chablis. Excusez-moi mais, dans la vie, il y a quand même des priorités...

Anonyme a dit…

j'étais là... en lisant j'étais là, dans la salle, un peu plus loin derrière.
Merci pour ce moment musical...
ce soir, j'ai repris mon piccolo dans l'harmonie pour la première fois depuis ma tempête, et c'est ce soir que tu nous invites au concert. J'aime nos coincidences...

Dorham a dit…

Tu tiens un truc Zoridade, là, précisément, dans la dernière phrase de ton texte, un noeud, une ficelle qui mène ailleurs. Comme toujours ton style est d'une fluidité qui me donne envie de manger l'encre de mon stylo.
Tiens d'ailleurs, je le fais...

Zoridae a dit…

Loïs,

Tu veux dire machin qui porte un truc sur la tête ? Merci :))

Romy,

Merci aussi. Pas de problème, eh, tu viens de déménager, je comprends. Et puis je comprends aussi qu'il y a des gens qui n'ont pas que ça à faire, lire des blogs ;)
A bientôt, quand tu veux...

Chloe,

Merci dame au nom délicieux !

Tifenn,

Je t'en prie :))
Tu écris "Etre sur scène c'est inoubliable", tu as été sur scène toi aussi ?

Gaël,

Merci, tu as fait bien assez pour nous. Des boulets comme toi, on voudrait tous en avoir un accroché au pied comme Jo Dalton...

Qui est Cindy Sanders (je ne regarde jamais la télévision)?

Didier,

Gardez des forces pour avril ! Par contre il faudra choisir une autre boisson, ce soir, partout où je vous lis, vous oubliez des mots. Ici, vous écrivez "ne" au lieu de "me"...

Nelly,

Nos coïncidences me touchent. Je me souviens que chanter lorsque j'étais enceinte c'était magique, génial... Profite bien de ces moments harmonieux...

Dorham,

Je me rends compte qu'il est trop tard à l'heure où je te lis pour sauver ton estomac. J'espère que tu digères mieux l'encre que certains le vin rouge ;)

C'est drôle que tu me dises ça parce que ce genre de texte j'ai l'impression de l'écrire d'un jet et qu'il colle à ma vie, tellement, qu'il n'y a rien de plus. Or tu me parles de fluidité, de truc que je tiens...

Je vais réfléchir à tout ça.

PS : je crains que le nœud ne passe pas auprès de Nicolas...

Anonyme a dit…

Effectivement Dorham le dis.. la dernière phrase comme souvent, et ta phrase de transition vers cet autre texte... vers cet autre problématique, histoire, dénouement.. et toujours cette légèreté de plume..

Du bonheur à te lire tel une caresse qui effleure..

Balmeyer a dit…

Vraiment pas évident de commenter un texte comme ça ! Surtout qu'il me semble manquer de recul par rapport à cette histoire... bravo en tout cas, je ressens comme un suspens, mais un suspens émouvant...

Didier Goux a dit…

Superbe, vraiment ! On sent la tension s'établir, trouver le point juste, et c'est vous qui êtes l'accordeur. Et la petite chanteuse sans lumière (sauf dans le regard : elle est productrice de sa propre lumière) est votre archet, tenu et manié avec cette grâce ondoyante qui n'est qu'à vous.

Didier

P.S. : puisque vous avez été mesquine (smiley ! smiley !) avec mes fautes de frappe chablisiennes, hier, je peux bien vous signaler qu'en français on dit "nous étions convenues" et non "nous avons convenu". (Ou alors, dans cette deuxième conjugaison, cela signifie "nous avons admis"). Et vous avez laissé passer quatre ou cinq fautes gênantes. Mais, comme pour les oeufs de Pâques, je vous laisse les trouver seules...

Zoridae a dit…

Yelka,

Merci pour la douceur de ton commentaire...

Balmeyer,

Là tu me fais plaisir parce que le suspense est quelque chose que j'ai toujours voulu donner. Celui-ci doit tenir à ce que je décris, le concert, le trac, l'attente...

Didier,

Vos phrases sont magnifiques, votre description me touche. Quel écrivain vous faites ! Et vous me stupéfiez... Merci.

PS : C'est vous qui buvez et c'est moi qui trinque c'est ça ? (les smileys sont en grève pour "l'autorisation donnée à nos cerveaux de comprendre ce qu'ils veulent")

Je corrige la faute que vous me signalez. Mais je vous en supplie, faites-moi la grâce de m'éclairer au sujet des autres, il est tard et j'ai la flemme de relire...

Anonyme a dit…
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Catherine a dit…

Ne m'en veuillez pas mais j'aime encore mieux le texte "Margot" que celui-ci. J'attends la suite avec impatience quand même !

Zoridae a dit…

Catherine,

Vous avez tous les droits... Mais moi quand je lis le premier texte, je mesure à quel point Margot s'est épanouie et je préfère écrire ce que j'écris, aujourd'hui, à son sujet...

Didier Goux a dit…

Les fautes (dans l'ordre de la lecture :

- râper les carottes (avec accent circonflexe)

- ... nous avait laisséES en tête à tête

... et comprend (sans "s") la plus fine de mes indications

- Je me rassois (sans "e" après les deux "s").

D'autre part, vous négligez trop souvent de "fermer la virgule" à la fin d'une subordonnée en incise dans la phrase.

Bon, ça va, vous pouvez retourner dans la cour jouer avec vos petites camarades...

Zoridae a dit…

Mon cher Didier,

Merci, j'ai tout corrigé !

Par contre je n'ai trouvé qu'une juxtaposition non fermée...

J'ai encore beaucoup à apprendre, je le sais ;)

Nicolas Jégou a dit…

Ce texte est mauvais : aucune vulgarité ne me saute à la tête pour que je puisse écrire une grossièreté comme d'habitude. Je dois donc me limiter à un compliment : bravo !

La suite ! La suite !

Christie a dit…

je suis passée comme les anges, en frottant mes ailes doucement pour ne pas déranger la musique du texte..
Il y a des voix qui te prennent le souffle et que l'on retient jusqu'à l'expiration totale..

Zoridae a dit…

Nicolas,

Merci... Euh, je suis désolée je cale un peu sur la suite... Mais elle mijote !

Christie,

Quel beau commentaire :))
Merci de ta visite...