Mamie se tient bien droite dans ses chaussures à talons pourtant, chaque fois que je la vois, elle semble avoir rétréci. Elle porte un pantalon à pinces qui flotte autour de ses jambes graciles, un chemisier ajusté aux plis aériens et quelques bijoux. Des lunettes à verres progressifs dévorent son visage pointu. Bien loin, derrière les verres épais, des yeux bleus, très pâles, observent le monde sans ciller. Sa peau est parcourue de sillons alambiqués, traces vertigineuses de mimiques oubliées.
Mamie va toutes les semaines chez le coiffeur se faire poser des bigoudis et vérifier son blond chaud. Elle se maquille légèrement, vaporise au creux de son poignet un peu de Chanel N°5, qu'elle essuie ensuite au bas de sa nuque. Mamie a la peau sensible et ne porte que des matières nobles : coton, laine, soie.
Mamie m'a appris d'un ton très triste, qu'un jour elle s'était fâchée avec la moitié de son pupitre à la chorale ; ces femmes, dans son dos, la traitaient de bourgeoise. Elle !
Tout ce que Mamie possède, elle l'a obtenu à la sueur de son front. Fille de vignerons, elle n'a pas pu passer son certificat et devenir institutrice comme elle le rêvait. Au lieu de cela, on l'a placée comme servante chez des paysans un peu plus riches. Mamie a épousé le fils de ses patrons mais ce n'est pas ça qui l'a fait réussir. Mamie était une femme de tête et Papi la suivait sans broncher. Mamie a donc acheté une petite épicerie, puis un Hôtel-Bar-Restaurant-PMU. Papi tenait le bar et Mamie supervisait tout le reste.
Tirant une leçon de chacune de ses expériences, Mamie m'a répété maintes fois de ne pas attendre d'un "hypothétique bon mari" qu'il subvienne à mes besoins.
Le dimanche, quand on demandait à Papi s'il voulait qu'on lui resserve un peu de poule au pot Mamie répondait à sa place Non, mais il reprendra bien un peu de légumes. Et un verre de vin.
Un jour, je me suis fâchée : " Mais laisse-le parler ! Et s'il en veut ? "
Mamie m'a répondu, sans qu'une once de doute ne l'ébranle : " Enfin, je le connais ! Hein Papi que tu n'en voulais plus ? "
Papi a acquiescé et s'est resservi un verre de vin.
Mamie portait la culotte mais elle a toujours voté comme son mari. A sa mort, elle a voté comme son gendre le plus bavard.
Elle servait à Papi les meilleurs morceaux de viande et les sot-l'y-laisse.
Elle a giflé sa fille de vingt ans lorsque celle-ci lui a avoué avoir acheté des tampons hygiéniques.
Elle l'a morigénée lorsqu'elle a su qu'elle prenait la pilule, mariée et âgée de 22 ans.
Mamie n'est pas tendre et elle fait parfois preuve d'une grossièreté dont elle semble inconsciente.
Au restaurant, par exemple, Mamie n'hésite pas à dire tout haut que la propreté de l'assiette est douteuse, que le menu est bien cher pour ce que c'est.
Elle renvoie les plats en cuisine pour les faire réchauffer ou pour avoir un supplément de sauce. A la fin du repas, elle demande humblement un petit sac pour ramener les restes.
Mamie laisse un pourboire en partant, parce qu'elle sait ce que c'est que de travailler dans la restauration.
Le pourboire, à vrai dire, ne permettrait pas à la serveuse de s'offrir un café mais Mamie n'aime pas dilapider son argent.
Elle a toujours été économe mais, avec l'âge, l'économie se transforme en pingrerie et la raison de Mamie confine à la paranoïa. Mamie, qui grâce à ses nombreux biens immobiliers touche une très confortable retraite s'est sentie obligée, il y a deux ou trois ans, de revendre l'appartement au bord de la Méditerranée, qu'elle avait acheté autrefois, pour les enfants.
Maintenant Mamie se plaint qu'elle n'a plus d'endroit où aller en vacances.
A Noël, cette année, Mamie a reçu de nombreux cadeaux, de ses filles, de ses petits enfants. Mais elle, elle avait décidé qu'elle ne donnerait plus rien et elle s'en est tenue à sa décision, protestant énergiquement qu'elle avait assez donné.
Au téléphone Mamie me demande d'une petite voix plaintive.
"Alors ? Tu as trouvé du travail ?
- Mais Mamie je travaille, je suis prof de chant.
- Ah ! Oui ! Mais tu ne voudrais pas faire quelques choses d'un peu sérieux ? Un vrai travail ? Parce que ton chant... "
Mais Mamie me fait de la peine. Quand je la serre dans mes bras, on dirait qu'elle va se briser. Elle marche avec une canne et est tombée deux fois chez elle, sans que les médecins n'en trouvent la cause. Certain jour, son arthrose la fait tellement souffrir qu'elle ne peut lever le bras pour se coiffer. Mamie est veuve depuis douze ans, et comme elle a distribué peu de tendresse dans sa vie, on lui en rend peu.
Parfois j'ai un élan, je lui téléphone. Nous parlons cinq minutes et je raccroche furibonde.
Mamie a le don des phrases assassines.
Elle en est la première victime.
Illustration : dreamasylum
19 commentaires:
C'est terrible comment on peut se laisser attendrir pourtant , malgré le personnage . Peut être "mamie" n'a eu la vie rose , peut-être l'a 'on obligée à prendre des responsabilités trop tôt (son tempérament aurait fait le reste !) Peut-être ne s'est'elle pas sentie assez aimée , peut-être tout simplement a-t'elle eu peur de ne pas savoir donner tout simplement ? Tant de peut-être forment un personnage .. mais une mamie reste une mamie ! C'est un être humain pas un robot !
Elle est "sa" première victime !
ta mamie c'est tatie danielle?^^
Superbe ! Je crois que c'est le billet que je préfère chez toi.
très lucide et beau portrait qui n'exclue pas la tendresse
Mamie pense avoir tout donné aux autres, aux siens, c'est bien là souvent le grand malentendu, la grande erreur, souvent exprimée.
Parce que ceux qui pensent ou disent avoir tout donné, et se plaignent de peu recevoir, se sont ils posé la question s'ils avaient donné aux autres ce que les autres pouvaient attendre, espérer, r^éver ? ou bien s'ils avaient donné seulement ce qu'ils avaient décidé de donner ???
je me méfie tjs de ces gens qui se disent si généreux d'eux mêmes, parce que la vraie générosité , le vrai don de soi,ne se dit pas, ne se revendique jamais
oui, ceux qui se plaignent de ne pas assez recevoir se trompent souvent sur le sens du don d'eux.
MC,
Certes, il y a plein d'explications à trouver pour excuser et comprendre Mamie...
(Elle en est LA première victime... de ses phrases assassines)
nea,
En plus classe, mais c'est vrai qu'il y a des ressemblances.
Balmeyer,
Relis tout et confirme, je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur...
;)
(Il paraît que tu aimes bien les smileys)
Zigzag,
Je partage entièrement ton point de vue. Il faudrait que tu aies une petite discussion avec Mamie...
ça commence comme le portrait d'une enfant en cachemire, et se termine sur une belle peinture d'"Harpagone".
Tu as raison, il faut savoir donner, pour recevoir.
Bonne journée !
Ellie,
Bonne journée à toi...
C’est marrant ! Je viens de lire ce billet (en retard) et je n’ai pas envie de raconter des bêtises. Soit je ne suis pas en forme soit ce billet est sublime !
C’est marrant ! Je viens de lire ce billet (en retard) et je n’ai pas envie de raconter des bêtises. Soit je ne suis pas en forme soit ce billet est sublime !
Nicolas,
Pas de problème, tu peux passer ici quand tu veux, il n'y a pas de temps réglementaire pour me lire !
Surtout si c'est pour me laisser des commentaires aussi agréables...
Dis, tu peux le poster une troisième fois ?
(C'est moi qui raconte des bêtise maintenant c'est malin !)
"C’est marrant ! Je viens de lire ce billet (en retard) et je n’ai pas envie de raconter des bêtises. Soit je ne suis pas en forme soit ce billet est sublime !"
Ce que je voulais dire par "en retard", c'est tout simplement que j'ai lu tous les autres blogs de mon netvibes avant pour garder le meilleur pour la fin et avoir, ainsi, le temps de le savourer !
C'est assez agréable comme commentaire ?
Nicolas,
Merci !
Merci !
Oui, c'est parfait :)
Beau texte. Cette "mamie" là, m'en rappelle d'autres...
gballand,
Merci... Lesquelles ?
ta Mamie me rappelle ... ma mère
pas tout , tout , mais tellement que s'en est troublant
Très beau portrait. Plein d'empathie.
(Qui m'évitera de vouloir écrire sot-l'y-laisse au pluriel le jour où je raconterai ma Mamie...)
Mtislav,
Pourquoi ? J'ai fait une faute ?
Il me semble que j'avais vérifié à l'époque...
Non, justement...
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