L'hiver suivant, Isabelle rentrait à pied un soir dans sa petite maison H.L.M très excentrée lorsque, dans un coin sombre, caché de la rue par une haie épineuse, un homme lui saisit le bras et l'obligea à le regarder pendant qu'il se branlait.
Mon amie devait avoir 13 ans, elle mesurait un mètre cinquante, gracile comme une allumette qui a fini de se consumer.
Je me souviens que jamais nous ne nous disputions.
Elle était calme et douce avec une espèce de tristesse insaisissable, tapie au fond d'elle et qui teintait ses rires de mélancolie.
Elle me raconta cet épisode comme s'il s'était agi de quelqu'un d'autre, par exemple d'une héroïne de ces séries américaines devant lesquelles sa mère et sa soeur bavaient toute la journée - sa mère parce qu'elle avait doublé la dose de calmants de son propre gré, sa soeur parce qu'elle avait sucé dans son cordon ombilical les calmants que sa mère ingurgitaient 11 ans auparavant.
"Quoi ? m'écriai-je. Mais cet homme t'a agressée, c'est horrible ! Tu as prévenu la police ?
- Oh non, frémit Isabelle. Je suis rentrée, je me suis lavée les mains et j'ai préparé le repas.
- Tu t'es lavée les mains ? Pourquoi ? Il t'a forcée à le toucher en plus ?
- Non mais je me sentais salie. De toutes façons je me lave toujours les mains avant de préparer à manger, c'est plus hygiénique.
- Mais tu en as parlé à tes parents ?
- Oh non ! Ma mère s'était endormie, elle avait l'air en paix, tu sais elle souriait dans son sommeil, ça me fait toujours drôle quand elle fait ce truc là. Et mon père n'était pas là. Il devait être au bar... Ils n'auraient rien fait de toutes façons, que voulais-tu qu'ils fassent ? C'est trop tard. C'est fait, c'est fait ! Que voulais-tu qu'ils fassent ? répéta-t-elle d'un ton accablé.
- Et bien qu'ils préviennent la police, qu'ils l'arrêtent ce satyre ! Pour l'empêcher de recommencer. Tu imagines qu'il va sans doute s'en prendre à plein d'autres filles ?
- Peut-être pas ? risqua-t-elle.
Je soupirai.
- Sans compter que tu vas peut-être le croiser une nouvelle fois, tu n'as pas peur ?
- Je ne crois pas, il va changer d'endroit, il aura trop peur que je le dénonce."
Nous discutâmes ainsi un long moment mais je ne réussis pas à la convaincre d'en parler à quelqu'un. Je me disais que j'évoquerais quand même son agression avec ma mère en qui j'avais toute confiance pour appréhender intelligemment la situation. Mais Isabelle voulut me faire jurer de n'en parler à quiconque :
"Je suis un peu coupable, gémit-elle alors que je la harcelais encore. Quand il a commencé à... tu sais, à se toucher, quoi, il m'a lâché le bras. Il ne m'a pas dit un mot, pas un seul. Il ne m'a pas menacée mais je suis restée clouée, sur place. Et j'ai regardé. Ça ressemble à une saucisse. Dans la lumière qui venait de la route, c'était blanc, absolument blanc. C'est con mais ça m'a fait penser à la lune. J'aurais pu partir en courant, crier mais je suis restée à fixer ce machin et c'était comme un rêve. Tu comprends, me demanda-t-elle ?"
Lentement, péniblement, je hochai la tête et un sanglot creva comme une bulle au fond de ma gorge.
Isabelle me prit dans ses bras et nous restâmes sans bouger pendant une éternité, serrées l'une contre l'autre.
Illustration : Anne-Julie
Mon amie devait avoir 13 ans, elle mesurait un mètre cinquante, gracile comme une allumette qui a fini de se consumer.
Je me souviens que jamais nous ne nous disputions.
Elle était calme et douce avec une espèce de tristesse insaisissable, tapie au fond d'elle et qui teintait ses rires de mélancolie.
Elle me raconta cet épisode comme s'il s'était agi de quelqu'un d'autre, par exemple d'une héroïne de ces séries américaines devant lesquelles sa mère et sa soeur bavaient toute la journée - sa mère parce qu'elle avait doublé la dose de calmants de son propre gré, sa soeur parce qu'elle avait sucé dans son cordon ombilical les calmants que sa mère ingurgitaient 11 ans auparavant.
"Quoi ? m'écriai-je. Mais cet homme t'a agressée, c'est horrible ! Tu as prévenu la police ?
- Oh non, frémit Isabelle. Je suis rentrée, je me suis lavée les mains et j'ai préparé le repas.
- Tu t'es lavée les mains ? Pourquoi ? Il t'a forcée à le toucher en plus ?
- Non mais je me sentais salie. De toutes façons je me lave toujours les mains avant de préparer à manger, c'est plus hygiénique.
- Mais tu en as parlé à tes parents ?
- Oh non ! Ma mère s'était endormie, elle avait l'air en paix, tu sais elle souriait dans son sommeil, ça me fait toujours drôle quand elle fait ce truc là. Et mon père n'était pas là. Il devait être au bar... Ils n'auraient rien fait de toutes façons, que voulais-tu qu'ils fassent ? C'est trop tard. C'est fait, c'est fait ! Que voulais-tu qu'ils fassent ? répéta-t-elle d'un ton accablé.
- Et bien qu'ils préviennent la police, qu'ils l'arrêtent ce satyre ! Pour l'empêcher de recommencer. Tu imagines qu'il va sans doute s'en prendre à plein d'autres filles ?
- Peut-être pas ? risqua-t-elle.
Je soupirai.
- Sans compter que tu vas peut-être le croiser une nouvelle fois, tu n'as pas peur ?
- Je ne crois pas, il va changer d'endroit, il aura trop peur que je le dénonce."
Nous discutâmes ainsi un long moment mais je ne réussis pas à la convaincre d'en parler à quelqu'un. Je me disais que j'évoquerais quand même son agression avec ma mère en qui j'avais toute confiance pour appréhender intelligemment la situation. Mais Isabelle voulut me faire jurer de n'en parler à quiconque :
"Je suis un peu coupable, gémit-elle alors que je la harcelais encore. Quand il a commencé à... tu sais, à se toucher, quoi, il m'a lâché le bras. Il ne m'a pas dit un mot, pas un seul. Il ne m'a pas menacée mais je suis restée clouée, sur place. Et j'ai regardé. Ça ressemble à une saucisse. Dans la lumière qui venait de la route, c'était blanc, absolument blanc. C'est con mais ça m'a fait penser à la lune. J'aurais pu partir en courant, crier mais je suis restée à fixer ce machin et c'était comme un rêve. Tu comprends, me demanda-t-elle ?"
Lentement, péniblement, je hochai la tête et un sanglot creva comme une bulle au fond de ma gorge.
Isabelle me prit dans ses bras et nous restâmes sans bouger pendant une éternité, serrées l'une contre l'autre.
Illustration : Anne-Julie
15 commentaires:
ça me fait froid dans le dos, les jeunes ados ne savent pas encore se défendre. Il faut une certaine sérénité pour réagir dans le bon sens . La fragilité de ton amie est touchante.
Que ce soit toi qui craque "à sa place" à la fin est très évocateur de sa force psychologique (apparente ?) et de la sensibilité que tu aurais sans doute aimé trouver chez elle... c'est une interprétation mais j'aime beaucoup cet échange-là en tout cas...
Il est tellement bien ton article, merde, je sais même pas quoi dire...
Oui. Pareil.
pareil aussi. pour ces trois textes.
Et les illustrations, très joli choix !
purée ça rappelle des souvenirs tout ça...
Moi aussi ! C'était le bon temps quand je me cachais dans les buissons pour surprendre mes copines ! :)
Tes textes sont réellement beaux, comme je l'écrivais l'autre jour à Balmeyer, ça en deviendrait presque lassant de tourner en boucle dans les commentaires à ne pas savoir quoi dire de plus que beau, splendide, magnifique, deep purple...
je m'égare.
Oui, tes textes sont vraiment beaux Zoridae, mais je sais aujourd'hui pourquoi je n'ai aucun souvenir ou presque de mon enfance.
MC,
Oui, souvent je me dis qu'on a eu de la chance, beaucoup de chance de ne pas vivre des choses bien plus dures. Nous étions si vulnérables !
Poumok,
Je crois qu'Isabelle n'était pas forte, pas du tout. Elle était juste blindée. Sa carapace l'empêchait de reconnaître ses émotions. Mais elle en avait. Infiniment.
Balmeyer, Dorham et Nelly
Bah merde alors, ne dites rien ;)
Merci !
nea,
Raconte ?
Balmeyer,
Ah, avant ton opération, tu t'exhibais déjà ?
Dom,
Des choses belles comme ce que tu écris me touchent énormément et je n'ai pas l'impression que tu te répètes, je lis tes mots avec beaucoup de gratitude.
Oui l'enfance et pire, l'adolescence sont difficiles, il vaudrait mieux, parfois, oublier. J'écrivais déjà à l'époque et c'est pour cela je crois que certains épisodes sont gravés en moi. Mais je préfère savoir d'où je viens pour comprendre où je suis.
Zoridae, je vais trainer ce billet comme un boulet toute ma vie ! :-)
Balmeyer,
J'ai une idée !
Ecris la suite de tes Gardes Russes et tu ne t'en souviendras même plus ;)
C'est fait ! Je m'en souviens encore. :)
touchée, atteinte, les larmes aux yeux, ça renvoie à plein de trucs...
et encore une fois, tu écris merveilleusement bien.
Balmeyer,
Farceur va !
Yelka,
Merci :)
oui... l'innocence enfuie.. pas seulement pour ton amie dailleurs..
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