samedi 29 décembre 2007

Mouton à frisettes, serpent à lunettes.


Arnaud était un garçon au visage de pleine lune que je ne trouvais pas beau jusqu'à ce qu'il me déclare son amour, par lettre, en plein cours de mathématiques. Avant sa déclaration j'étais la gamine aux cheveux incoiffables affublés de surnoms aussi poétiques et grotesques que mouton à frisettes ou serpent à lunettes. A part ça et le nombre faramineux de bons points que je disputais au premier de la classe, on ne me remarquait pas. Discrète, je ne levais jamais la main pour répondre aux questions de la maîtresse, je détestais le cours de gymnastique où une maladresse notoire me faisait manquer les balles les plus évidentes et je gardais pour mon journal intime les choses que partageaient en pouffant les gamines dégourdies.

Après la déclaration d'Arnaud, qui fit aussitôt courir le bruit tremblotant de mon oui éperdu, j'intégrai le club fermé de celles qui ont un amoureux à l'école primaire ; malgré leur innocence, certaines petites filles avaient l'air de considérer sérieusement que débuter tôt leur histoire personnelle de la séduction, promettait un avenir aussi rose qu'une robe de Barbie.
Mes récentes comparses me regardaient d'un air circonspect (que pouvait-il lui trouver ?) mais j'avais été choisie, reconnue parmi les autres comme digne d'être aimée et elles étaient bien forcées de m'accueillir en leur sein, inexistant d'ailleurs.

Ma mère avait beau m'expliquer que mouton à frisettes relevait du pléonasme et que serpent à lunettes n'était, sans doute, qu'une confusion saugrenue avec le serpent à sonnette, rien, cependant ne me réconforta autant que l'amour d'Arnaud et le fait qu'il me l'eut avoué par écrit. Soir après soir, dans ma chambre bleue, cernée des quarante peluches qui me servaient à romancer, dans l'obscurité, les aventures sans suspense de ma jeune existence, je relisais les mots écrits avec force boucles et des petits cœurs en guise de ponctuation.
Déjà, Arnaud maîtrisait l'art difficile de séduire une fille en faisant usage, à foison, de ce qui lui plaisait le plus, à elle.

Cependant, je demeurais d'une timidité maladive.
Il me suffisait qu'Arnaud m'eut, un jour, fait parvenir une lettre d'amour. Comme les héros des histoires que je me contais, j'imaginais que nous allions continuer de nous aimer en secret, sans que rien dans nos habitudes ne change hormis, en mon for intérieur, une étrange bousculade lorsqu'Arnaud, près de moi, paraissait. Je préférais ne pas le regarder, craignant que la rougeur embrasant alors mes joues et mon front ne lui semble rédhibitoire et je m'enfuyais dès qu'il marchait dans ma direction, incapable de soutenir une conversation avec un garçon.

Plusieurs fois, pourtant, il réussit à m'approcher tandis que je rêvassais à l'écart. Conscient de m'avoir hissée à un niveau social que je n'aurais pu atteindre seule, il espérait une récompense. Je murmurais les serments qu'il voulait entendre mais Arnaud, déjà informé qu'il n'y a pas d'amour, seulement des preuves d'amour, exigea des baisers.

Je me doutais que ma gêne recelait une tare quelconque et je fis de mon mieux pour la dissimuler, arguant que certaines proscriptions médicales rendait impossible que je me livre à tel acte. Tremblante, je me persuadai que le cour entière avait les yeux braqués sur nous, devinant la requête d'Arnaud et guettant ma réaction. J'avais déjà observé qu'il était mal vu d'être prude - les filles qui tenaient la main de leur amoureux suscitaient l'admiration de celles qui n'en avaient point tandis que celles qui éconduisaient un prétendant devaient (à moins que celui-ci ne fusse la risée de la classe) affronter la désapprobation générale.

Aussi tendis-je finalement, mes lèvres fines vers la joue poupine d'Arnaud.

J'imaginais qu'en rencontrant la peau imberbe d'un garçon pour la première fois, mes lèvres seraient l'instrument d'un changement important qui affecterait tout mon être. Pourtant, dès qu'elles s'éloignèrent en faisant entendre, dans l'air, le claquement caractéristique de la défaite, j'eus conscience de ma déception. En quoi était-ce différent des baisers que je prodiguais à ma mère ou à ma soeur ?

J'avais déjà laissé Arnaud parcourir du bout des lèvres une partie de mon visage et je me souvenais d'avoir, languide, attendu que le poinçon froid sèche sur ma peau... C'était juste bizarre.

Dès lors, je m'aguerris.
Si ce qu'il souhaitait ne m'apportait rien, il faudrait qu'il fasse autre chose, pour mériter mes faveurs, que se reposer sur les lauriers dépérissant de mon premier amour.
Ainsi, peu à peu, Arnaud délaissa ses copains pour jouer à l'élastique avec moi. Chaque fois qu'il me délivrait il gagnait un baiser. Si je le délivrais, il pouvait m'embrasser. Les échanges qui suivaient le jeu, à l'ombre des bouleaux penchés, me parurent bien plus savoureux que ceux que je lui avais concédés de prime abord.
Plus sûre de moi, je le laissais parfois rejoindre les garçons. Des tournois filles contre garçons et garçons contre filles étaient organisés sous le préau. Nous rangions nos billes dans des trousses oblongues qui sentaient la gomme parfumée.
Alors, abusant de la cécité d'amoureux transi d'Arnaud, je lui raflais ses billes dans des combats truqués. Crédule, il me prêtait sa trousse afin de les transporter jusque chez moi. Dans ma poche, à travers le plastique je faisais rouler les agates mystérieuses, les douces porcelaines, j'écoutais le crissement des yeux de chats, le crépitement des bulles d'eau, je devinais les tornades, barouleaux et autres galaxies. Je chantonnais.

En vacances, je ne pensais jamais à mon petit ami, néanmoins, nous renouâmes dès la rentrée les liens de notre relation interrompue.
Quelques filles avaient changé pendant l'été, métamorphosées en nymphettes menaçantes. Je ne m'inquiétais pas vraiment car je pensais qu'Arnaud m'avait donné son coeur pour toujours. Coraline, la plus belle, était ma meilleure amie et j'avais accumulé un répertoire d'injures truculentes que je me réjouissais de partager avec Arnaud. Je pressentais que les garçons étaient avides de telles connaissances et je m'enorguellissais à l'idée de séduire Arnaud en jouant, pour cette fois, dans son camp.
Pourtant, l'énumération de gros mots que je lui susurrai n'entretint pas la flamme d'un amour sur lequel soufflait les vents contraires de l'infidélité. Aux vacances de la Toussaint Arnaud me demanda, par lettre, de lui rendre la bague qu'il m'avait offerte l'année précédente. Il souhaitait l'offrir à Séverine, petite poupée aux cheveux raides, qui, sans être vraiment belle, possédait tous les atours de la beauté. La veille, elle avait été vue, aux côtés de sa meilleure amie Delphine ; tandis que Séverine contemplait sa Barbie, Delphine embrassait un CM2 à pleine bouche.
"Elle met la langue !" La rumeur se propogea à la vitesse de l'éclair et tout le monde assista ce jour là à un véritable baiser de cinéma. Quelques voix indignées s'éveillèrent :
"Quelle prostituée, celle là !
- Beurk mais c'est dégoûtant"
Néanmoins l'accueil, fut, dans l'ensemble silencieux et admiratif. Nous comprenions que Delphine, telle une guerrière amazone, ouvrait le chemin de nos amours futures. Séverine, toute auréolée du prestige de son amie, souriait à sa poupée. Bientôt, je serais comme elle, semblait-elle promettre sans rougir.

Je ne sais plus si je pleurai alors mais je réclamai à Arnaud des raisons justifiant de son désamour soudain.
"En plus, Séverine c'est une pute, comme sa copine, lâchai-je folle de rage."
Arnaud qui ne me regardait pas jusque là, releva la tête, saisissant au vol l'explication que je venais de lui fournir.

"Je ne t'aime plus, bredouilla-t-il, parce que tu es vulgaire !"

Illustration : Emily Martin

15 commentaires:

Anonyme a dit…

une histoire touchante et vraie
en primaire il n'y avait pas de garçon dans mon école
la mixité est arrivée juste après
par contre au collège !!! ouh la la
ça décoiffait
en tout cas il y a matière à écrire un roman !

nj a dit…

tu en as pris de la graine pour la suite j'espère^^

claude a dit…

En primaire, de mon temps, l'enseignement n'était pas mixte
C'est là que je regrette d'avoir manqué (cette) école...
C'est un joli texte

Zoridae a dit…

@Frisaplat : Ah ! Moi au collège c'était plutôt le calme plat... Les idylles étaient plutôt des histoires de vacances !

@Nea : Pas du tout, j'adore les gros mots...

@Claude : ça devait être sympa aussi l'ambiance garçon, la camaraderie, etc...

@Tous : Si vous le voulez vous pouvez prendre la suite et raconter votre premier amour...

Anonyme a dit…

Mignon...

Zoridae a dit…

@Qui, au fait ? Merci...

Le_M_Poireau a dit…

Quelle chute pour un texte finement ciselé ! :-)

Mes amours d'enfance se sont effacées pour ma part. Pas de souvenirs particuliers de cette période mais plus tard oui !

Question con : comment cette histoire (si tant est qu'elle soit véridique !) a influencé en toi ton image du masculin ? :-))

Anonyme a dit…

Dis donc on parlait bien dans la cour de ton école : "dégoutant", "prostituée"... c'est super soutenu comme gros mots. J'aurais pas compris à l'épok.

J'crois ke le serpent à lunette, c'est le cobra à cause du dessin k'il a sur son dos. Et donc rien à voir avec le serpent à sonnette ki est un crotal. En tant k'araignée, t'orais intérêt à savoir ça... paske j'crois k'à défaut d'un lapin, ils boufferaient bien des insectes en dessert.

Zoridae a dit…

@Monsieur Poireau : Oui cette histoire est véridique, même si j'ai romancé certains épisodes qui étaient devenus flous avec le temps...

Je ne crois pas que qu'elle m'ait influencée, disons que j'ai eu le temps de la digérer puisqu'après ça a été assez calme pendant plusieurs années ;)

(Bon, c'est vrai qu'après j'ai peut-être un peu plus châtié mon langage devant les garçons qui me plaisaient...)

J'aurais pu mettre une autre chute : un an après j'ai vu Arnaud avec sa mère, en ville. Il était tout rond, il râlait... Et je me suis dit "comment j'ai pu être amoureuse de ce...?"
Mais c'es un peu classique une fin comme celle-ci, non ?

Zoridae a dit…

@Wajdi : Disons que c'étaient les gentilles petites filles (dont je faisais partie) qui parlaient comme ça. Mais en disant "prostituée" on avait l'impression d'être de vraies rockeuses...

Oh!91 a dit…

J'ai adoré ton histoire. Pleine de rebondissements, et d'enfances toniques. Moi j'ai eu une amoureuse aussi. Du CP au CM2, on ne se quittait pas avec Magali. C'était de notoriété, on allait faire la bisque aux autres enfants. Dans les jeux collectifs, où il y avait des gages, il allait de soi que ce gage nous conduirait à devoir nous embrasser devant tout le monde. Mais nous ne nous cachions pas. je n'ai aucun souvenir de montée en puissance de problématiques érotiques, d'histoires de langues ou de choses comme ça. Notre histoire était platonique, elle était sue, et ça suffisait à notre fierté. Et puis je suis entré au collège la même année où sa famille a déménagé. Nous nous sommes perdus de vue, complètement. Et je ne sais pas ce qu'elle est devenue, aujourd'hui, ma Magali Négroni...

Zoridae a dit…

@Oh!91 : Merci pour ton beau témoignage (et ton enthousiasme)... Pour moi non plus ces souvenirs ne s'accompagnaient d'aucune tension érotique et d'aucune douleur...

Anonyme a dit…

Superbe texte, touchant et à la fois surprenant : entendre "elle met la langue" de la bouche d'un enfant me "choquerait" encore aujourd'hui bien que les cours de récré aient changé...
On oublie parfois ce que l'on était enfant, et ce texte a réveillé bien des choses, merci à toi ! ;-)

Anonyme a dit…

Voilà une bien jolie histoire, ma foi. J'ai beaucoup aimé la phrase où Arnaud, averti que l'amour n'existait pas et que seules les preuves d'amour existaient se mit à exiger des baisers. Même si j'y vois plus une réflexion d'adulte que d'enfant...

Zoridae a dit…

@Poumok : merci à toi pour ta visite, reviens quand tu veux...
@Jean-Marc : la phrase d'origine (il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour) est attribuée à Cocteau et/où Revredy. Tu as raison,à l'école primaire je ne la connaissais pas ;)
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