Comme la gastro qui, sans prévenir, me permit de prendre cette semaine, ma première douche de vomi, la mauvaise humeur de mon époux émergea ce soir, à 19h32 précisément, sans qu'aucune sommation n'ait été prononcée au préalable.
Mon fils, au réveil, avait maugréé un peu, à peine. Puis un long jet blanc - dans lequel tanguaient les pâtes gloutonnement avalées la veille - s'était écrasé sur ma nuisette rose, avait dégouliné sur mes pieds nus, s'immisçant sauvagement entre mes orteils.
Le long de ma cuisse gauche, une froide rigole imitait la trace des déambulations d'un escargot.
Aujourd'hui, pourtant, nous étions en bonne santé, au chaud, alors que sur les trottoirs parisiens, tombait une pluie glaciale.
De temps en temps, une remontrance de notre fiston nous empêchait de sombrer dans l'hébétude des journées sans travail :
"Rouler, annonçait-t-il, péremptoire !".
Hébétés, nous sursautions et, saisis de culpabilité, nous nous réjouissions que nous soit épargnée une inactivité néfaste pour la santé.
Nous nous empressions alors d'ébranler la longue procession de voitures et camions que Zozo avait alignés sur le dossier du canapé tandis, que, metteur en scène de ses bonheurs enfantins, il distribuait les rôles : "Papa conduit Camion Tom. Maman conduit Gros Camion".
Illuminé comme Bernadette Soubirous à l'entrée de la grotte, un sourire ébahi sur les lèvres, Zozo nous contemplait un instant avant de faire avancer le véhicule qu'il s'était attribué.
Illuminé comme Bernadette Soubirous à l'entrée de la grotte, un sourire ébahi sur les lèvres, Zozo nous contemplait un instant avant de faire avancer le véhicule qu'il s'était attribué.
Son scénario ne variait pas beaucoup et il se concluait chaque fois par un rebondissement fatal : la guimbarde que Zozo faisait rouler finissait par s'immobiliser sur une barrière :
"La toiture a coiqué la barrière, jubilait-il, étonné pour la millième fois consécutive !
- Oh non, encore, nous écriions-nous d'un choeur unanime ! Mais c'est terrible ! Qu'allons nous faire, etc"
"La toiture a coiqué la barrière, jubilait-il, étonné pour la millième fois consécutive !
- Oh non, encore, nous écriions-nous d'un choeur unanime ! Mais c'est terrible ! Qu'allons nous faire, etc"
Des dimanches comme ceux-ci sont généralement suivis de lundis maussades pour Zozo. Il faut retourner chez la nounou, respecter des horaires, supporter l'ignorance de personnes qui ne connaissent rien à la problématique des voitures coincées sur les barrières.
Cependant, à 19h32, rien ne nous avait préparé à l'apparition soudaine de l'Endive.
De forme allongée, mâchoire relâchée, les lèvres frisée d'une moue explicite, l'endive est un légume qui nécessite d'être savamment cuisiné afin d'être apprécié à sa juste valeur.
Je regardai B. attentivement, surprise de le trouver si jaune :
" Tu fais la tête ?
- Non. Oui. Un peu.
- Ah ! "
N'ayant, sous la main ni crème ni gruyère ni jambon, je m'empressai de tourner les talons.
"Lire ! m'avait tancée Zozo, quelques minutes avant."
J'avais fait la sourde oreille, mais d'un coup, j'éprouvai le besoin de profiter de lui, assise avec lui dans le canapé, avec pour appuie-têtes des voitures :
"Conduisons ce gros camion, clament les ouvriers enthousiastes sur le chantier !
- Oui et hissons cette poutrelle grâce à notre énorme grue !"
Devant nous l'Endive circulait, prenait un journal et s'en débarrassait sur une chaise, s'asseyait et se relevait aussitôt.
"Tu as vu Zozo, le rouleau-compresseur ? Comme il est gros ? "
A table, le traditionnel repas raté du dimanche n'aida pas à détendre l'atmosphère.
La barquette de viande à boeuf bourguignon à 5 euros ne les valait pas et nous avions l'impression de mastiquer les rondelles de caoutchoux qui servent à fermer les bocaux de nos grands-mères.
Zozo était le seul à ne pas s'en laisser démontrer et j'encourageai bruyamment le retour de son appétit convalescent ; comme souvent lors de nos petites conversations, je tentai, insidieusement, de développer son vocabulaire :
" Cette purée de légumes est vraiment délicieuse !"
Zozo, bon enfant, approuvait.
"Elle est savoureuse."
Il gloussait, engloutissait cuillerées après cuillerées, répétant après moi le dernier mot articulé : "tavoureuse, approuvait-il !".
Prenant de l'assurance, je m'enhardis :
"Cette purée est, à tout bonnement parlé, PHÉ-NO-MÉ-NALE !"
Alors, Zozo me regarda, les sourcils désapprobateurs.
Comme trahi, venant de découvrir de quelle machination il avait été la victime inconsciente, il refusa de manger la moindre bouchée de pot-au-feu supplémentaire.
Rien à faire.
Alors que je tentai, piteuse, d'avoir une explication, il me rétorqua, avec son air de Monsieur Monsieur, lèvres pointées vers l'avant :
"Non, j'aime pas Pénomal".
Et voilà pour l'amour des mots. Certains ne sont pas comestibles et même soupçonnés d'être indigestes.
De temps en temps j'échangeais avec l'Endive quelques phrases sans éclats, évitant tout adjectif susceptible d'exacerber l'humeur de tronçonneuse de Monsieur :
"Et tu sais pourquoi tu es de mauvaise humeur ?
- Non. Enfin si, crachait-il en me fusillant du regard.
- Ah !"
Une fois, j'arrachai à B. un rire : la pauvre chose sortit, périclitant, et retomba comme un soufflé avant d'avoir pu réchauffer la cuisine glaciale. Mon époux s'énerva d'être tiré de ses tergiversations grincheuses.
Il était temps de coucher Zozo.
Pour une fois, ce fut rapide et facile. Zozo, s'allongea serrant son ambulance contre lui. Je refermai la porte de la chambre, adressai un sourire victorieux à une Endive qui avait légèrement ramolli pendant mon absence et me préparai à écrire, assise devant mon ordinateur.
La soirée s'annonçait un peu plus détendue lorsque soudain Zozo se mit à crier.
Nous ouvrîmes la porte. Assis sur son lit, ambulance à la main, il pleurait. Une grosse bosse rougeoyait sur son front. Il avait dû s'assommer lui-même avec la voiture.
Inconsolable, il refusa de dormir par peur, sans doute, d'être une nouvelle fois attaqué. Il me fallut lire et relire l'histoire du chantier et celle de la voiture et celle du chantier et "encore ma voiture !"
Lorsque je quittai la chambre, une heure plus tard, épuisée, vidée de toute énergie créatrice, B. me sourit :
"ça va mon coeur ?
- Oui. Enfin non !
- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu fais la tête ?
- Oui !"
Je croisai mon reflet dans une vitre. J'étais jaune, la mâchoire relâchée, les lèvres frisée d'une moue explicite.
Bref, j'étais de très mauvaise humeur.
4 commentaires:
Adorable histoire ! Délicieuse tranche de vie ! J'ai beaucoup ri.
Merci Balmeyer ! Contente que les endives te plaisent... Habituellement tu les préfères en salade ou en gratin ?
la description de l'endive est délectable !
c'est amusant parce que j'attendais des histoires de vomi à une autre adresse
c'est sans doute la saison qui veut ça ?
en tout cas je me suis bien amusée
Cela me rappelle quelque( mal) heureuse histoire de fiston , des repas familiaux et l'amour toujours en entrée , en plat de résistance en dessert ,en boisson. Le mystérieux ingrédient qui rends la "chose" plus abordable..
j'ai adoré ton récit et l'ai lu avec beaucoup d'émotion..
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