lundi 26 novembre 2007

Il y a deux ans


Il y a deux ans et deux jours, dans mon ventre, tu ne bougeais plus beaucoup, faute de place.
Moi, autour de toi, j'étais douce, calme, impatiente.
Attentive aux modulations du moindre de mes borborygmes, à un signe invisible, à une envie de laver les vitres, j'essayais de deviner, avant l'heure, celle de ton arrivée.
Je ne regardais plus la télévision et les livres me tombaient des mains. La musique m'empêchait de t'écouter, je lui préférais le silence.
Pour t'attendre.

Il y a deux ans, tout juste, la ville des Lilas était blanche. A la maternité, on s'agitait autour de moi. J'avais hâte de te découvrir, mon bébé, et j'étais épuisée.
Bientôt tu naîtrais, hurlant de tous tes petits poumons une colère légitime, celle d'avoir quitté la matrice. Je ne savais pas comment te tenir, je te trouvais si petit, si fragile.
Blotti contre mon sein, tu trépignais, gesticulant, rouge et je souriais.
Penché vers ton visage, B., ton Papa s'étonnerait soudain : "il est beau, il est magnifique, il est parfait !"

Il y a trois ans, j'ai fait un rêve. J'apprenais que j'étais enceinte et, contrairement à ce que je redoutais, rien n'était compliqué. Je ressentais un bonheur sans pareil et le soleil baignait tout. Au réveil, j'ai raconté mon rêve à B., dans notre petit appartement de la rue Lamarck, je riais et j'étais émue. Nous avons pris notre petit déjeuner, au lit, comme nous le faisions toujours et il m'a dit "Oh oui ! un bébé !"
A Londres, 3 semaines plus tard j'ai arrêté la pilule au milieu d'une plaquette.

Il y a cinq ans, je chantais rue des Francs-Bourgeois et Place des Vosges. Avec mon amie Mélusine, aux longs cheveux, j'entonnais des duos de Vivaldi, Mendelssohn, Haendel, Mozart et Délibes pendant cinq à six heures d'affilée. Nos bouches exhalaient de longs panaches de fumées qui faisaient comme une brouillard entre nos visages et ceux de notre public.
Nous étions vêtues de longs manteaux, avions chacune deux paires de chaussettes dans nos bottes. L'une de nous deux devait se sacrifier et laisser une de ses mains nue pour pouvoir tourner les pages de la partition.
Toutes les deux heures, environ, nous faisions une pause dans un petit café italien qui servait des verres de Grappa à 2 euros. Nous n'en prenions qu'un que nous buvions en gloussant et qui nous donnait l'impression de nous réchauffer.

Il y a six ans, rue Lamarck, B. et moi passions nos week-end, épuisés par nos jobs alimentaires, à écrire. Nous faisions des soirées nouvelles avec nos meilleurs amis qui habitaient Paris. Quand nous n'écrivions pas, nous allions au cinéma, voir parfois deux films d'affilée ou nous errions dans Montmartre, marchant sur les pas des artistes qui avaient vécu dans le quartier, rêvant devant les bicoques de conte de fées de la Villa Léandre, les hôtels particuliers de l'avenue Junot, les jardins cachés de la rue Saint-Vincent. "Ceux qui habitent là" m'écriais-je tous les trois pas !

Il y a sept ans, nous venions d'arriver à Paris et l'existence semblait magique.
S'exiler loin de sa famille, c'est difficile mais quel bonheur aussi d'inventer de nouvelles habitudes, de découvrir la géographie d'un nouveau quartier.
Il y avait la boulangerie avec ses vendeuses au visage figé et les savoureuses tourtières aux pommes du dimanche matin ; les voisins qui nous toisaient de haut en bas, dans notre immeuble bourgeois, avant de ne pas répondre à notre bonjour ; le métro, labyrinthique, asphyxiant, avec, dans certains couloirs de vrais et beaux musiciens qui font rêver ; les parisiens, mythiques, fascinant, insupportables ; les rues de Montmartre, ses cimetières ; les musées, les Eglises, la Seine...
Le moindre périple avait son charme.
En décembre, juste avant Noël, je retournai à Lyon pour chanter Les Enfantines de Moussorgski à l'Amphithéâtre de l'Opéra, accompagnée par Alexandre Rubi, mon beau pianiste ; moment de félicité pure, de bonheur intense.

Il y a huit ans, à Lyon, nous vivions rue Saint-Georges. B. écrivait des chansons et jouait de la basse. Pour payer le loyer je travaillais dans une librairie ésotérique dont je découvrirai que le patron vendait des livres négationnistes sous le manteau ; B. était responsable du rayon poissonnerie au Marché U de la rue Victor Hugo. Sa tenue de travail lorsqu'il rentrait était détrempée et nauséabonde. Je l'embrassais du bout des lèvres lorsqu'il rentrait, l'appelant "Beurk". Des écailles de poissons miroitaient dans ses cheveux.

Il y a neuf ans, nous nous installions ensemble dans l'appartement que j'avais habité avec ma soeur.
Nous avions trois pièces pour nous, dont l'une, baptisée le bureau avec deux grandes tables et un fauteuil vert, était notre préférée. Nous nous couchions à trois heures du matin et nous levions à midi. J'accompagnais B. à ses cours de lettres. Nous téléphonions, rarement, d'une cabine téléphonique, en bas de l'immeuble. De temps en temps, en pleine nuit, nous allions nous asseoir sur un banc, de l'autre côté de la Saône. De là, nous voyions la fenêtre de notre chambre aux rideaux rouges. La lumière que nous avions laissée allumée semblait les embraser et nous murmurions, serrés l'un contre l'autre : "les gens qui habitent là ont l'air très heureux !

Il y a dix ans, notre amour brillait, tout neuf, fragile et naïf comme un enfant. Nous ne vivions pas encore officiellement ensemble mais B. était là presque tous les soirs. Avec notre ami Jhéronimus, nous inventions le monde, nous jouions dans une troupe d'opérette le 31 décembre, nous buvions et riions plus qu'il n'était raisonnable de le faire.


Il y a trente quatre ans, petit oeuf de quelques jours, je me nichais dans le ventre de ma mère, prête à y grandir, neuf mois durant.

16 commentaires:

Anonyme a dit…

Les débuts de la vie ont de la de magiques , il faut tout réinventer...
Très belles paroles, je m'invente la musique qui accompagne.

Anonyme a dit…

Un simple baiser..
Un compte à rebours qui ne fait qu'aller de l'avant...

Zoridae a dit…

@Christie, merci pour la musique !

@Ash, belle définition !

Balmeyer a dit…

Merci pour cet article très émouvant... cette remontée dans le temps est simple et belle à la fois.

Anonyme a dit…

voici un texte plein de poésie qui m'évoque un tas de souvenirs. Le quartier Saint-George, la librairie douteuse et ses bas fond, chanter dans la rue...
merci pour ces jolies mots...

:: Karine :: a dit…

nostalgique à souhait, délicieux...

Romy a dit…

Chacun de nous s'identifie a ce que tu as écrit.... (et moi je faisais quoi il y a 7 ou 10 ans) merci pour ce retour sur notre passé...
très bien écrit, pur et quelque chose de naïf aussi...
joli. ;-)

Anonyme a dit…

c'est un beau "conte" à rebours
toujours autant de sensibilité
et bon anniversaire à Zozo

Capucine a dit…

Ravie d'avoir fait connaissance avec votre vie...
La formulation est si poetique que la vie en devient magique...
Merci pour cet instant !

Et plein de bonheur vers vous...

Romy a dit…

trop mignon ton Zozo ;-)

Anonyme a dit…

Inventer la machine à remonter le temps, que ferions nous si nous pouvions repartir en arrière, les mêmes choix, les mêmes passions, les mêmes erreurs aussi. je suis arrivée là, parceque j'ai suivi un chemin, j'aime là où j'en suis, ce que je suis, et je ne serais pas si je n'avais suivi ce chemin là.
Un bien joli texte.

Zoridae a dit…

Merci à tous pour vos retours enrichissant et motivant... Si vous voulez vous aussi faire des comptes à rebours dans vos blogs, je serais ravie de vous lire...

Zozo est ravi de vos voeux ! Encore merci !

Anonyme a dit…

Quel article !
:-)

Le côté, je me souviens, très oulipien mais agrémenté d'une poésie fragile et élgère, aérienne comme un souvenir dans un rai solaire…
Magnifique !
:-)

Zoridae a dit…

:-)
Me voilà coite devant de telles éloges !

Zoridae a dit…

Et tellement ravie que j'en perds mon orthographe : de "tels éloges"... aurait été mieux !

Anonyme a dit…

Le fil de vos souvenirs distille un parfum de vie et de bonheur...