jeudi 1 novembre 2007

Bonne fête mes morts !

A quinze ans, ma vie s'est écroulée, s'est délitée, décomposée, et tout a changé.
Mon père est mort.

Neuf mois avant, son propre père, mon grand-père était mort à l'hôpital.
Quand je me souviens de ce premier deuil, il me semble que j'avais 8 ans : j'étais tombée des nues de l'enfance et mes larmes avaient été de surprise autant que de chagrin.

Pourtant mon grand-père était malade depuis de longs mois et nous avions fêté son dernier anniversaire alors qu'il était alité dans le sal
on et qu'il avait des difficultés à respirer. Mon père avait fait des photos de lui avec un masque en chocolat devant le visage et la vision de cette tête sombre et inexpressive m'avait fait frissonner.

Avant notre départ, mon grand-père avait agrippé ma main et il m'avait dit quelque chose. Mais à cause des miasmes qui entravaient son souffle court, à cause de son accent espagnol à couper au couteau je n'avais rien compris. J'essayais de retirer ma main, oui il me semble qu'alors, j'avais huit ans, il me faisait un peu peur, il y avait eu le masque en chocolat dont l'ombre semblait imprimée sur son visage, et puis tant d'amour dans ses yeux... J'avais réussi à me libérer et nous nous étions souris, impuissants, désolés. Tout de suite, j'ai eu honte d'avoir enlevé ma main et d'avoir renoncé à comprendre les mots qu'il voulait me dire. Tout de suite, il m'a pardonnée ; j'ai vu que lui, il me comprenait, sans que j'ai besoin de parler, et cela provoque, si longtemps après, des larmes que je ne peux retenir.

Quelques jours plus tard, le téléphone a sonné.
Un coup de téléphone et je me suis écroulée pour la première fois. Je n'avais, pas une seconde, envisagé que mon grand-père puisse mourir et je me suis sentie trahie parce que personne ne m'avait alerté sur le danger qu'il encourrait.
J'ai cessé de manger et de parler. Pendant 3 jours, je n'ai pas mangé, j'ai écrit. Mon chagrin me nourrissait. J'ai toujours été "plus salé que sucré", j'étais servie.

J'ai été, avec ma mère à mon premier enterrement. Mon père m'avait prévenu. Ni fleurs ni couronnes, ni messe, ni discours. Ni enterrement d'ailleurs puisque mon grand-père avait choisi le feu pour sa dépouille.
J'ai trouvé ça parfait, le cercueil est arrivé, on l'a installé devant nous dans une petite pièce aux murs blancs. Je tenais la main de ma grand-mère et j'étais avec elle, front contre front, joues baignées de larmes. Puis le cercueil a été emporté et nous sommes sortis. Il faisait froid et j'ai vu toutes les tombes avec des inscriptions insupportables : Marcel B. 1900 - 1917, A notre fils tant aimé/ Ma femme chérie je ne t'oublierai jamais, Ginette M. 1915 -1945/ Notre petit ange, 1952-1953. Une tante m'a fait la leçon parce que ma mère racontait à tout le monde que je ne mangeais plus, et mon père m'a serré dans ses bras, il m'a parlé, un peu, de mon grand-père, de son désir d'être incinéré, de sa colère contre les religions, de sa maladie.

Nous avons dispersé les cendres sur un parterre réservé à cet usage. Un grand arbre aux branches dénudées par l'hiver étendait sur nous ses mille bras grêles.

Au retour, dans la voiture avec ma mère, j'ai prononcé mes premiers mots depuis la mauvaise nouvelle : je voulais que nous achetions des hamburgers et des frites, au Mac Drive, sur l'autoroute, j'avais faim. Mon deuil, était quasiment fini.
J'ai hérité des livres de mon grand-père qui s'intéressait à tout : à la grammaire française, à la cuisine chinoise, au bouddhisme, au catholicisme, à la peinture, à la politique, à la littérature.
Sur la page de garde de chaque volume, aux pages jaunies, j'ai écrit de mon écriture ronde de jeune fille, la date, le nom de mon grand-père, et le mien en dessous.

Un soir de novembre, neuf mois plus tard, j'ai entendu ma mère s'affoler au téléphone. Ses questions m'ont permis de comprendre l'inacceptable : mon père s'était tué en voiture, le matin même. Il avait 41 ans.

Pendant des années, ensuite il m'a fallu vivre avec, dans la gorge un serrement de coeur à étouffer. Pendant des années il m'a fallu vivre avec l'envie de mourir.

Mon père qui, pourtant, partageait les idées de son père sur la religion, a eu droit à un grand enterrement, une messe avec un curé qui parlait de quelqu'un que je ne connaissais pas, un être parfait, magnifique et extraordinaire.

Ce deuil, impossible à faire m'a séparé de ma mère et rapproché de ma grand-mère, la mère de mon père, qui comme moi ne voulait pas l'oublier. J'ai abandonné mes amies d'avant et rencontré celle de toujours à qui j'ai pu confier toute ma peine.
J'ai chanté.



Les années passant, le téléphone a continué de sonner ; il y a eu le père de la seconde épouse de mon père, mon grand-père maternel, un jeune de mon immeuble. Je refusais d'aller aux enterrements, j'étais insolente et irrespectueuse. Toujours plus en colère j'écoutais Brel et Maria Callas à fond dans ma chambre. Je faisais régulièrement la liste de mes morts et je célébrais la date de disparition de ceux que j'aimais en pleurant toute la journée.

Lorsque ma grand-mère paternelle est morte d'un arrêt cardiaque dans sa cuisine, je suis allée passer la nuit auprès d'elle dans son appartement. Je l'ai veillée, j'ai pu lui dire ma colère, l'embrasser, la pleurer. Au matin j'avais, en quelque sorte, accepté sa disparition et ma colère s'était apaisée. Son incinération a eu lieu comme nous le souhaitions, elle et moi : sans fleurs ni couronnes, au son de la musique flamenca.

Une fois pourtant, quelques jours après sa mort, je me suis mise à sangloter, à genoux dans mon appartement d'étudiante. Elle était ma mère de coeur, avec elle j'avais connu l'amour sans condition. Nos âmes s'étaient rencontrées. Ensemble nous avions voyagé sur nos terres ancestrales. La perdre c'était me perdre. J'avais tant aimé être sa petite-fille, porter ses valises pleines de chocolat, de tissus et de billets pour la famille en Espagne, échanger avec elle des souvenirs dans un charabia franco-espagnol, lui faire la tête au réveil dans notre chambre d'hôtel parce qu'elle avait ronflé et qu'au matin, le cliquetis de ses aiguilles à tricoter m'avait réveillée, lui offrir des livres qu'elle lisait cinq fois de suite, enivrée de littérature au soir de sa vie, puis porter ses valises, au retour, chargées de gateaux, polvorenes, mantecados et de boîtes de calamares en su tinta, mejillones en escabeche. J'avais tant aimé être avec elle ; sans elle, je ne savais plus qui j'étais et je me sentais perdue.
Soudain un mouvement, sur la fenêtre attira mon regard embué de larmes. Un corbeau magnifique dardait son oeil presque bleu sur mon visage égaré, son regard glissait comme une caresse dans mon cou. Je m'approchai de lui et il ne bougea pas. Ses plumes luisaient, comme mouillées de mes larmes. Sa gorge sombre palpitait. Nous sommes restés l'un près de l'autre une éternité. Je ne disais rien, je ne sanglotais plus. Je contemplais cet oiseau magnifique et je me calmais.

Chez nous, la Toussaint c'est "la fête des morts".
Aujourd'hui, ma seule aïeule vivante a dû aller porter des fleurs sur la tombe de mon grand-père maternel, comme elle le fait depuis plus de 10 ans. Ma belle-mère est peut-être allée se recueillir au cimetière où sont enterrrés mon père et une partie des cendres de ma grand-mère. Ma mère a sans-doute fui l'endroit où repose son deuxième mari, Guy, qui a succombé, l'année dernière, à un cancer.

Et moi je dis juste "Bonne fête mes morts, je pense à vous !"

Crédit photos : Christophe Sidamon- Pesson
Vincent Battesti

10 commentaires:

Anonyme a dit…

Papa est mort il y a trois mois, papy il y a trois semaines. Je n'ai rien d'eux hormis le souvenir. De mon père je n'ai que quelques photos, aucun des dessins que nous avions fait ensemble, juste les souvenirs.
j'ai pu leur dire au revoir, tenir la main de papa tandis qu'il partait et recueillir le dernier sourire de papy.
Mais de tendresse, de soutien, d'accolades familiales, point.
Et c'est cela le plus difficile finalement, se dire qu'on est seul, avec sa peine, sa douleur.
Je pense à eux, comme tous les jours bien sûr et j'aimerais vraiment croire, qu'eux aussi pensent à moi.

Zoridae a dit…

Ce que tu me confies me touche énormément, Dom.
Je comprends ce que tu ressens, la solitude pesante de ne pouvoir partager ton deuil avec personne. En perdant ma grand-mère, j'ai perdu une des seules personnes avec qui je pouvais évoquer mon père. La seule aussi qui me disait "comme tu lui ressemble en ce moment précis !"
Mais une des choses qui m'a toujours réconfortée c'est de savoir que mes disparus vivaient en moi, en mes soeurs. Les souvenirs, les traces, je les brode moi-même en réécrivant sans cesse leur histoire.
Et puis, incroyante, je me suis fait ma petite religion, un corbeau de temps en temps éclaire mon humeur chancelante. Ou c'est un chant, un signe, une ombre. Moi je crois qu'ils pensent à nous...

Anonyme a dit…

Oui, écouter les signes que l'on se donne naturellement, le chant des feuilles du chêne qui se fait plus fort un instant, les feuilles mortes qui créent un tourbillon dansant dans le calme des herbes sages.
Ce ses petites choses là qui forment le lien, celui que je ne veux plus perdre.
S'accrocher à ses petits signes pour avoir l'impression qu'ils sont là, juste là, et que non, je ne suis pas toute seule.
Je pourrais m'accrocher à des courants d'air...

Anonyme a dit…

Les laisser vivre à travers nous, les raconter à ceux qui seront notre eternité...

Je ne peux que vous embrasser, Dom et Toi.

Balmeyer a dit…

Que dire ? D'un autre côté, ça serait dommage de rester silencieux, alors que j'ai été très ému, alors merci.

Anonyme a dit…

oui très émue
c'est bien de pouvoir le dire , l'écrire ...

Anonyme a dit…

Merci pour ton empathie. Il me semble que ceux qui ont perdu quelqu'un qu'ils aiment sont changés à tout jamais et cela les rend plus proches des autres, plus à même de ressentir ces émotions.

Anonyme a dit…

Emouvant...

Christie a dit…

Lorsque mon père est mort , malgré sa maladie , je me suis sentie orpheline. lorsque ma mère s'est remis en ménage , mois après avec quelqu'un qui en voulait aux biens familiaux, qui a divisé pour mieux régner , je me suis sentie abandonnée.. ne me reste plus que ma mère..Malade !
Nous sommes tous mortels , c'est irrémédiable.

Christophe Sanchez a dit…

C'est émouvant et me renvoie à ma propre histoire que je tourne et retourne en écrivant parfois quelques gribouillis.
Pour ton billet du jour plus celui-là et beaucoup d'autres : merci de nous faire partager ces moments authentiques.