mardi 30 septembre 2008

Le chien (3)

[Episode 1 - Episode 2]

J'ai d'abord ouvert les yeux sans bouger et ils se sont fixés sur les chiffres clignotants du réveil sans parvenir à leur donner un sens. Les sensations de mon dernier rêve troublaient ma perception. Je me crus un instant dans notre appartement lyonnais mais l'absence de circulation, la densité du silence me ramena à nos vacances en altitude. J'imaginai la montagne, dans l'obscurité, sombre, impassible, épaisse et néanmoins grouillant d'une faune nocturne, et cette vision m'oppressa. Je me tournai doucement vers Adèle. Etait-elle éveillée ? Sa respiration demeurait calme tandis que dans l'appartement du dessus, le couple faisait tomber des chaises, se jetait contre les murs et chutait sur le sol avec des hurlements sauvages. J'étais incapable de dire si la voix que j'entendais étais celle d'une femme, d'un homme ou d'un animal, tant elle était gutturale et stridente à la fois. De temps en temps je distinguais des syllabes qui provoquaient des visions très précises.

J'ai posé une main sur le bras de ma femme.
« Mais que font-ils ? a-t-elle soufflé en se frottant les yeux.
- Ils se croient peut-être seuls dans l'immeuble, ai-je suggéré. Sans savoir pourquoi j'avais envie de défendre nos voisins.
- Arrête ! Les enfants ont quand même fait du bruit ce soir ! Et puis nous nous sommes servis du barbecue sur le balcon…
- Ils étaient peut-être en promenade ? suggérai-je.
- Ouais. Et bien moi je vais mettre mes boules Quiès, a-t-elle annoncé d'un ton sec.

Elle semblait en colère. Au-dessus, un matelas grinçait modérément tandis que les cris s'étaient mués en gémissement alanguis. J'avais l'impression, en regardant Adèle, de contempler un être brisé. J'étais presque certain que si je lui parlais un peu fort, les morceaux s'éparpilleraient et que je ne la retrouverais plus. J'ai tapoté son dos, du bout des doigts. Agacée, elle a ôté une boule de mousse avec ostentation :
- Je m'étais rendormie, a-t-elle protesté.
- Ah bon ? Déjà ?
- Qu'est-ce que tu veux ?
- Non, rien, tu semblais en colère contre moi. Je voulais te demander si c'était le cas ?
- Mais non ! Qu'est-ce que tu vas chercher encore ?
- Je ne sais pas. Là tu es quand même énervée non ?
- Ben oui parce que tu m'a réveillée, ce n'est pas si difficile à comprendre, si ? »

Elle s'est éloignée de moi, sur le matelas. Couchée à plat ventre, elle a dissimulé son visage sous un oreiller. Au-dessus le silence n'était plus perturbé que par quelques « oui ! » à bout de souffle. Un matelas grinçait avec régularité. Je me suis souvenu de la façon dont, Adèle, lorsque nous étions de tous jeunes amoureux, balayait mon corps de ses cheveux après l'amour. Le sommeil s'est glissé dans la caresse que j'imaginais et j'ai cru sombrer dans la chevelure de ma femme. Aveuglé, éperdu, ému, j'avais l'impression de la retrouver, telle qu'elle était il y a sept ans. Sauf que dans ma gorge, l'angoisse serrait à m'étouffer.

(A suivre...)

Photo : f2images

mercredi 24 septembre 2008

Blog et désespoir

[Contribution de Boby]


Mon amour,


Je tiens à te le dire tout de suite, en préalable à ce courrier que tu ne liras pas. Je ne suis pas désespéré. Je ne vois pas bien l’intérêt d’avoir un quelconque espoir. Nuance.


Je me suis demandé à une certaine époque si ce que j’éprouvais était du désespoir. Pour être plus précis, quand j’ai pris conscience que tu refuserais les traitements lourds, que le crabe allait pouvoir s’en donner à cœur joie, et donc que tes jours étaient dorénavant comptés. Non, ce n’était pas du désespoir, mais plutôt d’une certaine façon une sorte de soulagement, puisque nos jours étaient comptés. Nous allions pouvoir clôturer dignement ces quarante années de luttes qui finalement, bien que nous ne voulions pas le reconnaître nous avaient, l’un comme l’autre, complètement usés. Nous n’avions plus d’illusions, ce qui est bien pire que de n’avoir plus d’espoir…


C’est à ce moment là que j’ai ouvert mon premier blog. Simplement avec le désir puéril, sinon illusoire, de laisser une trace pour nos enfants. Comme si cette toile virtuelle pouvait être marquée d’une quelconque trace.


Avec un autre objectif aussi. Celui de me créer une activité suffisamment prégnante pour que mon esprit ne perçoive plus le vide qui m’envahissait quand ton corps fatigué se réfugiait de plus en plus souvent, de plus en plus longuement, dans un sommeil qui n’avait rien de réparateur. Etre totalement à toi, complètement consacré à toi quand tu étais éveillée. Etre hors du temps et de la réalité en voguant de blogs en blogs quand tu me laissais seul face à moi-même. C’est seulement ainsi que je pouvais t’attendre. Attendre que tu sois prête.


Etrange ressenti. Pendant des semaines, des mois, je niais ma solitude en papillonnant ainsi de personnages fictifs en entités virtuelles, et en me plongeant de plus en plus longuement dans l’écriture. Et je n’ai jamais été aussi seul qu’à ce moment là.


Et puis, je ne sais même pas comment et pourquoi, un petit groupe de lecteurs fidèles s’est mis à m’entourer. Une petite communauté qui perdure aujourd’hui. Une anomalie.


(Parce que les règles du jeu de la blogosphère sont claires. De l’instantanéité, du vécu, des tripes. Bravo si tu réussis à tirer quelques larmes du lecteur attendri. Il t’oubliera un peu moins vite. Mais il t’oubliera. Toi, blogueur, tu n’es qu’un fantasme. Un lecteur ne remonte à peu près jamais dans l’historique. Le passé, ce que tu es, ce que tu as vécu, ne n’intéresse pas. Seuls comptent les instants présents. S’ils sont suffisamment poignants, tu seras l’heureux bénéficiaire d’un commentaire chaleureux. Reçois-le comme un baume, un cadeau, un encouragement. Et surtout n’oublie pas de dire merci !)


Ma chérie, je suis un peu trop amer en écrivant ces lignes. Je dois une fière chandelle à cet étrange outil, qui somme toute est suffisamment récent pour que personne n’en connaisse vraiment les règles et les possibilités. C’est grâce à lui, à mes écrits livrés en pâture à la terre entière, aux réactions empathiques d’une minorité de lecteurs, que j’ai pu tenir le coup pour toi. Je réservais à la toile mes coups de sang, mes désespoirs, mes craintes, mes lassitudes. Ainsi je restais disponible et aimant pour toi. Toi seule avais besoin de moi.


Etrange chose quand même. Ce qui n’est que le babillage de fantasmes éthérés (même lorsqu’ils disent se bourrer la gueule !), m’a aidé à être, à vivre, à t’aimer davantage…


Et puis tu as accepté que la mort finisse son œuvre. Tu m’as laissé me démerder seul. En t’opposant avec tout ce qui te restait de force à notre départ ensemble. Et puis j’ai été suffisamment lâche pour laisser faire. Pour survivre. Oui, sans trop savoir pourquoi, comment, et jusqu’à quand, je survis encore. Contre toute logique.


Sans blog.


Après ton départ j’ai essayé de poursuivre l’exercice. Par reconnaissance pour ceux qui m’avaient supporté et porté avec tout leur cœur. Par besoin d’échange, de communication. Même fictive et virtuelle, une conversation était préférable au regard hideux de la solitude. Mais les règles du jeu étaient changées. Les cris de désespoir (employons donc ce mot, je n’en trouve pas d’autre) et de souffrance quand j’essayais de t’accompagner étaient recevables. Ils émouvaient. Les même cris face à ma solitude irrémédiable et à ma recherche encore vaine d’un sens quelconque à la vie n’étaient pas acceptables. Saugrenus. Mal venus. Indécents. Agressifs. Ils choquaient. Imperceptiblement, j’ai senti les liens se distendre.


La toile est un étrange animal. Virtuel, tellement éloigné de la vraie vie, et qui pourtant n’accepte que les panégyriques idéalisés de ce que d’aucuns appellent « l’existence »…


Foin de ceux qui doutent de l’intérêt de laisser leur cœur battre à son rythme…


Je n’ai pas le choix. Je dois continuer. Accomplir les objectifs prévus. Je le ferai.


Sans blog.


Enfin… Ainsi l’ai-je voulu. Ainsi ai-je essayé. Je sais maintenant que ça ne durera pas.


Je l’ai souvent dit. Sur tous les tons. Je suis un animal social. Incapable de survivre dans la solitude. Et là, la solitude… En me coupant de ces lecteurs inconnus mais dont le cœur palpite quelque part, ici ou là, sur le globe terrestre… J’ai bâti des murs effroyables, hauts et épais, tout autour de moi. Je suis cerné. J’étouffe.


Vois-tu mon amour, je pense parfois que tu as tout fait pour me couper de tous ceux qui comptaient tant soit peu pour moi. Tu nous aurais voulu seuls, avec les enfants sur une île déserte. Tu n’es plus. Les enfants sont loin, et bâtissent leur vie. Je reste seul sur notre île déserte. Je t’ai promis de continuer. Il faudra bien que je trouve une solution.


La toile est immonde. Fluctuante. Versatile. Parfois violente. Parfois belle. Parfois hideuse. Parfois d’une générosité troublante. Parfois égoïste comme pas possible. Mais elle est.


Si, de temps en temps, je parviens à sentir un cœur au bout d’un mince et fragile fil de la trame de ce filet gigantesque, je sais bien comment je le nommerai : le Fil de la Vie…


Mon amour, je t’aime… C’est quand même drôle de dire à du vide, à une inexistence, à un souvenir, à un fantasme, à un bout de soi-même, qu’on l’aime…


Finalement, le virtuel existait avant la toile.


Tu vois, au bout du compte, après t’avoir parlé, le magma internet me fait moins peur…

mardi 23 septembre 2008

De l'obligation de rimer

Aujourd'hui j'ai appris à un chanteur à ne pas sourire.


"Efface-moi ce sourire, ai-je ordonné. Baisse le menton. Regarde fixement ce point là. Plante tes pieds dans le sol. Non, ne bats pas la mesure."

Il a chanté si bien que j'en ai eu la chair de poule.

"Ne t'en fais pas, ne t'en fais pas,
Oui, tu es bien plus beau que moi,
Tu n'as rien à craindre de moi,
L'important c'est que tu y croies !

Ne t'en fais pas, ne t'en fais,
Je n'irai pas plus loin que toi,
Je resterai toujours dans tes pas,
Je veillerai à ce que tu y croies"

Il a interprété les paroles qu'il avait écrites, dont certaines étaient un peu alambiquées, à la perfection. Sur certains couplets je lui jetais de nouvelles indications, il les engrangeait, ne s'en servait pas toujours. Il était mon instrument et j'étais sa canne blanche. En même temps je souffrais de ses manques, de ses doutes parce que je me contemplais, en l'observant, il y a dix ans, il y a quinze ans, timide, engoncée dans ma propre peau, gênée d'exister. Je lui ai dit :
"Ne t'excuse pas d'être là. Ne t'excuse pas de jouer. Ne t'excuse pas de chanter !"
Plus tard, je lui ai demandé son âge :
"Vingt-huit ans..."

Cela ne m'a rien évoqué de particulier et j'ai souri. Mais je me suis souvenue ensuite d'avoir eu en cours d'art lyrique une prof qui ne pensait qu'à cela : le monde, pour elle, se départageait entre les assez jeunes et les trop vieux. Elle investissait tout dans ses jeunes élèves de dix-huit ans, à la voix précoce. Elle raillait, pourtant, dans leur jeunesse, ce manque de finitude, qui l'exaspérait. Sans cesse, elle écrasait leurs quelques velléités d'indépendance et tentait d'insuffler à leur corps de poupées molles ses propres espoirs, voulait les voir réparer sa vie décevante et frustrante de chanteuse ratée. Les poupées s'animaient à peine, elles pleuraient souvent provoquant des élans d'affection de Blandine qui les écrasait alors contre son poitrail de matrone.
J'avais vingt-huit ans justement. Un jour que je lui exposais mon programme, elle m'a lancé :
"Non, tu ne peux plus jouer les jeunes filles en fleur toi. Il faut que tu chantes des rôles de femmes. De vraies femmes. Mûres.
- Mais, ai-je protesté, ce rôle* Lucia Popp l'a chanté jusqu'à l'âge de cinquante ans passé.
- Oui. Mais...
Elle m'a regardé de pied en cap.
- Elle avait une tête rigolote, elle !

Ce n'est pas pour cela que je suis rentrée, un peu triste, après mes leçons. Etienne avait manifesté une souplesse enthousiasmante, sa fraicheur me plaisait, ses airs de nounours étourdi et même ses paroles un peu de guingois à cause de l'obligation de rimer. Seulement, plus j'y réfléchissais, sentant que j'étais sur le point d'avoir une sorte de révélation plus je me sentais vide. J'essayais de tirer une leçon de ce que j'avais senti, de rapporter cela à l'écriture, d'une façon ou d'une autre ou à la vie mais tout ce que j'arrivais à formuler c'est :

"Aujourd'hui, j'ai appris à un chanteur à ne pas sourire."






* Il s'agissait de celui de Sophie dans Der Rosenkavalier, en écoute ci-dessus...

Illustration : Wilmer Nunez Murillo

Tag à Da !

J'ai été taguée trois fois pour la Page 123, et par des blogueurs que j'apprécie, je me sentirais vraiment coupable de ne pas le faire.

Règlement :

  1. citer la personne qui vous a tagué et mettre un lien vers son blog ;
  2. indiquer le règlement du jeu ;
  3. ouvrir un livre que l'on aime à la page 123 ;
  4. recopier à partir de la cinquième phrase et les cinq phrases suivantes ;
  5. indiquer le titre du livre, le nom de l'auteur, de l'éditeur, ainsi que l'année d'édition ;
  6. taguer 4 personnes dont vous souhaitez connaître les lectures et les avertir sur leur blog.
Alors, pour Laurent Mann, voici un extrait du livre de Jean-Baptiste del Amo, Une éducation libertine, que j'ai refermé hier et qui, du début à la fin n'a cessé de m'enthousiasmer, de m'étonner et qui m'habitera longtemps (C'est au milieu d'un dialogue et je rajoute une phrase, la dernière qui me semble nécessaire :

"C'est pourtant chose commune. Tous les jours que Dieu fait. J'en passe et des meilleures ! On viole, on tue, on égorge à chaque coin de rue. Les prisons regorgent de ces malfrats. Voici Paris."

Pour Otir, un extrait d'un auteur américain dont je ne manque aucun livre. J'aime particulièrement ses recueils de nouvelles. L'ange sur le toit est un des meilleurs à mon avis. L'extrait ci-dessous est extrait de la nouvelle Les plaines d'Abraham.

"Vann n'en avait pas peur. Il se tourna de côté et s'avança le long du lit. Le vent se calma et Vann se retrouva à regarder le visage d'Irène au-dessous de lui. Elle avait un tuyau dans sa bouche entrouverte et un autre dans une narine. Ses yeux étaient fermés."

Et pour Nicolas un Brigade Mondaine dont je crois qu'il est inspiré de lui : Les prédateur des blogs. La page 123 est très crue, je vais donc citer la page 13 pour ne pas heurter mon lectorat le plus sensible :

"Environ un mois plus tôt, ils avaient franchi une étape supplémentaire. Délaissant les échanges sur leurs blogs respectifs, où chacun pouvait lire et même commenter ce qu'ils se disaient, Emmanuelle et Guillaume s'étaient mis à s'écrire par mails. Du coup leurs rapports étaient devenus beaucoup plus intimes.
Et, quand Guillaume avait commencé à lui envoyer des messages de plus en plus "osés", Emmanuelle ne l'avait pas découragé de continuer....
Lorsque quelques jours plus tôt, il lui avait finalement proposé de l'inviter à dîner, elle avait demandé douze heures de réflexion pour le principe, mais en sachant qu'elle allait dire oui, de toute façon."

Et maintenant qui veut être un maillon de la chaîne et nous faire partager ses lectures ? Nefisa ? Spermy ? Dorham ? Marie-Georges Profonde ?

lundi 22 septembre 2008

Par la fenêtre, une nuit

D'abord, ils sont seulement deux. L'un, avachi, s'est installé sur une palette appuyée contre un mur, le ventre blanc et flasque comme les rognons de moutons entrevus au supermarché, luisants dans leur gangue de graisse. Ses deux jambes sont si larges et massives qu'il me semble que ses mains reposent plutôt sur les têtes de deux enfants de même taille, plantés, colonnes inachevées , grotesques, sordides dans le trottoir bosselé. La nonchalance de l'homme s'accorde mal avec sa voix, théâtrale, déformée par le mauvais alcool ; les syllabes se chevauchent, se percutent, s'amoncellent au bord de ses lèvres violettes et, de temps en temps, furieux de son impuissance, dégouté de lui-même, il racle sa gorge enkystée, secoue sa langue gonflée et chasse quelques glaires flavescentes, misérables comètes qui s'écrasent au sol sans fracas.

De l'autre, qui me tourne le dos, je ne vois qu'une nuque, grêlée de boutons, parsemée de poils noirs soutenant mal une tête qui dodeline. Vêtu d'un pantalon de survêtement informe, il vacille, secoué parfois d'un rire bête, empêtré dans ses miasmes, et s'écrase contre les jambes du premier où, pendant quelques instants, saisi d'une concupiscence de soûlard, il frotte son entrejambe maculée d'urine.

Soudain quatre hommes arrivent. Ils viennent de la route, où ils marchaient depuis le bar, roulant des épaules, le verbe haut, la mâchoire relâchée, semant dans leur sillage qui, une gerbe de salive, qui un tas de vomi. Leurs visages, comme des masques, pendouillent de leur crâne débile : les yeux jaillissent de leurs orbites, les lèvres bavent sur la poitrine, étalant les muqueuses d'une bouche immonde ; pleins de joues, variqueuses, surmontés d'un nez couverts de pustules, de papules, couperosé, ils ouvrent les bras, se tapent sur les genoux, fiers comme des coqs, persuadés d'être les rois de cette nuit de fête.

Le dernier, silencieux marche le cul en arrière, comme s'il essayait de retenir des fèces que ses intestins ravagés expulsent sans arrêt. Des coulures chaudes le long de ses jambes grêles lui arrachent des sourires, calmant le temps de leur chute, le tiraillement des plaies que celles de la veille ont creusé. Impotent, il quémande les regards de ses comparses ; passant sans cesse du statut de chien à celui d'homme, il se laisse cajoler, rouer de coup ou ignorer, dans l'attente de sa prochaine dose.

Les deux groupes se percutent. La clameur des discours laisse place au marmonnement des insultes. On se toise, on s'évalue. Soudain on se reconnaît. Une bouteille surgit d'une manche, une autre d'une poche, on trinque si fort que du vin s'échappe du goulot. Le drogué va s'asseoir sur un muret de pierre. Il procède précautionneusement au début, effarouché à l'idée de baigner dans sa propre merde. Mais lorsque le mastodonte aux cuisses de géants lui tend le crack, il oublie ses inquiétudes, sort son briquet et son stylo. On se tait et on l'observe tandis qu'il chauffe la roche. Enfin, on rit de sa béatitude : ça fait quelque chose de voir quelqu'un d'heureux !

jeudi 18 septembre 2008

Château-Rouge

Dès le réveil, les boules Quiès ôtées, une cohorte de mille bruits martèle les fenêtres, embrasse les murs lépreux, laissant des empreintes flavescentes. La voisine, jeune éléphante, aux éternuements démoniaques, arrose de morve son parquet, puis le laboure d'un pas martial. Un camion souffle, couine et pète, avant de s'affaisser sur ses essieux, ses portes brassent l'air matutinal, s'écrasent sur ses flancs imbibés d'une rosée crasseuse. Enfin, il vomit des palettes de nourriture que des débardeurs serrent contre leurs torses, déjà fétides, et trainent sur des chariots aux roues métalliques.

Soudain, l'enfant pleure. C'est un long cri qui se termine par un hoquet car ses yeux ont embrassé la falote lumière du jour et il a deviné que c'était un jour d'école. Alors se succèdent claquements de baisers, reniflements, supplications, cris, promesses, cavalcades, petit-déjeuner et nous nous retrouvons dehors, pantelants, les joues tartinés de larmes, de dentifrice, de mucus, hagards, effrayés. L'air, glacial, est imprégné de l'odeur chimique de la dératisation trimestrielle.

Devant la porte de l'immeuble, un homme aboie dans son téléphone. Au feu, des automobilistes oublient leur paume sur leur klaxon. Puis ils abaissent leur vitre afin de scander, postillonnant d'une salive putride, des insultes d'où émerge le mot "foutre", des sons en "ard" et "asse" à la saveur minimaliste. Au dessus de la piste cyclable, on installe un échafaudage. Des poutres d'acier sont hissées à notre passage, les ouvriers crient, ils enchâssent des échelles, des grilles, hissent des chaînes qui rebondissent contre les murs, sinistre cacophonie.

A Château-Rouge, elles sont déjà là, ceintes de tissus aux couleurs ardentes, enturbannées, une main sur leur chariot, l'autre soutenant parfois les fesses de l'enfant suspendu dans leur dos. Elle mâchonnent les céréales à vendre, crachent des grains en même temps qu'elles sifflent : "maïs, maïs". De temps en temps, elles trouvent un acheteur et, lâchant le trognon à moitié rogné, elles hurlent des mots aux consonnes roulantes, le visage hilare, d'une voix colérique. Puis, calmes, hautes, elles regardent la gueule brenneuse du métro avaler leurs clients.

Elles resteront là jusqu'à l'heure de la dernière rame, s'asseyant quelques minutes à peine, le temps de fourrer un sein entre les gencives enflées de leur nourrisson.

Plus loin, un homme semble faire la circulation au milieu des bicyclettes. Ses sourcils se soulèvent lorsqu'on l'apostrophe et, d'entre deux lèvres gercées, file un glaviot filandreux qui s'écrase sur la nuque du coupable. Alors, il modifie la position de ses bras, lève le droit, abaisse le gauche comme préposé grotesque à la circulation.

Dans une cabine de toilettes publiques, une femme se glisse, sac à main au bout du bras, élégante avec sa veste au col de fourrure. Au fond, collés contre les parois de plastique, deux hommes au faciès terrible attendent de se livrer avec elle à quelque commerce.

Nous pressons le pas, nous sommes en retard...

Mes pensées, mon écriture sont toutes imprégnées du livre que je lis. Dans la description du Paris sordide de la fin du dix-huitième siècle, c'est presque le mien que je retrouve, aux odeurs nauséabondes, à la crasse étale, foulé aux pieds d'habitants hagards. C'est un premier roman, une des plus belles œuvres que j'ai jamais lues : Une éducation libertine de Jean-Baptiste del Amo.

[Edit du 20 septembre : ce texte a donné envie à Marie-Georges Profonde de décrire son Paris quotidien : c'est !]

mercredi 17 septembre 2008

blogobistro

[Par Nicolas]

Que serait un blog sans bistro ? Que serait un bistro sans blog ?


Rien d'autre probablement et réciproquement qu'un blog ou un bistro… Pourquoi alors poser la question ? Parce qu'il faut des sujets pour alimenter les blogs et les conversations de bistro.

D'ailleurs de quoi parle-t-on le plus dans les blogs ? Des blogs… De quoi parle-t-on le plus dans les bistros ? Des bistros et de la cuite de la veille.

Pour le reste, les sujets sont les mêmes : le foot, la politique et le cul. Je me demande d'ailleurs si d'autres sujets sont possibles.


L'autre jour, dans le bistro, j'ai entamé une conversation avec trois blogueurs pochetrons à propos de l'évolution de la pensée poéticoappéritive dans la carrière littéraire de Julien Dray, la seule réponse que j'ai eue est, je cite de mémoire : « Heu, tu as vu la dame qui vient de passer dans la rue, elle avait de ces nichons ! ».


Sur un blog secret d'envergure internationale j'ai posé la même question appuyée d'une réflexion comparée sur l'évolution comparée de la pensée poéticoappéritive chez tous les quinquagénaires socialistes. J'ai eu un seul commentaire : « François Hollande a du poil dans les oreilles ».


Là ne s'arrête pas la comparaison entre les bistros. « Tiens ! Tu as vu Jojo, hier soir ! Le 15ème Ricard, hier soir, était de trop, c'était largement le plus saoul ». « Tiens ! Tu as vu Sarkofrance, ce mois-ci, il est en tête des blogueurs gauchistes du classement Wikio ».


Pareil pour l'audience. Qu'est-ce qui intéresse le blogueur ? Que son billet soit le plus lu. Par exemple, mon billet du jour fait la une du journal de Cozop parce que je parle de l'audience des blogs. Pareil pour les copains de bistro. Tout ce qui les intéresse c'est de savoir combien le gros Loïc a fait de bistros la veille.


C'est ainsi que dans un moment d'extrême lucidité, probablement après voir lu un billet de Giscard, j'ai décidé de fusionner mon blog et le bistro pour remplacer mon homonyme concurrent qui a déposé le bilan, provisoirement, j'espère. Je vais d'ailleurs établir les règles d'usage de mon blog. On appelle ça la « néthique » (pour « net étique »). En fait, on devrait appeler ça la « béthique » (pour bistro éthique ou blog éthique) car la béthique n'est jamais absente des bistros et des blogs.


La première règle est que les toilettes sont réservées aux consommateurs et aux commentateurs. Avant de pisser, il faut commenter. Point. Une règle est une règle. Tiens ! A propos de règle, il faut que je rajoute une poubelle dans mon blog sinon les gonzesses périodiques vont me boucher les toilettes.

Pendant que j'y pense… Il faut que j'installe des pissotières dans mon blog. J'en ai marre de tous ces trolls qui ne savent pas viser.


La deuxième règle est simple. Dans mon blogstro, il est formellement interdit d'insulter les consommatrices se mêlant à cor et à cri des conversations éparses.


La troisième règle est particulièrement sérieuse. Il est également interdit de réclamer la tournée du patron au sein d'un commentaire. La tournée du patron ne sera chaleureusement offerte qu'aux commentateurs sympathiques qui prendront soin à ne pas oublier la coutume : « on ne part pas sur la tournée du patron ».


La quatrième règle est rappelée pour le strict respect de la loi. Elle sera d'ailleurs affichée derrière la caisse comme il est d'usage par ce traditionnel écriteau : « Nous vous informons d'un changement de direction. Monsieur Marc Moissa est remplacé par Monsieur Jean Caisse ». Autrement dit, le blog ne fait plus crédit et n'accorde d'ailleurs aucun crédit aux contradicteurs.

Allez ! ON FERME ! A demain pour la nouvelle polécuite.

mercredi 10 septembre 2008

Blog et nombrilisme

[Contribution de Clarinesse]


Le nombril est la chose du monde la mieux partagée.
Parler du sien, c'est parler du voisin, c'est parler du prochain, c'est parler de chacun.
Rien de plus universel que l'intimité.

Le thème n'est pas neuf.
« Homo sum ; Nihil humani a me alienum est. »
dixit Terence, il y a presque deux mille ans.
« Je suis homme. Rien de ce qui est humain ne m'est étranger. »


Et puis Hugo, aussi, dans Les Contemplations,

« Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi.

Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui.

Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une.

Prenez donc ce miroir, et regardez-vous y.

On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on.

Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ?

Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »


Et Baudelaire qui rétorque Au lecteur hypothétiquement offusqué de tant d'égotisme :

« L'Ennui […] Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

Hypocrite lecteur, —mon semblable, —mon frère! »


Le blog en est la preuve éblouissante ; cette improbable conjonction d'un espace intime et public à la fois, personnel et ouvert, secret et impudique aussi.

Il suffit de voir le nombre de commentaires articulant d'infinies variations autour du thème du « Moi aussi, tout pareil. »


Quel ressort plus fécond à la lecture que la fameuse identification ?

Qu'est-ce qu'un vécu personnel sinon une palette de couleurs appelées à résonner sur la toile pour former l'immense tableau impressionniste des âmes d'une époque ?

Où mieux saisir l'air impalpable du temps que dans ces voix du moi qui font chœur de leurs cœurs ?

Et puis, l'être intime n'est-il pas la matière première de tout art ?

L'artiste se contente d'aller puiser au fond de sa caverne d'Ali Baba les trésors à offrir au grand jour des lecteurs. Il se retire en lui, écoutant son tumulte intérieur loin du fracas social,

Isolé des autres ; réuni au tout.

La création est solitaire. Seule et vers l'Autre ; mais sans lui.

Concentration. Non point concertation.

On reproche ainsi souvent à l'artiste en général, au blogueur en particulier, son nombrilisme.

Le narcissisme est détestable quand il rend aveugle au monde.

Mais écouter sa propre voix, cela peut éviter de chanter faux.

Cela ne rend pas sourd aux autres. Au contraire parfois.

Etre sourd à soi-même, c'est souvent être sourd aux autres.

Rien ne ressemble à un cœur comme un autre cœur.

Rien n'en diffère autant. Nier le sien, c'est nier l'autre.

Se retirer en son for intérieur n'est pas toujours acte de refus.

C'est aussi le mouvement généreux de l'intérieur vers l'extérieur.

Il suffit que la nuit se cache derrière la fenêtre pour en faire une glace ;

il suffit d'orienter la psyché un peu plus oblique pour en faire un rétroviseur.

Fenêtre ouverte ou bien miroir : les deux parfois ne font qu'un seul.

Et puis on ne peut pas reprocher aux blogs tout et son contraire.

D'un côté patauger dans le nombrilisme le plus égocentré qui soit,

et de l'autre brasser sans complexes les pires lieux communs.

Certes pourtant, les deux se rejoignent,

tant rien n'est plus banal que les errances existentielles de Tartempion.


Quand Pascal s'offusquait du « sot projet que Montaigne a eu de se peindre », se récriant contre ce « moi haïssable », il n'envisageait pas que presque cinq siècles plus tard, les Essais seraient encore lus comme une expression de l'âme humaine la plus universelle.


Quand on reproche à un blogueur son narcissisme,

on se trompe de terme, on se trompe de cible.

On ne lui reproche pas de parler de son histoire intime.

On lui reproche de ne pas l'avoir transmuée en propos universalisable.

La nudité du sujet n'est pas gênante. Pourvu qu'on l'habille assez de style.


Et nous en venons au fond : à savoir le travail de la forme.

Qu'importe le sujet, pourvu qu'on ait le texte.

Rappelons qu'un texte, étymologiquement, est un tissu, un textile, un réseau organisé,

donc le contraire d'un fatras, débarras sans logique ni forme.

Et c'est là qu'est l'os.


Rien n'est plus banal que l'étalage de soi sans soin.

Rien de moins original que l'individu engoncé dans son quotidien.

Pas de lieu plus commun qu'une chambre d'ado et ses petits secrets.


La force neuve d'un écrit ne vient pas de son sujet :

que l'on parle de son nombril, de ses orteils, des bébés phoques,

de Marcel Proust, de l'art de passer la serpillière

ou du dernier ministre délégué aux affaires crapuleuses, qu'importe.

Pourvu qu'on prenne soin de ne pas s'embourber

dans les ornières des chemins trop fréquentés.

Non point encore qu'il faille les éviter.

On ne découvre pas tous les jours d'inédits continents vierges.

Rien n'est si nouveau sous le soleil qui mériterait de faire couler chaque jour tant d'encre.

Seulement, veiller à ne pas poser ses pieds dans l'exacte trace du déjà foulé,

du déjà dit et piétiné.

Cet unique lieu commun, nous le partageons tous : c'est, sur cette brave Terre qui a bon dos, l'humaine condition avec laquelle nous nous débattons, splendeurs et misères mêlées.

Encore faut-il bien s'y tenir. Bien droit. Bien net.

Sans trop de taches sur ses mots. Sans trop de phrases effilochées et trop usées.

Qu'est-ce d'ailleurs qu'un lieu commun sinon un espace de pensée partagé par tous ?

Sinon l'universel prêt à porter pour le premier venu ?

Il n'y a pas de lieu commun. Il n'y a que des manières communes.

Le nombril peut être le plus banal des enlisements sous un œil de myope, ou la plus originale des redécouvertes sous l'acuité d'un regard neuf.

Un formidable maelström porteur d'infinies circonvolutions sous le scalpel d'un visionnaire.


Rappelons Ponge et son Parti pris des choses.

Un nombril n'est pas moins intéressant qu'une huître ou une valise.

Je ne vois pas ce qu'il y a de honteux à fréquenter son nombril.

Chacun écoute ce que lui dit son petit doigt où il le peut.

L'altérité n'est point parfaite entre le « misérable petit tas de secrets » auquel se réduit le journal intime d'un individu selon Sartre, et le tissu de lieux communs auquel on peut tout aussi facilement le réduire.


Nous laisserons pourtant parler l'avocat du diable, Roland Barthes, que ses objections à la pratique du journal intime n'ont pas empêché de publier le sien :


« Pourquoi est-ce que je suspecte l'écriture du journal ?

Je crois que c'est parce que cette écriture est frappée à mes yeux, comme d'un mal insidieux, de caractères négatifs, déceptifs que je vais essayer de dire.

Le journal ne répond à aucune mission. Il ne faut pas rire de ce mot. Les œuvres de la littérature, de Dante à Mallarmé, à Proust, à Sartre, ont toujours eu, pour ceux qui les ont écrites, une sorte de fin sociale, théologique, mythique, esthétique, morale ; le livre, architectural et prémédité, est censé reproduire un ordre du monde ; il implique toujours, semble-t-il, une philosophie moniste. Le journal ne peut atteindre au Livre, à l'œuvre. Il n'est qu'album, pour reprendre la distinction mallarméenne.. L'album est collection de feuillets non seulement permutables, mais surtout suppressibles à l'infini. Relisant mon journal, je puis barrer une note l'une après l'autre, jusqu'à l'anéantissement complet de l'album. […] Mais le journal ne peut-il être précisément considéré comme cette forme qui exprime essentiellement l'inessentiel du monde, le monde comme inessentiel ? Pour cela, il faudrait que le sujet du journal fût le monde, et non pas moi. Sinon, ce qui est énoncé, c'est une sorte d'égotisme qui fait écran entre le monde et l'écriture ; j'ai beau faire, je deviens consistant face au monde qui ne l'est pas. Comment tenir un journal sans égotisme ? Voilà justement la question qui me retient d'en écrire un.


Inessentiel, le journal n'est pas non plus nécessaire. Je ne puis investir dans un journal comme je le ferais dans une œuvre unique et monumentale qui me serait dictée par un désir fou. L'écriture du journal, régulière, journalière comme une fonction physiologique, implique sans doute un plaisir, un confort, non une passion. C'est une petite manie d'écriture dont la nécessité se perd dans le trajet qui va de la note produite à la note relue. […]


Toute émotion étant copie de la même émotion qu'on a lue quelque part, rapporter une humeur dans le langage codé du relevé d'Humeurs, c'est copier une copie ; même si le texte était original, il serait déjà copie ; à plus forte raison s'il est usé. […]


Comment faire de ce qui est écrit à chaud (et s'en glorifie) un bon mets froid ?

C'est cette déperdition qui fait le malaise du journal.»


Mais non point celui du blogueur, qui ne peut être réduit au statut de diariste,

tant il y a de blogs qui échappent à la catégorie de journal intime.

Dire qu'on n'aime pas les blogs, c'est comme dire qu'on n'aime pas les livres.

C'est une catégorie vide.

Dans les livres, il y a Baudelaire et Marc Lévy.

Dans les blogs, il y a les cahiers boutonneux où l'on étale sa trombine à côté des photos des copines pour prouver qu'on a plein d'amis, et de véritables œuvres :

nouvelles, poèmes, pamphlets …


Il ne tient qu'au blogueur, plus encore qu'au diariste de jadis, de faire de son Journal de bord, de son web-log une œuvre, et non un plat compte rendu de l'écume des jours.


Sculpture : Aryon, avec son aimable autorisation.

mardi 9 septembre 2008

Le chien (2)

[Le premier épisode était .]

Adèle l’ignorait, mais elle était mon premier amour. Avant de la rencontrer j’avais griffonné quelques poèmes, serré contre mon torse glabre des filles indistinctes. Une fois, même, j’avais, dans ma paume, bercé un téton parme une après-midi entière, sans parvenir pour autant, à m’attacher l’affection de sa propriétaire. Depuis la naissance d’Oscar, Adèle ne veut plus que je caresse ses seins : « Ils sont douloureux, me dit-elle, ennuyée. »

Une fois elle m'a carrément expliqué que ce dont elle rêvait c’est que plus personne ne la touche, jamais. Bien sûr, elle comme moi savons que c’est impossible : Oscar tête encore et Dorian ne s’endort qu’en la serrant dans ses bras. Lorsqu’elle me rejoint dans le salon, elle s’assied sur une chaise et elle pleure. Je baisse alors le son de la télévision et je vais lui préparer une tisane. Puis, j’amène une chaise à côté de la sienne et je la regarde tandis qu’elle souffle sur le serpentin de vapeur. Je sursaute avant elle lorsqu’elle trempe trop tôt ses lèvres dans le breuvage bouillant.

Il arrive qu’elle s’agace :
« N’étais-tu pas entrain de regarder un film ? chuchotait-elle hargneusement . »
Mais la plupart du temps, elle tolérait ma présence, tant que je ne la touchais pas et, ensemble, nous regardions diminuer le niveau d’eau, dans sa tasse, les visages balayés par des éclairs cathodiques.

J’avais pris cette réservation à la montagne contre son avis. J’espérais qu’un changement d’air romprait le cercle vicieux du quotidien dans lequel notre relation s’enlisait. Nous n’avions pas vraiment les moyens de nous offrir des vacances – et c’était là l’argument principal de ma femme pour refuser – mais ce que je voulais, par-dessus tout, c’est qu’elle se sente mieux. J’avais même laissé, dans un tiroir de mon bureau, le numéro de la stagiaire qui m’avait fait des avances auxquelles je pensais sans arrêt, malgré moi. A vrai dire, je n’avais aucune envie d’être infidèle. Depuis que j’étais homme, le moindre centimètre carré de peau de ma femme m’attirait douloureusement. Adèle, insatiable avant la naissance de Dorian, avait l’habitude de m’inviter à lui faire l’amour avec les mots les plus crus. Juste avant de jouir, elle laissait filer, entre ses dents qui claquaient, une longue mélopée, tandis que l’orgasme la rendait silencieuse.
C’est cela que je voulais retrouver dans ce studio dans le Vercors et je me sentais presque désespéré en y songeant.

Les premiers jours furent calmes. Malgré un été ensoleillé, nous étions quasiment les seuls locataires de toute la résidence. Les enfants, saoulés par l’altitude, les journées à la piscine et les longues marches étaient remarquablement sages. Pour qu’Adèle puisse préparer le repas tranquillement, j’allais jouer au ballon avec Dorian, tandis qu’Oscar gigotait dans son petit sac contre ma poitrine. Vers dix-neuf heures, elle nous appelait du balcon et nous montions sans nous presser.

D’autres fois, c’est Dorian qui voulait rentrer et je le portais sur mes épaules, épuisé, bavard, dodelinant de la tête. Nous entrions sans frapper et parfois nous surprenions Adèle assise sur une chaise devant la télévision, un légume à moitié épluché entre les mains. Le visage qu’elle offrait à nos regards, nous ne le connaissions pas et Dorian choisissait souvent ce moment, pour, perplexe, pleurnicher. Adèle se levait sans un mot, souriait, crispée ,et éteignait la télévision. Mais au cours du dîner, elle se détendait, de nouveau. Elle inventait des histoires pour les enfants, donnait la becquée à Dorian, éclatait de rire à mes plaisanteries. Une fois les enfants couchés, elle s’allongeait sur le canapé, à côté de moi et me donnait la main. Je lui caressais les cheveux tendrement. Nous lisions les mêmes romans, dormions dans les bras l’un de l’autre alors qu’Adèle refusait encore de faire l’amour.

C’est ainsi qu’à quatre heures du matin, la sixième nuit, nous avons été réveillés par des cris rauques.

(A suivre...)

Photo
: Ena and the Swan

Changement de sexe par Fiso et Ibid Norio -


Arrêtez-la ! Fiso n'arrête plus de se glisser dans la peau d'un homme. C'est tantôt émouvant, tantôt chaud et surprenant... Allez la lire :

http://2yeux2oreilles.hautetfort.com/archive/2008/09/01/dans-la-peau-d-un-homme-2.html

http://2yeux2oreilles.hautetfort.com/archive/2008/09/04/dans-la-peau-d-un-homme-3.html

L'expérience est tellement savoureuse que dans son sillage, des hommes deviennent femmes, le temps d'un récit en plusieurs parties. La première est là :

http://ibidnorio.hautetfort.com/archive/2008/09/05/dans-la-peau-d-une-blonde-le-jardin-des-delices-premiere-pa.html

http://ibidnorio.hautetfort.com/archive/2008/09/05/dans-la-peau-d-une-femme-le-jardin-des-delices-seconde-part.html

Photo : Spencer Tunick