lundi 12 octobre 2009

Mignonne Lolita

Didier Goux me suggère de raconter ma première fois. Olivier P., tagué lui aussi, a raconté trois premières fois... J'ai trouvé l'idée séduisante avant de me rappeler que le premier amour je l'avais déjà raconté ici, le premier baiser imaginaire et le premier vrai baiser ici. Il ne me reste donc plus qu'à décrire comment je suis devenue la maîtresse de mon premier amant l'été avant d'entrer en terminale. L'exercice me semble périlleux parce que plus j'y pense, plus je me convaincs que je suis toute entière dans cet épisode de quelques semaines ou du moins, qu'il y a dans cet épisode un certain nombre de clefs essentielles. D'où je suis, cela semble infiniment simple, presque caricaturale de voir ce qui a fondé ma vie de femme... et peut-être ma vie toute entière. J'avais commencé le chant depuis un an et j'avais envie de faire un stage musical l'été. Celui qui était au tarif le plus raisonnable et que ma mère voulait bien m'offrir avait lieu à Saint-Céré, en Dordogne. Il s'agissait de chanter les chœurs des Contes d'Hoffmann d'Offenbach, soutenu par des chanteurs professionnels. Je dormais dans un dortoir avec d'autres stagiaires de mon sexe et j'allais à pieds aux répétitions qui avaient lieu toute la journée dans un bâtiment surnommé l'Usine. La plupart des chanteurs et musiciens avaient la trentaine. J'étais de loin la plus jeune et cela me donnait un statut à part. Je me glissais partout, passionnée par l'opéra que nous travaillions, par les rouages du spectacle et partout l'on m'acceptait comme un petit animal touchant. Mal à l'aise dans mon corps, j'étais pourtant souvent maladroite. Je trébuchais sur les décors, je ne savais pas enfiler mon costume seule, j'étais pétrifiée de trac lorsqu'il fallait m'avancer sur le bord de la scène en dansant, une fois je me suis même étalée sur scène et le metteur en scène s'était mis à hurler qu'il allait trouver une autre poupée si je continuais à saboter son spectacle.

J'avais un amoureux officiel, resté à V. à qui j'envoyais quelques cartes postales anodines quand je m'ennuyais. Pour mon anniversaire, le 21 juillet, il me fit livrer un énorme bouquet que je laissai dans la salle de répétition, dans un seau, faute de vase - les fleurs sentaient trop fort pour que je les dépose près de mon lit. Il s'appelait Jean-Marc et il était métallurgiste. Il avait la même voiture que la dernière de mon père, une Escort avec un toit ouvrant. Nous nous étions rencontrés au bal des conscrits et nous aimions bien pleurer dans les bras l'un de l'autre en pensant à nos parents défunts. Il m'avait fait découvrir Mike Brant et je lui avais passé des symphonies de Beethoven en 33 tours, il avait trouvé que c'était sympa comme musique. Je prenais la pilule depuis peu parce qu'à la fin de l'été nous devions partir ensemble camper, dans le Beaujolais. Il était plus ou moins entendu que je lui offrirai ma virginité sous la tente. Je l'avais fait patienter plusieurs mois, il avait 22 ans et il ne me cachait pas qu'il n'attendait que ça, il m'avait assez embrassée. Quant à moi je n'avais pas vraiment envie de passer une semaine dans ses bras et l'idée de camper près de chez moi me semblait d'un glauque absolu.

A Saint-Céré, pendant les pauses, j'écoutais les chanteurs professionnels évoquer leurs spectacles passés et futurs, critiquer les solistes, parler de leurs conditions de travail et des coucheries entre untel et untel et unetelle et unetelle. Je ne comprenais pas bien, souvent je confondais, je ne savais pas que l'homosexualité était si répandue, je savais à peine qu'elle existait et je ne voyais rien au premier coup d'œil, je ne savais pas que l'amour était si répandu. Ils s'esclaffaient, j'étais mignonne, j'étais naïve et curieuse, je ne les lâchais pas d'une semelle. Timide depuis l'enfance, je me sentais enfin dans mon élément, je leur posais mille questions, j'étais heureuse et dès les premiers jours décidée à devenir chanteuse parce qu'il n'y avait rien de plus beau que de dessiner un crescendo en chœur, de laisser la place à une voix, d'échanger des regards amicaux au milieu de toute cette musique. Le costumier m'adorait à cause de mes longs cheveux épais, il m'avait montré du doigt le premier jour alors que nous chantions les "Glou, glou" du premier acte et, plus tard, lorsque j'étais allée le voir pour les essayages, il avait poussé des cris de soprano en touchant ses joues du plat de la main. Il avait décidé que je serais une poupée, toute de rose vêtue. La maquilleuse m'apprit à coller mes faux cils et à tracer deux ronds parfaits sur mes joues, je n'étais pas très douée et le plus souvent, j'attendais qu'elle vienne le faire. Je devais trotter à petits pas de danse, saluer sur les pointes et j'avais dû répéter en douce avec ma partenaire, la poupée blanche, parce que je n'y arrivais pas, je n'avais jamais dansé, je savais à peine me mouvoir sans tout casser.

Quelques jours après le début des répétitions, Christophe est arrivé. Nous étions dans une petite pièce dont la porte était restée entrouverte et nous chantions. L'air semblait immobile, nous étions hébétés par la chaleur, concentrés. Il est entrée pendant que le chef d'orchestre parlait et mon cœur s'est serré. Décontracté malgré son retard, il a salué plusieurs chanteurs et, alors que je ne le connaissais pas, j'ai ressenti une jalousie poignante, inexplicable.

J'ai oublié beaucoup de choses, en dehors de son apparition et de notre première nuit, je ne sais plus, par exemple, comment nous avions fait connaissance mais je nous revois, assis l'un en face de l'autre au self, penchés l'un vers l'autre. Pour moi il était sans âge, trop vieux pour que je puisse deviner s'il avait 25, 40 ou 50 ans, à mon âge c'était quasiment pareil, quand il m'avait demandé de dire un nombre j'avais dit un peu plus que ses 33 et il avait ri, presque vexé... J'étais si mignonne ! Pour me rattraper, je lui avais appris qu'il avait le même âge qu'Henri Miller à son entrée en écriture, Christophe ne connaissait pas encore Miller, même s'il en avait entendu parler et ça l'avait intéressé.

Il avait deux profonds sillons autour de la bouche et des joues creuses, les yeux bleus pâles, la peau fine et pâle, constellée de taches de rousseur, comme la mienne ; sa beauté m'étais presque douloureuse et j'en ai gardé le goût des visages marqués à la Laurent Terzieff. Il me parlait beaucoup et me demandait, en retour, de lui raconter ma vie. Je ne savais que dire, je ne savais pas faire cela, discuter, les garçons m'avaient toujours tellement impressionnée ! Je me demandais sans arrêt pourquoi il passait du temps avec moi, je cherchais que dire pour le garder près de moi, aussi, parfois j'oubliais de lui répondre, je ne l'écoutais pas. Bouche bée je suivais du regard le dessin de sa bouche, je devinais son odeur, j'entendais sa voix si mélodieuse, chantante même en parlant, sa voix chaude et colorée. Il avait une femme qu'il aimait depuis longtemps et trois enfants aux prénoms de conte de fée. Il m'avait expliqué qu'il ne pourrait m'aimer vraiment, j'étais si jeune et lui avait le double de mon âge mais si je voulais, m'avait-il proposé, nous pourrions nous allonger, nus, l'un à côté de l'autre et ensuite ce serait à moi de décider.

Ainsi, une après-midi de relâche nous nous déshabillâmes. J'étais émue, tremblante. Il faisait grand jour dans la pièce et je me sentais belle. Nous étions à peine étendus, sans nous toucher, sur les draps blancs que Joël, un chanteur, qui partageait la chambre de Christophe entra sans frapper. Nous nous cachâmes en riant, moi rougissante parce que nos peaux se frôlèrent dans l'affolement, parce que Christophe me prit dans ses bras devant son ami. Joël, qui m'avait beaucoup souri, en répétition, eut l'air un peu triste et il nous dit de nous dépêcher, la répétition allait bientôt commencer... S'inquiétait-il que Christophe me brise le cœur ? Était-il jaloux ? Je l'aimais beaucoup mais sa mine ne réussit pas à m'attrister. Le soir même Christophe et moi tirâmes un matelas dans une salle de douche gigantesque où personne n'allait jamais.
Nous ne dormîmes pas. Nos corps semblaient phosphorescents dans la pénombre, éclairés d'une lune qui glissait ses bras par la fenêtre.

Christophe n'aimait pas que je le caresse après l'amour. Il n'aimait pas que je l'attende tout le temps, ni que je cherche son regard. Je le trouvais cruel mais je l'aimais. Parfois, il me disait qu'il fallait que je retourne dormir dans mon dortoir, il avait besoin de se reposer et je pleurais dans mon lit en comptant le peu de jours qu'il nous restait à passer ensemble. Une fois nous sommes allés nous promener sur les hauteurs de la ville. Je n'avais pas spécialement envie de marcher mais je voulais bien faire n'importe quoi pour passer du temps en sa compagnie. Dans l'herbe, en plein soleil, nous avions fait l'amour. Après, il avait essayé de compter les tâches de rousseur sur mes épaules. Nous étions retournés chanter avec des coups de soleil et de l'herbe dans les cheveux. Pendant le final de l'opéra, j'avais vu une fourmi dévaler mon bras et je l'avais écrasé entre les pages de ma partition pour la garder en souvenir.

Un jour nous sommes entrés dans une librairie et Christophe m'a offert Le monde selon Garp parce qu'il était sûr que j'adorerais Irving ; il m'a écrit une dédicace que je lirais plus tard. Je lui ai donné Sexus mais je n'ai pas pu écrire sur le livre à cause de sa femme. Nous avions parlé littérature des nuits entières, je lui avais même fait lire certains des textes que j'écrivais à l'époque, ses critiques étaient sensibles, constructives...
Au réveil, toujours, il chantait. Il préparait un récital où il interpréterait La Belle Meunière de Schubert. Il me demandait de chanter pour lui mais je n'osais pas et je refusais, honteuse.
Ma mère vint avec mon amie Nathalie assister à la dernière représentation. Je dus retenir mes larmes, lui dire au-revoir dans les coulisses, en cachette, trop vite. Il m'aida à décoller mes faux-cils, il était joyeux, certain que nous nous reverrions. Il est parti en bus avec les autres et je suis rentrée chez moi.
Dans quelques semaines ce serait la rentrée des classes. Jean-Marc m'attendait.



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Illustration : Ben Strawn

21 commentaires:

Didier Goux a dit…

Bravo ! vous vous en tirez avec les honneurs, et même un peu plus que ça...

Didier Goux a dit…

Et faudrait voir à refiler le bébé à d'autres blogueurs/gueuses, non ?

Zoridae a dit…

Didier,

Cessez, vous me faites rougir !

Vous avez raison... Mais là je vais partir travailler ! Promis ce soir je rajoute des victimes !

La Trollette a dit…

Fiou!
quel récit! Toute l'histoire est d'un romantique absolu!
Non c'est vrai quoi, quelle chance de participer à un opéra avec des pros à 17 ans!
;o)

Suzanne a dit…

Lu ! (mais pas critiquû, je n'ose rien dire)

Dorham a dit…

Didier a raison.

Nicolas Jégou a dit…

Didier a toujours raison. Sauf sur certains sujets.

Néanmoins, personne n'a lu le billet en entier sinon une andouille aurait noté que tirer un coup à Saint-Céré est ballot.

Suzanne a dit…

je ne comprends pas le jeu de mots de Nicolas (au fait, personne ne l'a taggé, lui ? Pourquoi se défilerait-il ?) et j'attends avec impatience, dans cette grande chaîne de la première fois, le moment où un passant trébuchera sur le bord d'un blog et s'écriera : "oh, merde, on parle de moi, ici!"

Nicolas Jégou a dit…

Pfff. Seins serrés...

Et j'ai "raconté".

Zoridae a dit…

Didier,

Voilà, j'ai tagué !

La Trollette,

Oui ce fut très romantique et très beau... J'ai eu de la chance !

Suzanne,

Allez ! Je ne vous savais pas si réservée...

Dorham,

:))

Nicolas,

Ah ah ! Clown !

Nicolas Jégou a dit…

Zoridae,

Non, pas clown. Il fallait que j'invente une histoire absolument délirante (je ne suis pas un blogueur anonyme, notamment à Loudéac...).

voyage de reve a dit…

Bonjour, je suis tombée par hasard sur votre blog et je le trouve très sympa, bonne continuation…

Christophe Sanchez a dit…

C'était plutôt romantique malgré tout ! Le champ, le chant, l'herbe, la salle de douche, la lune ...
A me réconcilier avec l'Amour, tiens !

Zoridae a dit…

Voyage de rêve,

Merci et à bientôt alors !

Arf,

Pourquoi "malgré tout" ?

Christophe Sanchez a dit…

Parce que ton premier a l'air un peu goujat quand même non ?

Sophie a dit…

Ah "Le monde selon Garp"... Un livre qu'on oublie pas...

Zoridae a dit…

Arf,

Ah ! Oui... Quand j'y pense... En même temps il était idéal : pendant des années, peu d'hommes ont supporté la comparaison.

Sophie,

Oui, je ne l'ai pas oublié. Il faudrait quand même que je le relise...

Colombine a dit…

Oh que j'aime l'ambiance de ce récit.... très bien écrit et décrit...
Alors et la rentrée... Jean Marc qui t'attendait... ?

Clarinesse a dit…

Eh ben ! C'est magnifique ! T'en as, de la chance, de commencer par un conte de fée, même si quelques grains de poivre se mêlent au sucre.

madame de K a dit…

pauvre Jean-Marc !...

Zoridae a dit…

Elle-c-dit,

Eh bien Jean-Marc a pleuré car je ne pouvais le supporter après Christophe.

Clarinesse,

Oui j'ai eu de la chance. Ensuite beaucoup moins et il m'a fallu ré-apprendre à être exigeante...

Madame de K.,

Oui...