Et moi, la semaine où elle y était enfermée, sans livre ni téléphone, en pyjama toute la journée, j'avais réalisé au milieu d'une conversation téléphonique avec Anna que je parlais de Ludivine à l'imparfait.
Comme si, justement, elle était morte.
Comme si, justement, elle était morte.
Son visage est indistinct dans mon esprit, à moitié effacé sur le tableau noir de ma mémoire.
J'ai, au-dessus de mon piano une photo où nous nous tenons par les épaules, l'une brune, l'autre rousse et la petite en robe sage avec sa médaille de baptême et un drôle de sourire, le menton bosselé parce que les lèvres sont serrées l'une contre l'autre et étirées difficilement. On dirait qu'elle se retient de pouffer ou qu'elle s'oblige à sourire. Je la regarde et même là, figée sur le papier un jour de mariage, je ne la reconnais pas.
Car aujourd'hui je ne sais plus qui elle est.
La dernière fois que nous nous sommes vues, les trois sœurs ensemble, elle n'était pas malade encore et j'avais observé son visage longuement, elle, taiseuse et tranquille, qui ne s'adresse - ne s'adressait - à personne sans avoir au préalable ourlé ses lèvres d'un doux sourire. On sentait bien que ce n'était pas une expression naturelle, ce n'était pas souvent par gaieté qu'elle souriait, c'était plutôt une tentative de minimiser les paroles qu'elle prononçait ensuite, comme si elle pouvait s'excuser de parler, s'excuser d'exister. En parcourant du regard son haut front griffé de cheveux lisses, ses grandes joues allongées, son nez droit, parfait, son menton accrocheur et ses jolies fossettes, je pensais à mon père et je me demandais si, désormais, elle ne lui ressemblait pas plus que moi qui m'était longtemps considérée sa jumelle. Ludivine qui, enfant, avait tout de sa mère, prenait en vieillissant, les traits de mon père.
Il se trouve qu'elle lui ressemble jusqu'à l'âme, jusqu'au trognon.
Mais l'image de ma sœur demeure floue. Je sais qu'elle est malade, comme lui. Je sais qu'il nous avait menti et qu'il n'avait pas souffert seulement "d'une psychose médicamenteuse", la preuve c'est elle, Ludivine, une belle preuve en chair et en os, internée à la demande d'un tiers. Je sais qu'elle est morte, c'est elle qui l'a dit et, comme j'ai fait le deuil d'un père que je n'ai pu comprendre, d'une enfance ratée, je dois faire le deuil d'une Ludivine que je n'aurais pas pu protéger et qui ne sera plus jamais la même..."Y a un morceau de Big Bill Broonzy que j'aime bien, même si ça me fait mal de l'entendre, où il chante : "J'ai le moral tellement à zéro, ma fille, que je lève la tête pour le regarder"*
De tout ce que je sais, ce soir, je pourrais remplir des pages ; toutes les questions que je me suis posées pendant des années trouvent une réponse jour après jour, le présent bouge sous mes pieds comme une plaque tectonique et je n'arrête pas de me casser la gueule ; le voile se déchire d'un passé que chacun avait arrangé à sa sauce, je suis éblouie, sonnée.
Au début j'en ai été presque soulagée. J'avais passé des années à enquêter, à poser des questions, à secouer le passé parce que je ne pouvais me contenter des réponses simplistes que l'on me donnait. J'avais souvent l'impression que c'était moi la folle, on m'expliquait qu'il ne fallait pas ressasser tout cela, qu'il fallait vivre le présent Regarde tout ce que tu as !
Mais comment avancer quand on ignore d'où on vient ?
Maintenant je sais et tout le monde se range à mon avis. La mère de ma petite sœur relit ses journaux des sept ans de vie commune avec mon père et elle voit que tout ce qu'elle a laissé passer, tout ce qu'elle mettait sur le compte d'un tempérament impétueux, un peu angoissé, était sans doute une manifestation de la maladie.
Et, me demande-t-elle comment continuer quand on découvre que l'on a bâti sa vie sur un leurre ?
Ce que je voudrais savoir, moi, c'est si, dimanche, je vais reconnaître ma sœur, petite fille si sage autrefois que je terminais toujours mes lettres par "Sois un peu sotte, pour changer !".
Petite fille si sage devenue folle.
*Citation de Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann
Illustration : Casey Weldon
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