Un jour ma mère m’annonça que mon père n’allait plus y vivre avec nous.
Je m’en souviens vaguement, nous étions dans une cuisine, mais je ne suis pas sûre qu’il s’agissait de la nôtre. Peut-être que ma mère avait choisi d’affronter une possible crise chez ses parents ; elle pourrait s’appuyer sur les lourds meubles imitation chênes tandis que nous siroterions une grenadine dans les verres du restaurant. Dans la salle à manger, la télévision clamerait que l’amour peut brûler et mon grand-père s’assoupirait, les lunettes dégringolant la pente ardue de son nez, le Progrès du jour, chiffonné entre ses mains, bercé par l’infernal cliquetis des aiguilles à tricoter de ma grand-mère.
Ma mère devait s’attendre à une réaction à la mesure du changement qui s’annonçait, à une quantité de questions, qui sait, à des larmes, mais je n’ai quasiment rien demandé. Dans ma tête quelque chose avait fait VLOP puis une petite voix avait crié WIZZ, de plus en en plus fort. Une mouche se posa au bout de mon doigt.
On se serait cru dans une chanson de Gainsbourg, sauf que personne à la fin, ne proposa de me protéger.
Enfin ma mère se tut. Intimidées par le silence qui frappaient aux murs glauques de la pièce, les voix responsables du tohu-bohu infernal qui régnait sous mon crâne s’estompèrent, laissant derrière elles un écho battant comme porte. Je regardai ma mère et remarquai qu’elle attendait, suspendue à mes lèvres, que je prononce quelques mots. Je m’en trouvai vaguement irritée : en tant que personnage secondaire de l’histoire il me semblait légitime de ne pas émettre le moindre avis. Puis une idée émergea au milieu des voix qui s’étaient remises à gronder. Je m’y accrochai comme à une lueur et j’articulai, lentement, savourant ma trouvaille :
« Alors je pourrais garder les cheveux longs maintenant ?
- Pardon ? interrogea ma mère en se penchant vers moi, pleine de sollicitude.
- Je ne serai plus obligée de me couper les cheveux comme un garçon si papa n’est plus là ?
Ma mère dissimula sa surprise :
- Eh bien, non. Si tu veux, tu pourras les laisser pousser.
Je remuai sur la chaise et des brindilles de paille me griffèrent les cuisses.
- Et papa ne vivra plus avec nous ? Il ne reviendra plus à la maison ?
- Non, soupira ma mère en caressant mes cheveux. Il va avoir une autre maison. »
Une joie fulgurante comme un coup de couteau me traversa, empêchant l’once d’apitoiement que je ressentis pour mon père, désormais seul, de s’épanouir. J’avais peur de lui, de son humeur indéchiffrable, de ses coups, et il allait partir. Ma mère avait beau arborer un air affligé, pour moi c’était Noël. Les capteurs qui me permettaient habituellement de deviner ce que les adultes désiraient que je ressente, étaient brouillés. Soucieuse de délimiter ma liberté toute neuve, je multipliai les questions dont aucune n’était essentielle. Je ne voulais surtout pas savoir si nous allions revoir mon père. Pour moi, c’était fini.
« Et je pourrai arrêter la gymnastique alors ?
- Ah ça non ! Il n’en est pas question»
Plus tard, ma mère acheta, pour le salon, une moquette écrue à poils longs et un clic-clac. Elle se fit des mèches et s’inscrivit au tennis. Avec une amie, elle sortait en boite de nuit, certains samedis. Nous les regardions se préparer, tandis qu’une cassette d’ABBA défilait sur la chaîne. Ma mère portait un fuseau et un pull à manches chauve-souris, son regard luisait, baigné de fard vert, mauve ou bleu, ses cheveux, gonflés comme de la Barbapapa, rebondissaient lorsqu’elle glissait sur la moquette. Elle accrochait à ses oreilles, de lourdes breloques assorties à sa tenue.
« Tu es belle, disions-nous en chœur, Anna et moi, lorsqu’elle nous embrassaient avant de partir. Tu es la plus belle. Tu vas sûrement trouver un mari ce soir. »
Je m’en souviens vaguement, nous étions dans une cuisine, mais je ne suis pas sûre qu’il s’agissait de la nôtre. Peut-être que ma mère avait choisi d’affronter une possible crise chez ses parents ; elle pourrait s’appuyer sur les lourds meubles imitation chênes tandis que nous siroterions une grenadine dans les verres du restaurant. Dans la salle à manger, la télévision clamerait que l’amour peut brûler et mon grand-père s’assoupirait, les lunettes dégringolant la pente ardue de son nez, le Progrès du jour, chiffonné entre ses mains, bercé par l’infernal cliquetis des aiguilles à tricoter de ma grand-mère.
Ma mère devait s’attendre à une réaction à la mesure du changement qui s’annonçait, à une quantité de questions, qui sait, à des larmes, mais je n’ai quasiment rien demandé. Dans ma tête quelque chose avait fait VLOP puis une petite voix avait crié WIZZ, de plus en en plus fort. Une mouche se posa au bout de mon doigt.
On se serait cru dans une chanson de Gainsbourg, sauf que personne à la fin, ne proposa de me protéger.
Enfin ma mère se tut. Intimidées par le silence qui frappaient aux murs glauques de la pièce, les voix responsables du tohu-bohu infernal qui régnait sous mon crâne s’estompèrent, laissant derrière elles un écho battant comme porte. Je regardai ma mère et remarquai qu’elle attendait, suspendue à mes lèvres, que je prononce quelques mots. Je m’en trouvai vaguement irritée : en tant que personnage secondaire de l’histoire il me semblait légitime de ne pas émettre le moindre avis. Puis une idée émergea au milieu des voix qui s’étaient remises à gronder. Je m’y accrochai comme à une lueur et j’articulai, lentement, savourant ma trouvaille :
« Alors je pourrais garder les cheveux longs maintenant ?
- Pardon ? interrogea ma mère en se penchant vers moi, pleine de sollicitude.
- Je ne serai plus obligée de me couper les cheveux comme un garçon si papa n’est plus là ?
Ma mère dissimula sa surprise :
- Eh bien, non. Si tu veux, tu pourras les laisser pousser.
Je remuai sur la chaise et des brindilles de paille me griffèrent les cuisses.
- Et papa ne vivra plus avec nous ? Il ne reviendra plus à la maison ?
- Non, soupira ma mère en caressant mes cheveux. Il va avoir une autre maison. »
Une joie fulgurante comme un coup de couteau me traversa, empêchant l’once d’apitoiement que je ressentis pour mon père, désormais seul, de s’épanouir. J’avais peur de lui, de son humeur indéchiffrable, de ses coups, et il allait partir. Ma mère avait beau arborer un air affligé, pour moi c’était Noël. Les capteurs qui me permettaient habituellement de deviner ce que les adultes désiraient que je ressente, étaient brouillés. Soucieuse de délimiter ma liberté toute neuve, je multipliai les questions dont aucune n’était essentielle. Je ne voulais surtout pas savoir si nous allions revoir mon père. Pour moi, c’était fini.
« Et je pourrai arrêter la gymnastique alors ?
- Ah ça non ! Il n’en est pas question»
Plus tard, ma mère acheta, pour le salon, une moquette écrue à poils longs et un clic-clac. Elle se fit des mèches et s’inscrivit au tennis. Avec une amie, elle sortait en boite de nuit, certains samedis. Nous les regardions se préparer, tandis qu’une cassette d’ABBA défilait sur la chaîne. Ma mère portait un fuseau et un pull à manches chauve-souris, son regard luisait, baigné de fard vert, mauve ou bleu, ses cheveux, gonflés comme de la Barbapapa, rebondissaient lorsqu’elle glissait sur la moquette. Elle accrochait à ses oreilles, de lourdes breloques assorties à sa tenue.
« Tu es belle, disions-nous en chœur, Anna et moi, lorsqu’elle nous embrassaient avant de partir. Tu es la plus belle. Tu vas sûrement trouver un mari ce soir. »
(A suivre...)
Illustration : The black apple
20 commentaires:
L'univers des enfants est probablement aussi vaste que le nôtre, mais son centre de gravité (aux deux sens du terme) n'est pas situé au même endroit. C'est pour cela qu'il nous semble plus petit, affligé d'un défaut de cohérence, moins assuré de lui-même.
Il est très fort Didier Goux (le matin) : il trouve des trucs intelligents à dire.
Une mère en pull chauve-souris ? Nous sommes donc dans les années 80 :o)
Sans le faire exprès j'ai trouvé un fond musical qui correspond bien à ce texte à la fois mélancolique (rupture) mais gai (tourné vers l'avenir et tous les espoirs ) ;en effet j'ai trouvé dans le dernier "télérama" une adresse d'une radio (www.247polkaheaven.com)que j'ai voulu tester ;et je me trouve baignant dans des chants allemands mélancoliques sur un rythme vif!Cela illustre merveilleusement bien ton écrit...
Comme je ne sais pas quoi dire, je voulais me taire... mais comme je voulais que vous sachiez que je suis très émue et que vous réussissez à me faire rire (la description des grands-parents par exemple) je vous écris même si je n'arrive pas à me sortir de cette phrase ! (n'est pas écrivain qui veut).
Didier Goux,
Plus petit je ne sais pas. Il me semble au contraire que l'enfance est le plus vaste des champs de notre vie. C'est la traversée dont nous nous souvenons le plus, le mieux, que nous ressassons jusqu'à notre vieillesse. Non ?
Nicolas,
Je remarque que tu cales de la blague en ce moment. Tu devrais recommencer à lire au boulot...
Loïs de Murphy,
Bien vu ;)
Jelaipa,
Des chants allemands ??? Je ne sais pas ce que je dois en penser.
;)
J'aurais bien écouté mais il faut télécharger un truc et j'ai la flemme... Plus tard, promis...
Catherine,
Nos commentaires se sont croisés :)
Votre phrase me fait plaisir... C'est un équilibre qui se fait tout seul depuis quelques temps entre émotion et rires, lorsque j'aborde les chapitres de mon enfance. Et je suis contente qu'il soit perçu par tout le monde... Je suis contente de vous avoir fait rire...
chants allemands de style romantico-nostalgiques
Didier a raison, la vérité, c'est que les mômes ont un instinct de conservation encore plus aiguë que celui des adultes (surement parce qu'ils n'ont pas encore de gosses) ; aussi, ils sont capables d'un pragmatisme qui nous défrise.
Ton texte est encore très fluide. Très relâché. Grand Dieu, tu ne le tiens plus, c'est à toi, désormais...
Je pense comme toi, l'univers de l'enfance est vaste et ne s'arrête pas au premier tabou, sauf qu'à mesure qu'il en croise, des tabous, il s'inhibe et adulte, il a perdu cette belle spontanéïté que tu retitues si bien ici... pour les cheveux courts, tu en es revenue apparemment.
Comme c'est bien vu !
Et le fuseau avec un pull chauve-souris...
Tout est là, jusqu'au moindre détail !
Chloé Clafoutis
jelaipa,
Si c'est romantico-nostalgique, ça devrait me plaire ;)
Dorham,
Je n'avais pas lu les phrases de Didier sous cet angle. Si l'on pense au proverbe "la vérité sort de la bouche des enfants" on atteint des sommets de défrisage ;)
Quant à mon style, je dois cela au blog, à l'exercice presque quotidien de "ma plume" mais je n'ose y penser trop par crainte que "ça"reparte...
Oh!91,
Je détestais avoir les cheveux courts. J'avais l'impression de ressembler à un garçon. D'ailleurs mon père voulait un fils m'a-t-on dit. Merci de ta visite :))
Chloe,
C'est presque la mode d'aujourd'hui non ?
je profite de mes vacances pour savourer (je ne lis pas que des sites pornos, marc !)
trés beau texte (comment ça je l'ai déjà dit ailleurs...) ben oui mais bon je suis pas trés fort en commentaires intelligents
On sait.
Moi non plus je n'aimais pas les cheveux courts.. mais c'était ma mère et ma grand mère qui s'était acharnée sur mon crâne..
Mon père lui restais impassible a tout.. quand j'allais le voir il ne voyait même pas que je n'avais pas de chaussures potables ^^
Gaël,
J'aime bien le "pas que" ;)
Ton commentaire est assez intelligent comme ça, merci :)))
Nicolas,
Tu devrais faire gaffe, un jour il va se rebller ;)
Yelka,
Sic.
"Tu vas sûrement trouver un mari ce soir"... bonjour la pression. Un texte superbe, une fois de plus !
Toujours ces résonnances...
Comme Catherine, je souhaiterais bien te faire un long commentaire qui dirait ce que ce texte évoque et fait ressurgir, mais ce serait sans doute indigeste.
Et mon amertume n'a rien à faire dans tes colonnes.
Il me semble que l'univers des enfants pourrait juste être encore plus vaste si la réalité des adultes ne le percutait pas parfois brutalement.
Vagant,
Oui. Ma mère avait beaucoup de pression. Toute la famille pesait sur ses épaules...
Merci de votre visite !
Dom,
Tu sais bien que tu peux faire ce que tu veux sur mon blog. Même exprimer de l'amertume...
Malheureusement le divorce est couramment répandu de nos jours et s'il se passe mal, les enfants en souffrent... toute leur vie ?
Quand je disais que l'univers des enfants était immense, c'est justement à cause de cette impression que nous ne cessons de souffrir de ce qui nous a percutés enfants. Un jour, j'ai discuté à Lyon, avec une mémé aux chats qui habitait dans ma rue. On a parlé de choses et d'autres. Puis elle a parlé de son grand frère qui était mort quand elle avait une dizaine d'année. Il n'avait jamais cessé de lui manquer et les larmes coulaient en l'évoquant.
Cette persistance, dans la vie adulte, de douleurs ressenties enfant me fascine...
L'enfance dure aussi longtemps que le reste de notre vie. La perception que nous avons du temps est totalement différente. Passé 15 ans, tout s'accélère, comme un petit poney qui galope dans un champ : enfant, nous le suivons sans peine, puis il nous sème. Un jour, on s'aperçoit que l'été est là alors qu'on est déjà en automne...
Ma mère à moi, elle a eu un cancer. Elle n'a pas survécu plus de deux ans à son divorce.
Il faut PROFITER
...
Ton texte est très beau comme d'habitude. Je ne prends pas souvent le temps de l'écrire. Mais je n'en pense pas moins.
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