« Tu vois, je crois que j’ai compris quelque chose à propos de Papa.
-Quoi ?
-J’ai bien regardé la dernière fois, le dernier week-end… Je sais que parfois il nous tape parce que nous avons peur qu’il nous tape et il le voit. C’est pour ça. »
C’est Mathilde qui parle, une fille de 10 ans, maigre, assise, le dos droit contre le siège de l’autocar, juste derrière le chauffeur, les pieds plantés dans le sol comme des clous. Elle s’adresse à sa petite sœur Elise, qui, malgré ses 5 ans, fait pipi au lit chaque fois qu’elles dorment chez leur père, deux week-ends par mois depuis le divorce.
Le jour où Mathilde avait appris que leurs parents se séparaient, elle avait éprouvé un grand soulagement. Louis, le père était sévère, brutal. Il distribuait des paires de claques et des coups de pieds machinalement, à tout va. Elle n’avait pas demandé d’explication concernant le divorce de ses parents. Elle l’avait acceptée comme on accepte, à dix ans d’être ce que l’on nous dit d’être, comme on regarde, à cet âge, les liens des adultes se faire et se défaire, sans se rendre compte que les liens défaits nous étreignent et nous blessent. Elle se réjouissait simplement de ne plus le revoir. Elle souhaitait en être débarrassée définitivement, ainsi que des chaussures de garçon qu’il lui faisait porter, et des coupes de cheveux mensuelles, bien court, sinon elle ne ressemble à rien !
« Ça l’énerve quand on a peur de lui, je l’ai remarqué. Tu vois quand l’autre fois il a crié à cause des Playmobils, du désordre et tout ça, toi tu as eu peur. Tu as fait un geste comme ça (elle mime, le bras plié devant la figure, coude en l’air) ou comme ça (elle rentre la tête dans les épaules, fait courir ses yeux de gauche à droite). Je l’ai vu et lui aussi. C’est pour ça qu’il t’a donné une tape sur la tête. Je suis sûre que si tu n’avais pas eu peur il ne t’aurait pas tapée.
-Je ne sais pas.
-Si, je te le jure Elise. Ecoute. Promets-moi, juste pour une journée, aujourd’hui, et demain, jusqu’à demain soir, fais comme si tu n’avais pas peur. Même si tu n’as pas faim à midi, mange et ne mets pas la main devant ta figure, même s’il s’approche de toi en criant.
-Mais je pourrai pas.
-Il faut essayer. Elise, écoute-moi, je suis sûre que j’ai raison. Elise, promets-moi, jure-le, on essaie, juste aujourd’hui. Tu imagines, si j’ai raison ? Il ne nous tapera plus jamais parce qu’on ne l’énervera plus… D’accord ?
-Bon…
-Allez, on jure. On jure sur la tête de… Minet !
-Oh non, pas Minet… si j’ y arrive pas…
-Bon alors t’as qu’à jurer sur ta tête.
-D’accord. Je jure sur ma tête…
-Même si tu fais pipi au lit. D’accord ?
-Oui. »
Les premiers week-end, c’était un vrai cauchemar pour leur mère, Claire, de les convaincre de monter dans le car Planche qui les conduirait à trente kilomètres de là, dans la ville inconnue où leur père s’était installé depuis son départ de la maison. La petite pleurait, s’agrippant à elle de toute le force de ses petits bras, collant sa joue contre son ventre. Mathilde posait des questions :
« Mais qu’est-ce qu’on va faire avec lui ? Et où on va dormir ? Tu es sûr qu’il a des lits pour nous ? »
Les premières fois, il les avait reçues dans une chambre qu’un ami lui avait prêtée. Il fallait qu’elles s’amusent sans faire de bruit pendant qu’il étudiait ou lisait. Mais elles s’étaient adaptées. Aujourd’hui elles allaient découvrir son appartement. Mathilde demandait à sa mère :
« Tu nous téléphoneras ? Tu nous téléphoneras ? »
Claire répondit gentiment que non, ce n’était pas possible. Elle avait des rapports compliqués avec son ex-mari, il ne voulait pas payer de pension alimentaire alors qu’il en avait les moyens. Il était anesthésiste, dans une clinique privée. Payé pour endormir les gens riches. Pourquoi les gens riches doivent-ils payer pour s’endormir ? pensait Mathilde. Ses parents lui avaient expliqué un jour ce que faisait réellement son père. Mais elle l’avait oublié. Puisque son père endormait les gens, elle imaginait qu’il était marchand de sable comme dans les contes de fées, long, blanc et calme. Elle appelait cette image quand elle était dans un endroit étranger, quand elle avait peur la nuit. C’était à la fois un rêve et un souvenir que cette image du père marchand de sable, un souvenir de sa première enfance, quand il la prenait dans ses bras et que magique, et tendre, et doux, il y a des années de ça, il lui faisait des mimis papillons, les cils contre la joue, doucement.
« Votre père a un nouvel appartement, avait répété Claire, ce jour-là, avant leur départ. Ça va être bien, vous verrez. Vous aurez une chambre à vous, il me l’a dit. Vous pourrez jouer tranquillement. »
Illustration : Richard Wilkinson
-Quoi ?
-J’ai bien regardé la dernière fois, le dernier week-end… Je sais que parfois il nous tape parce que nous avons peur qu’il nous tape et il le voit. C’est pour ça. »
C’est Mathilde qui parle, une fille de 10 ans, maigre, assise, le dos droit contre le siège de l’autocar, juste derrière le chauffeur, les pieds plantés dans le sol comme des clous. Elle s’adresse à sa petite sœur Elise, qui, malgré ses 5 ans, fait pipi au lit chaque fois qu’elles dorment chez leur père, deux week-ends par mois depuis le divorce.
Le jour où Mathilde avait appris que leurs parents se séparaient, elle avait éprouvé un grand soulagement. Louis, le père était sévère, brutal. Il distribuait des paires de claques et des coups de pieds machinalement, à tout va. Elle n’avait pas demandé d’explication concernant le divorce de ses parents. Elle l’avait acceptée comme on accepte, à dix ans d’être ce que l’on nous dit d’être, comme on regarde, à cet âge, les liens des adultes se faire et se défaire, sans se rendre compte que les liens défaits nous étreignent et nous blessent. Elle se réjouissait simplement de ne plus le revoir. Elle souhaitait en être débarrassée définitivement, ainsi que des chaussures de garçon qu’il lui faisait porter, et des coupes de cheveux mensuelles, bien court, sinon elle ne ressemble à rien !
« Ça l’énerve quand on a peur de lui, je l’ai remarqué. Tu vois quand l’autre fois il a crié à cause des Playmobils, du désordre et tout ça, toi tu as eu peur. Tu as fait un geste comme ça (elle mime, le bras plié devant la figure, coude en l’air) ou comme ça (elle rentre la tête dans les épaules, fait courir ses yeux de gauche à droite). Je l’ai vu et lui aussi. C’est pour ça qu’il t’a donné une tape sur la tête. Je suis sûre que si tu n’avais pas eu peur il ne t’aurait pas tapée.
-Je ne sais pas.
-Si, je te le jure Elise. Ecoute. Promets-moi, juste pour une journée, aujourd’hui, et demain, jusqu’à demain soir, fais comme si tu n’avais pas peur. Même si tu n’as pas faim à midi, mange et ne mets pas la main devant ta figure, même s’il s’approche de toi en criant.
-Mais je pourrai pas.
-Il faut essayer. Elise, écoute-moi, je suis sûre que j’ai raison. Elise, promets-moi, jure-le, on essaie, juste aujourd’hui. Tu imagines, si j’ai raison ? Il ne nous tapera plus jamais parce qu’on ne l’énervera plus… D’accord ?
-Bon…
-Allez, on jure. On jure sur la tête de… Minet !
-Oh non, pas Minet… si j’ y arrive pas…
-Bon alors t’as qu’à jurer sur ta tête.
-D’accord. Je jure sur ma tête…
-Même si tu fais pipi au lit. D’accord ?
-Oui. »
Les premiers week-end, c’était un vrai cauchemar pour leur mère, Claire, de les convaincre de monter dans le car Planche qui les conduirait à trente kilomètres de là, dans la ville inconnue où leur père s’était installé depuis son départ de la maison. La petite pleurait, s’agrippant à elle de toute le force de ses petits bras, collant sa joue contre son ventre. Mathilde posait des questions :
« Mais qu’est-ce qu’on va faire avec lui ? Et où on va dormir ? Tu es sûr qu’il a des lits pour nous ? »
Les premières fois, il les avait reçues dans une chambre qu’un ami lui avait prêtée. Il fallait qu’elles s’amusent sans faire de bruit pendant qu’il étudiait ou lisait. Mais elles s’étaient adaptées. Aujourd’hui elles allaient découvrir son appartement. Mathilde demandait à sa mère :
« Tu nous téléphoneras ? Tu nous téléphoneras ? »
Claire répondit gentiment que non, ce n’était pas possible. Elle avait des rapports compliqués avec son ex-mari, il ne voulait pas payer de pension alimentaire alors qu’il en avait les moyens. Il était anesthésiste, dans une clinique privée. Payé pour endormir les gens riches. Pourquoi les gens riches doivent-ils payer pour s’endormir ? pensait Mathilde. Ses parents lui avaient expliqué un jour ce que faisait réellement son père. Mais elle l’avait oublié. Puisque son père endormait les gens, elle imaginait qu’il était marchand de sable comme dans les contes de fées, long, blanc et calme. Elle appelait cette image quand elle était dans un endroit étranger, quand elle avait peur la nuit. C’était à la fois un rêve et un souvenir que cette image du père marchand de sable, un souvenir de sa première enfance, quand il la prenait dans ses bras et que magique, et tendre, et doux, il y a des années de ça, il lui faisait des mimis papillons, les cils contre la joue, doucement.
« Votre père a un nouvel appartement, avait répété Claire, ce jour-là, avant leur départ. Ça va être bien, vous verrez. Vous aurez une chambre à vous, il me l’a dit. Vous pourrez jouer tranquillement. »
(A suivre...)
Illustration : Richard Wilkinson