mardi 10 février 2009

Les affres d'Elvire

La première fois, elle n'osa pas frapper pour s'annoncer. Je la trouvai, dans le hall d'entrée, collée contre le radiateur ; petite et frêle, elle me jeta un regard timide avant de tendre une main qu'une pression de la mienne sembla désintégrer. Comme elle venait pour un cours d'essai, je l'invitai à se mettre à l'aise afin que nous discutions de ses motivations, de ses vœux, de ses connaissances musicales. J'avais éteint le clavier numérique et posé mes coudes sur les touches silencieuse. Je la regardais mais ne parvins pas à croiser son regard plus de quelques secondes. Assise en face de moi, elle se déchaussait, massait ses pieds parés de chaussettes ravissantes. Elle paraissait heureuse d'être dans une salle de musique, sur le point de prendre un cours de chant mais en affirmant cela, sa voix s'étrangla douloureusement et elle toussa, gênée.

Ce qu'Elvire paraissait préférer c'était les exercices de relaxation. Gracieuse, elle s'étirait, délassait ses chevilles, son bassin, ses épaules, sa nuque. Elle ressemblait alors à une danseuse et ses vêtements soyeux, aux couleurs douces, ondoyaient autour d'elle. Parfois, elle fermait les yeux tandis que je lui indiquais, doucement, de nouveaux gestes ; elle les exécutait, à son rythme, tranquillement, je la sentais abandonnée et confiante.
Les choses se corsaient dès que nous passions à la respiration. Elvire tentait de ne pas se raidir mais très vite, elle faisait le contraire de ce que je lui demandais, rentrait le ventre en inspirant, cambrait le dos, levait le menton. Alors, elle commençait à dénigrer chacune de ses tentatives :
"Je suis vraiment nulle, cet exercice je le maitrisais la semaine dernière ! Pourquoi je n'y arrive plus ?" ou "Je n'ai jamais respiré comme il faut, je fais tout de travers d'ailleurs. Il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond chez moi !"

Elle ne travaillait pas sa voix en dehors des cours. Je le comprenais, et j'en avais l'habitude. La plupart des mes élèves sont des adultes qui travaillent beaucoup. Cependant, par curiosité, je lui demandais, de temps en temps, "Alors ? Tu as chanté cette semaine ?". Je lui avais suggéré de s'observer respirer, au lit, avant de s'endormir. Juste ça. Pour sentir qu'avec une respiration profonde, le ventre se soulève à l'inspiration et rentre à l'expiration. Elvire, agitée, me répondait :
"Je crois que j'ai un blocage. Je n'ose pas chanter chez moi. J'ai peur que mes voisins m'entendent. J'imagine qu'ils trouveraient ça affreux... Ma façon de chanter... Et puis faire des exercices de respiration, je ne peux pas non plus. Je ne sais pas pourquoi... J'en ai parlé à mon copain et il m'a dit "Tu le feras quand tu seras prête". Mais je ne crois pas que je puisse me contenter de ça. A la prochaine séance je vais en parler à mon psy... J'espère qu'il pourra m'aider !"
Je répondais : "Ce n'est pas si important si tu ne chantes pas chez toi. Ton copain a raison, un jour tu t'y mettras et ça se passera bien... Mais poser une main sur ton ventre, juste avant de dormir, ça tu pourrais le faire, non ? Non ? Oh ce n'est pas grave non plus. Pas du tout, ne t'inquiète pas... Allez, reprenons."

Avec Elvire je prenais mon temps. Il fallait qu'elle se sente bien pour que nous puissions avancer un peu. Je lui jouais une note qu'elle devait la reprendre. Gorge serrée, elle produisait un son étranglé qui n'était pas à la bonne hauteur. Je susurrais, rassurante :
"Je vais t'en jouer une autre. Surtout, prends bien le temps de l'écouter. Chante-la intérieurement. Imagine dans quelle partie de ton visage elle va résonner, respire et vas-y !"
En guise de vocalises, nous ânonnions la même depuis le début. Dans les graves, la voix d'Elvire devenait rocailleuse, étouffée. Dans les aigus, elle crissait, grinçait. Les larmes aux yeux, la jeune femme me regardait. Je lui souriais : "Alors, et ce morceau, tu l'as apprivoisé ?
- Oui, disait-elle, je crois. Je l'ai beaucoup écouté !"
Et elle serinait un air complètement différent.

Malgré ses difficultés, j'étais toujours contente de voir arriver Elvire. J'aimais beaucoup l'observer tandis qu'elle posait son manteau sur le banc, délaçait ses chaussures, faisait quelques pas en déroulant bien la plante de ses pieds nus. Je la complimentais souvent sur ses tenues et elle avouait ses razzias mensuelles chez tel ou tel créateur. "Tu devrais y aller, me lançait-elle, ça t'irait bien à toi aussi. Peut-être même mieux qu'à moi qui n'ait pas de formes. "
Il lui arrivait régulièrement de réaffirmer son désir de chanter. "Je suis si heureuse de réaliser enfin mon rêve ! Mais c'est tellement difficile. Je hais mes parents de ne pas m'avoir poussée à faire de la musique quand j'étais petite. Mon psy dit que maintenant que j'ai compris ça, les choses vont aller mieux. Mais tu te rends compte ? Moi je ne pouvais pas savoir que j'avais cette possibilité. C'est quand même aux parents, non, d'aider leurs enfants à se découvrir, de leur proposer des loisirs ? Ma mère a préféré que je fasse de la danse, comme elle, sous prétexte qu'elle avait adoré ça à mon âge. En fait, je détestais ! Je ne supportais pas que mes cheveux soient tirés et emprisonnés en un chignon ridicule... On voyais mes oreilles, moi qui les ai toujours détestées... Quelle cruauté ! Quel égoïsme ! Alors qu'elle aurait dû me guider vers ce qui était vraiment moi ! J'en souffre si tu savais !"

Les mois s'écoulaient et nous avions réussi à achever une chanson qu'elle était capable d'enchainer correctement. La plupart du temps, elle respirait bien et sa posture était incomparablement meilleure. Cependant, sa voix n'était pas encore bien placée. "C'est normal, lui répétais-je, c'est ce qui prend le plus de temps".
Elvire ne s'entrainait toujours pas en dehors des cours et depuis qu'elle m'avait annoncé, l'air bravache "J'ai décidé de ne plus culpabiliser pour ça, après tout, la musique doit être un plaisir", je n'esquissais plus la moindre suggestion en ce sens.
Elle m'avait raconté sa vie. Son travail ne lui plaisait pas parce qu'il était trop loin. Elle passait des tas d'entretiens pour en changer mais en vain. Elle vivait une relation en pointillés avec un homme divorcé qui avaient deux enfants. Elle ne pouvait s'empêcher de lui en vouloir de ne pas être aussi libre qu'elle. Elle voulait bien habiter avec lui mais à condition qu'elle ait sa propre chambre parce que si les enfants avaient leur chambre, pourquoi pas elle ?

Un jour elle me demanda si nous pouvions espacer nos rendez-vous. A cause de son voyage en Egypte et des soldes, elle allait manquer d'argent pour payer le prochain trimestre... C'était gênant ?

Malheureusement, chanter une fois tous les quinze jours ne permet pas de progresser rapidement. Elvire se remit à paniquer, elle se fâchait, s'analysait, se critiquait sans que j'ai la possibilité de prononcer un mot. Elle inspirait bruyamment, tordait ses mains et crispait ses épaules. Nous répétions dix fois une phrase qu'elle aurait oubliée la prochaine fois. "Mon copain m'a dit que j'avais peut-être choisi exprès une activité que je n'étais pas capable de réussir. Je me suis retenue de dire leurs quatre vérités à mes parents dimanche, quand je suis allée les voir, qu'ils sachent les difficultés que j'éprouve parce qu'ils se sont mal occupés de moi. Mais mon psy dit que ça ne servirait à rien. Ce ne sont pas eux qui cherchent à comprendre les choses, c'est vous, il m'a dit. Ils ne sont pas dans cette démarche, ce serait comme parler à un mur. Cette nuit je me suis réveillée et j'avais envie d'hurler. J'ai hurlé et je me suis rendormie jusqu'au matin, comme un bébé. Maintenant j'ai un peu mal à la gorge. Tu crois que je n'aurais pas dû ?"

Avant la fin de l'année, Elvire m'annonça qu'elle allait interrompre provisoirement le chant. Il fallait qu'elle voit son psy plus souvent, deux ou trois fois par semaines, ça n'allait pas. Déçue et soulagée à la fois, je l'embrassai en lui souhaitant bonne chance.
"Tu le vois depuis combien de temps déjà ton psy ?
- Euh, dix ans... Il est vraiment super, si tu connais des gens qui sont en recherche, n'hésite pas à m'appeler, je te donnerai ses coordonnées !"

Illustration : Lu Cong

7 commentaires:

Audine a dit…

Ben dis donc, il y en a qui ont l'art de s'embourber la vie ...
Peut être tout simplement en refusant de grandir, d'ailleurs.

J'aime toujours quand tu racontes tes élèves, je retrouve beaucoup de choses qui se passent aussi dans le cours de dessin, au sein duquel j'ai un statut un peu particulier, mi élève mi amie, une sorte d'observatrice de l'intérieur.

Pour ce qui est d'Elvire, il faut avoir de grandes qualités pédagogiques pour arriver, comme tu l'as fait si patiemment, à se retenir de ne pas crier quelques évidences.

Anonyme a dit…

toutes les scènes se sont déroulées devant moi dans le bureau... comme dans un petit théâtre personnel.
Superbe :o)

Anonyme a dit…

Un peu fillette gâtée, attachnte mlgré tout.

Dorham a dit…

Je suis tout d'accord avec Audine,
j'adore la conclusion. Elle est très révélatrice de nos sociétés, on se martyrise l'âme comme jamais on oserait se martyriser le corps.

"moi, j'ai un rhume depuis 10 ans, je suis suivi par le dr X, vraiment, il est super, tu devrais y aller" ;

c'est l'art de la servitude volontaire. Bravo pour ce texte...

Charles Magnet a dit…

elle est très perturbée, Elvire. Elle est passée de la dépendance de ses parents à celui de son copain, en passant par la psy qui lui tient la main depuis 10 ans... dure et compliquée son existence.

merci pour ce joli texte qui a si bien retranscrit le vécu intérieur et extérieur de cet élève. et quel joli prénom!

la Mère Castor a dit…

Elle semble un peu seule, on dirait que ce qu'elle cherche, en plus d'elle même, c'est de la compagnie.

Zoridae a dit…

Merci à tous pour vos commentaires...