Tandis qu'à quelques pas devant lui, Marc-Antoine pleure, essuyant sa morve dans son pull, que Lucien se retourne les oreilles pour ne pas entendre le brouhaha des enfants excités et des parents impatients, Kéké regarde ses mains sagement posées sur ses genoux, et il sourit d'un air malicieux. Je me suis glissée au premier rang, entre deux photographes ; lorsque je me retourne, je n'aperçois plus B. que j'ai laissé, adossé contre un mur, derrière moi. Les classes entrent les unes après les autres et le directeur conduit les enfants jusqu'aux bancs où ils s'assoient, en désordre. Les moyens et les grands saluent de loin leurs parents. Les plus petits, intimidées par la foule venue les admirer, hésitent entre rage, désespoir et hébétude.
Par moment, c'est la bousculade. Une mère escalade les premiers rangs pour aider son enfant à ôter son gilet, un père hausse la voix pour exiger que le sien se calme, deux gamins s'empoignent sauvagement et roulent sur le sol, les photographes ordonnent "lève la tête, baisse la tête, souris, arrête de bouger !" Des vagues naissent au fond de la salle et finissent par ébranler le chapelet d'enfants assis qui se mettent à escalader leurs sièges, leurs voisins et à courir dans la pièce exigüe. Pourtant, il me suffit de contempler Kéké pour me sentir en paix. Il semble insensible à l'agitation. Il rit, fait danser ses pieds, de temps en temps lève la tête et sourit aux adultes dont il croise le regard. De loin, il me semble que je le découvre, ce petit être que je connais depuis toujours et il m'étonne. Qu'il est espiègle et libre ! Serein, heureux, fort !
Je pense à sa question au petit-déjeuner : "C'est qui le Père-Noël ? m'a-t-il demandé" et j'ai bredouillé, maladroitement, une réponse vaseuse. Le doute me tenaille en réalisant que je ne me sens pas capable de l'aider à croire à cette histoire que je trouve belle. Comment puis-je donner quelque chose que je ne me souviens pas avoir possédé ? Mais la maitresse aux cheveux orange frappe dans les mains. Le directeur demande un silence que les parents accordent à regret. Alors les enfants, en chœur, entonnent la chanson des retours de récréation, ils tapent dans les mains, articulent les paroles puis tapent des pieds, pour se réchauffer. Sont réunies cinq classes de vingt-sept enfants et la clameur est extraordinaire. Il y a le distrait qui cherche sur les lèvres des autres, les paroles perdues, la star qui secoue ses cheveux, Marc-Antoine qui sanglote de plus belle et celui qui ne fait rien, qui reste silencieux, content, et semble rêver sa vie : Kéké.
Alors, sans s'annoncer, les larmes s'accumulent et inondent mon visage.
Surprise, je pleure.
A l'émotion qui a provoqué ces larmes s'ajoute celle de pleurer. La joie ressemble tellement au chagrin parfois ! Je farfouille dans mon sac à la recherche d'un mouchoir. Sous le préau, les chants se succèdent : la chanson du grand-père à barbe blanche et celle du renne, la chanson des lutins, la chanson de la hotte, la chanson de l'hiver. Ensemble, plus ou moins, les enfants comptent sur leurs doigts, claquent la langue contre leur palais et hurlent les mignonnes paroles. Quand le public applaudit, Kéké se redresse, radieux. Ses yeux parcourent l'assemblée, il jubile. Cécile, sa maîtresse, a aussi, il me semble, les yeux embués. J'ai envie de lui crier que je l'aime en la serrant dans mes bras. J'ai envie de sangloter sur son épaule. Je tamponne mes paupières sans quitter mon fils des yeux.
C'est son premier spectacle de Noël !
Illustration : Marion Peck
29 commentaires:
...(je bredouille)
Tellement vraie que les larmes de tristesse ressemblent ( goute pour goute) à celle de la joie.
Allez savoir ds quel inconscient cela va jouer.
A son âge, il a déjà une maîtresse ?
Bordel, je suis ému !
faut lui dire que le père Noël c'est Nicolas (il a la carrure) et que le Pôle Nord en vrai c'est une Comète qui se situe de l'autre côté du périph (tu peux essayer avec Tonnegrande, mais souvent les pères Noël noirs sont moins crédibles aux yeux des enfants)
Bobiyé !!!
Très beau texte, très émouvant, et qui me ramène à mes propres yeux embués lorsque je fais chanter mes petits élèves lors de la chorale de l'école. Qui me fait me rappeler, aussi, que même si je râle parfois contre les conditions pas toujours idéales de mon travail, j'adore mon métier d'instit...
A peine nés, nos enfants nous échappent déjà, par leur vie intérieure, par leur vie sans nous (à la crèche, à l'école...).
Rien n'est plus beau que de voir un enfant prendre son envol je trouve...
"Tendrement la mère apprend à son enfant à marcher seul.
Elle se met assez loin de lui pour qu'il ne puisse se raccrocher à elle et lui tend les bras.
Sur son visage il lit la promesse d'une récompense, un encouragement L'enfant fait tous ces efforts pour atteindre le refuge, sans se douter que par le mouvement qui prouve son besoin d'elle , il apporte la preuve qu'il peut se passer d'elle". S. Kierkegaard
Dorham,
Oh !
Noèse,
Je me le suis demandée aussi ce matin !
Nicolas Delacomète,
Ah ah ah ! Quand j'ai reçu le commentaire par mail j'ai vraiment cru qu'il s'agissait de Nicolas !
Balmeyer,
:))
Gaël,
Impossible, il prend Nicolas pour son père : il a ses cheveux !
Balmeyer,
Merci !
Lolabebop,
Bienvenue ici et merci :))
Oui, moi aussi j'ai parfois les larmes aux yeux lorsque mes élèves chantent...
Tu fais un beau et difficile métier !
Sophie,
Oui c'est beau... Et terrifiant.
Noèse,
Merci pour cette citation, tellement juste...
Elle est du Modem l'institutrice ?
Tiens ! Didier Goux raconte des conneries sur mon dos avant l'heure de l'apéro. C'est suspect.
Mtislav,
C'est contagieux les blagues de Nicolas ;) !
Nicolas,
Ah oui !
C'est le pur qui émeut, tandis que le compliqué fascine.
Les adultes sont trop compliqués ;-)
C'est drôle, ton regard fait plaisir à l'instit que je suis.
C'est surtout un très beau texte, un beau déroulement, incroyablement vivant. On s'y croit, on y est : suspendu aux lèvres des petits, la larme à l'œil, les mains prêtes à applaudir à tout rompre...
Oui c'est un très beau texte, si près de l'émotion. Nos enfants nous en mettent plein la vue et plein le coeur, c'est violent parfois. On n'est pas bien armé pour ça. Et cette intensité se reproduira, encore, longtemps...savourons tout cela comme un bonbon fondant!
Scènes de la vie scolaire, souvenirs aussi vieux que les premières années de classe de fiston.
Nos enfants.. tout un monde tellement fort, tellement vrai, tellement beau..
Ahah, même si tu me l'as raconté hier, je ressens la même émotion en lisant ton récit sur ton bout de choux.
C'est mignon tout plein. Vous avez pris des photos ?
Waouh ! les bonnes femmes, dès qu'on leur balance une histoire de mômes et de chorale de Noël, ça te dégouline à un point qui ferait ressembler Walt Disney à Ingmar Bergman. Voire à Samuel Beckett.
(Cela dit, je passais surtout pour voir s'il restait des crêpes...)
Didier, les enfants sont gourmands, ils ont TOUT mangé.. quelle éducation
n'est-ce pas?
Bon, bon , je ferme. C'est l'heure de prendre la route, Fiston est prêt.
Promis je vous la rend dès que possible.. La route , quoi !
très beau.
merci.
:-)
Le voici en marche vers un très civique destin, vous pouvez en être fière, Zoridae. Emue et fière. Plus tard, on viendra vous interviewer pour vous faire narrer ce grand moment d'éducation. Plus tard encore, vous narrerez sans qu'on vous le demande.
Vos billets me rendent souvent nostalgique, et un peu jaloux de ces moments de jeunesse envolée que vous savez si bien saisir.
D'un autre côté, ta jeunesse date un peu.
C'est bon, je sors...
Merci à tous pour vos aimable commentaires (sauf Didier, bien sûr ;) )
(Catherine, ne remuez pas le couteau dans la plaie : nous n'avions pas pensé du tout à prendre un appareil photo !)
Comment pas d'appareil photo? mince, obligés de sublimer ce moment unique par des mots émujolis...on n'oublie jamais!
Faut quand même qu'il y ait de bons côtés à avoir des petits! ;-)
haa oui "A l'émotion qui a provoqué ces larmes s'ajoute celle de pleurer" c'est exactment ça, je connais cela aussi.Trés beau texte.
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