Ce n'était pas très loin de V. et je n'eus pas le temps de me détendre pendant le voyage en voiture. Au énième virage en épingle, ma mère donna un coup de volant, la voiture cahota sur un chemin perclus de trous, je me penchai à la fenêtre et vomi les Craquinettes de mon petit déjeuner.
"Je ne vois pas pourquoi tu t'angoisses comme ça, soupira ma mère. Si vous n'y êtes pas bien, je reviendrai vous chercher dans une semaine !"
L'année précédente, nous avions étrenné le concept - quasiment nouveau à l'époque - dans une ferme énorme, avec une dizaine d'autres enfants.
Je me rappelle que l'un d'entre eux, vivait le reste de l'année au Gabon et que la fermière, avec qui nous n'avions quasiment aucun contact, nous poussait dehors pour la journée.
Au petit déjeuner, nous buvions du lait de vache, de la traite du jour. Il paraissait sale, une peau épaisse bavait sur les parois de porcelaine de mon bol et l'odeur épuisante des boyaux de vache me révulsait, accompagnée d'un clapotis qui animait le breuvage d'une volonté morbide. Mais je le savourais jusqu'à la dernière gorgée et l'enclume qui me lestait l'estomac, laissait, pour quelques heures, mon esprit tranquille.
Nous dormions dans un grenier poussiéreux aménagé en dortoir. Dans les lueurs de l'aube, les meuglements des vaches implorant qu'on les débarrasse du fardeau de leurs pis me réveillait et je pensais, sans savoir pourquoi, à des histoires de guerre, d'enfants cachés, entassés dans des maisons fantômes.
Le plancher craquait sombrement, le jour faisait irruption par la fenêtre et mes comparses secouaient leurs draps et s'étiraient, bavards, dévalant une seconde plus tard les marches inégales des escaliers en colimaçon.
Nous jouions toutes la journée, ma sœur et moi, seules, dans les grands champs qui bordaient la maison.
Les sauterelles pullulaient.
Ma sœur les dépeçait. Je m'arrogeais le pouvoir de les défendre en cassation mais mon argumentation se révélait vaine : mes clientes étaient toutes condamnées.
Leurs pattes volaient les unes après les autres dans l'air gourd, immobile, rayé seulement par le passage d'un insecte.
Un jour, alors que j'observai une colonie de fourmis, je m'assis dans une bouse de vache. Le dessus avait séché, et il céda, comme un couvercle, permettant à mon postérieur de rentrer en contact avec la partie liquide, sirupeuse de l'excrément. Mes jambes battirent devant moi et je me redressai péniblement.
Je portais un minuscule short blanc à fines rayures vertes et je sentis s'immiscer jusque sur mes cuisses la coulure visqueuse qui avaient jailli des entrailles d'un bovidé. La merde raya mes jambes et glissa jusque dans mes sandales.
Ma sœur chanta sur l'air de "nananananère" :
"Elle a fait caca dans sa culotte, elle a fait caca dans sa culotte" et je me mis à pleurer.
Elle se tut, interloquée.
"Jamais je n'oserai retourner à la ferme gémis-je.
- Mais pourquoi ?
- Je vais me faire disputer."
Nous nous cachâmes dans les buissons qui cernaient la maisonnette du grand-père. Celui-ci nous trouva, après dîner alors qu'il sortait fumer sa pipe en faisant une petite marche digestive jusqu'à l’enclos où une truie devait mettre bas d'un jour à l'autre. Nous étions transies et une légère odeur de fumier émanait de moi.
"Vous avez déjà cueilli des champignons, nous demanda-t-il ?
- Non, jamais.
- Eh bien, allez donc vous coucher parce que demain je vous attendrai à l'aube pour votre première cueillette. »
C'est ainsi que j'osai pénétrer dans la cuisine où la matrone nous attendait de pied ferme.
Une chatte accouchait dans un coin et deux assiettes de soupe aux épinards refroidissaient sur la toile cirée. Une motte de savon de Marseille me fut tendue et je dus, en culotte au milieu de la pièce gratter la moindre miette de bouse de mon short, tandis que ma sœur aspirait bruyamment sa soupe verte.
Je pensai que d’ici, quelques minutes, sous les draps rêches j’allumerai ma lampe de poche pour finir de lire l’Appel de la Forêt.
La vie était tellement plus belle lorsque je la lisais !
Illustration : The black apple
19 commentaires:
"je sentis s'immiscer jusque sur mes cuisses la coulure visqueuse qui avaient jailli des entrailles d'un bovidé".
Je pensais ce blog de haute tenue mais la taulière est adepte de la zoophilie. Bravo.
nicolas,
Tu me fais exploser de rire !
C'est vrai qu'isolée comme ça cette phrase fait penser à des choses égrillardes. Je vais avoir de chouettes lecteurs suite à de délicates recherches Google...
(Je devrais toujours me relire avec ton point de vue !)
Zoridae,
voilà une petit cadeau.
N.B. : C'est juste pour rigoler (on ne peux pas éviter les bavures... Une fois j'ai fait un billet sur Roselyne Bachelot, puis le lendemain, un billet où j'ai employé le mot "suce" puis "Nicolas Sarkozy"... Une recherche un peu louche m'a amené des visiteurs...).
Sortir des pages de mes livres d'enfance a été une épreuve, mais je ne le regrette pas.
Et je sais qu'ils sont toujours là, quelque part, prêts à m'ouvrir leurs couvertures.
Lu au petit dej', en mangeant des biscuits. Bon appétit ! :-)) L'essentiel est que tes histoires de bouses nous contentent longtemps après, avec, transmis, cette même idée du plaisir de lire.
Ce qui est particulier avec les moments de honte, ou d'humiliation, c'est que lorsqu'on y repense, on les revit complètement, le rouge nous remonte de suite aux joues comme si ça se déroulait maintenant...c'est une forte émotion...
C'est comme ça que j'arrive à distinguer l'émotion du sentiment. L'Amour perdu (s'il est fini) on ne le saisit plus. Mais la honte ou la colère de certains souvenirs sont d'une vivacité quasi immortelle...
cuisant souvenir
pas étonnant qu'on ne puisse pas oublier
c'était très moyen comme encadrement, quand on y pense, cette pseudo colo à la ferme;
aujourd'hui on est sans doute dans l'excès inverse
les livres n'étaient pas des refuges, parce que je ne lisais presque pas étant enfant
j''ai commencé à lire lorsque j'ai arrêté de travaillé pour m'occuper des enfants
enfin j'en ai eu le temps
en tout cas c'est toujours aussi plaisant à lire
Nicolas,
Pas de problème, je connais ton humour et j'adore ! Merci pour le cadeau (je bats même le curé cochon, c'est un honneur !)
Ellie,
Oui c'était une épreuve. Aujourd'hui c'est toujours un lieu de ressourcement, de joie, d'émerveillement.
Ce qui est troublant c'est que les moments difficiles de l'enfance deviennnent si agréables à écrire !
Balmeyer,
Quelle idée aussi de lire manger ;)
La bouse est une vraie plaie. Mon short n'est jamais redevenu blanc...
Merci !
Dorham,
Ce que tu écris est très fort. Je testerai ton moyen, tout en ayant des doutes, déjà... Les choses sont-elles si tranchées ?
Ben oui, je crois. Mais il faut entrer plus en détail. Lorsque les sentiments sont morts, lorsque tu essaies de t'en souvenir, tu te souviens au mieux des émotions que tu as pu ressentir : l'emportement amoureux, mais le sentiment, tu ne peux pas t'en souvenir, parce que c'est plus une action qu'un état...
Quant à l'émotion, et bien, c'est tellement immédiat, tellement mécanique, tellement "passif", tellement submergeant, que ça remonte aussi sec...
Mais attention, quand je parle de sentiment, je ne parle pas de passion, ou d'emportement. Je parle d'un sentiment pensé, actif, nourri et que l'on nourrit. Quelque chose de très très fort, de supérieur à l'amourette par exemple, ou même la passion charnelle...
Peut-être me trompe-je...rien n'est jamais définitif quand on a un cerveau embrumé comme le mien...
(Mode philosophe ON)
Ainsi essayons nous de rendre nos vies pareilles à ces lectures d'enfance...
(Mode philosophe OFF)
Beurkkkkkkkkk
ASH
je découvre ta bannière, elle est bien chouette et ton histoire aussi
Moi, j'ai vécu 3 ans de suite à la campagne chez ma mémé avec des souvenirs qui s'apparentent aux tiens
Frisaplat,
Nos commentaires se sont croisés !
Oui, au niveau de l'encadrement c'est ce que je pense aujourd'hui, nous étions seules la plupart du temps.
J'ai eu de la chance de lire très tôt.La lecture est une partie essentielle de ma vie.
Dorham,
Je vais réfléchir à ce que tu écris. Il me faut un peu de temps mais ça m'interpelle très fort.
Ash,
Bonne idée philosophique !
Saine réaction en mode off, quand j'y pense ça me fait pareil...
Claude,
Au nom de Dom je te remercie pour la bannière.
;)
Pour nos souvenirs, oui, je me souviens de la rivière aux cheveux verts, chez ta mémé !
Oôo, la belle surprise que ce récit. Petit ricochet de chez Jacksta et hop! Me v'là. Bravo mizelle Zoridae.
Merci Nina LouVe et bienvenue ici !
Mais qui est donc Jacksta ?
Me sont revenues les courses dans les champs, poursuivies par le taureau en allant voler les pommes.
Et ta description des bouses est tellement ...
réaliste.
Tu sais que c'est parfait comme lecture pendant un régime ?
ps : pour la bannière, please, remplace par le second fichier envoyé, cette petite tache en haut à gauche a fini par m'obséder littéralement.
Jacksta est une poète américaine, que j'admire beaucoup. Vous êtes certainement allée la visiter puisque c'est de chez elle que j'aurai cliqué sur votre avatar..
ici : http://www.tassili.org/
Ba voilà , je sors de chez balmeyer avec ses histoires de nouilles et je retrouve dans la bouse de vache! c'est un bon apéro!
En même temps, ce sont des souvenirs pour moi aussi enfin , pour ma soeur qui avait la spécialité de s'assoir dans les buses de vaches.
!et ça me faisait bien rire, après tout , dans nos rivalités soricides, chacune sa merde !
mais je compatis sincèrement , tu n'a rien à voir avec ma frangine !
Dom,
J'ai connu la course avec les taureaux mais beaucoup plus tard, c'était un moment épique...
Tu fais un régime, toi ?
PS : c'est fait ! Merci encore (moi je n'avais rien vu...)
Nina LouVe,
En effet, j'ai fini par retrouver le chemin parcouru... Merci pour les précisions...
MC,
Bon apéro pour moi aussi en te lisant, je bois un verre de vin !
Je n'avais pas pensé à chacun sa merde mais tu as raison, parfois entre soeurs c'est un peu ça !
Ne compatis pas, ça va maintenant, tout est parti !
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