Alors que la longueur de temps qu'il leur reste à vivre devrait les prémunir de ce genre de serment, les enfants sont très enclins à employer le mot toujours. Ils échangent leur sang et jurent qu'ils s'aimeront "à la vie, à la mort".
Alors que la distance qui les sépare de la mort s'amenuise, les adultes rient des serments des enfants et se méfient de l'avenir comme d'un traitre. Quand je dis "A demain !" à ma grand-mère, elle soupire "Oh, tu sais, demain je ne serai peut-être plus là !".
Isabelle et moi avions échafaudé une stratégie complexe pour prouver à nos professeurs qu'ils ne nous sépareraient pas aussi facilement. D'abord, nous nous retrouvions chaque matin, à sept heures, afin de faire le chemin jusqu'au collège, main dans la main. Nous échangions notre journal, dans lequel, chacune décrivait pour l'autre ses pensées et son ennui lors des heures de cours.
Les jours s'annonçaient de la même façon. La date clinquait en haut à droite. Au centre, pleins et déliés, deux mots s'émerveillaient, Ma moitié, écrivions nous sans sourire. Le soir, avant de parcourir ensemble le chemin du retour, nous gravions en lettres majuscules : Rien ni personne ne séparera Isabelle de Zoridae, amies pour toujours.
Nous nous faisions un devoir d'aller balancer, à la récréation, quelques claques à Cyril, le fils du prof de math qui avait réclamé, avec acharnement, le redoublement de mon amie. L'imbécile, au lieu de se défendre, nous agonissait d'injures avant de détaler, trainant ses mocassins à frange comme un boulet. Isabelle, qui n'allait jamais en cours d'EPS parce qu'elle n'avait rien à y apprendre, le rattrapait en quelques secondes, et lui faisait un croche-pied. La plupart du temps, Cyril tombait mal. Ses joues, rendues protéiformes par un lot de boutons purulents, saignaient, ses lèvres se fendaient, libérant des flots de sang, ses dents raclaient le goudron. Loin derrière, je m'essoufflais, bousculant au passage les élèves agglutinés sous le préau. Lorsque je les rejoignais enfin, Isabelle était assise sur le dos de Cyril qui se cabrait pour se débarrasser d'elle. A deux nous l'immobilisions. Cyril était maigre, ses côtes saillaient sous ses habits Chevignon. Les claques pleuvaient, les menaces aussi :
"Si tu en parles à ton con de père, on en prendra un pour taper l'autre."
"On te f'ra bouffer son dentier !"
"On t'arrangera le portrait, tu verras tu seras moins moche !"
Mais Cyril ne perdait pas son air benêt. D'un œil globuleux, il cherchait nos seins sous les tee-shirts de Hard-Rock, oubliant de se protéger lorsqu'une de nos mains s'abattait sur son visage. Dégoûtées, nous l'abandonnions à ses rêveries concupiscentes et nous rejoignions, en retard, nos classes respectives.
A la rentrée des vacances de la Toussaint, Isabelle me fit remarquer que, dans la cour des CPPN, un garçon magnifique me fixait avec insistance. Rodolphe le connaissait, c'était un Turc qui ne parlait pas un mot de français. Il ne se mêlait pas aux autres et récoltait des zéros dans toute les matières sauf en atelier où il excellait.
Son prénom, magique, me fut chuchoté à l'oreille par mon amie qui pouffa : une première syllabe qui fermait les lèvres en un baiser pudique, la deuxième qui faisait claquer la langue avec coquetterie. Je demandai à Isabelle de s'éloigner afin de vérifier si ce n'était pas plutôt elle qu'il suivait du regard.
"Tu vois, se réjouit-elle un peu plus tard, c'est toi que Mothée aime..."
J'échangeai un regard indécis avec mon soupirant silencieux. S'il m'a choisie, moi, c'est parce qu'il est handicapé niveau langage, songeai-je. Il doit se dire, que, pour moi, mieux vaut un amoureux muet que le célibat éternel. J'étais en colère, pourtant son regard d'océan provoquait un troublant remue-ménage dans mes entrailles.
Depuis quelques temps, Rodolphe nous rejoignait sur les lieux de notre rendez-vous matinal. Alors que nous bavardions, assises sur un terre-plein parsemé de crottes de chiens, il freinait comme un cowboy, à quelques centimètres de nos pieds. Immense, il ôtait son casque, qu'il accrochait au guidon de l'engin, avant de soulever mon amie comme une plume. Ses cheveux noirs palpitaient dans l'air comme les ailes d'une corneille.
"Ça va bébé ? demandait Rodolphe.
- Ça passe, répondait-elle en se lovant sur ses genoux."
Alors je tenais la chandelle.
Parfois je décidais de bouder et je tournais le dos à leurs épanchements lascifs, plongeant le nez dans une leçon. Mais j'entendais, mal à l'aise, des bruits de succions, de lèchements, des baisers sonores, d'autres, longs et silencieux qui s'achevaient avec des rires coquins. Je toussotais, je me raclais la gorge et chantonnais. Pourtant, malgré moi, j'analysais le moindre son ou son absence afin d'y associer les images correspondantes. D'autres fois, je fixai le couple, espérant les gêner et les forcer ainsi à interrompre leurs agapes. Imperturbable, je devais les contempler tandis que leurs lèvres se poussaient, se collaient, se suçaient, se goûtaient ; que leur nez se frottait, se heurtait ; que leurs dents claquaient, mordaient, dévoraient ; que leur langue s'aventurait, baveuse, sur le pourtour d'une bouche, dans le cou, dans une oreille ou formait, sous la peau fine des joues, d'étranges monticules qui se déplaçaient .
Les amoureux se parlaient peu. Lorsqu'ils le faisaient c'était pour commenter un baiser, rire d'une caresse, se donner rendez-vous le soir. Ils s'exprimaient d'une voix sourde que je trouvais saugrenue. Je m'ennuyais absurdement.
Lorsque Rodolphe se levait, après un quart d'heure de folâtreries, Isabelle tirait sur son pull et rajustait son Bandana noir. Néanmoins, j'avais aperçu les suçons violacées qui fleurissaient au milieu du bouquet fané des suçons jaunes et verts des jours passés. Nous regardions le géant enfourcher son destrier, Isabelle lui faisait coucou.
Dès qu'il disparaissait de notre vue, nous reprenions nos conversations habituelles : plaintes au sujet des profs, projets de brimades pour Cyril, boums avec les zonards. Jamais nous n'évoquions le fait qu'elle m'ignorait en présence de Rodolphe et qu'elle se comportait alors, comme si je n'avais été rien de plus qu'un lampadaire "Eh avais-je envie de lui rappeler, il y a l'électricité aujourd'hui, plus besoin de se faire tenir la chandelle par une amie !"
Isabelle m'interrogeait sur Mothée, mais, échaudée par le quart d'heure que je venais de passer, je changeai de sujet.
Ce n'est pas que je ne me voyais pas l'embrasser. Mais je n'avais pas envie de le faire en public.
Or, à nos âges, il n'y avait guère d'autre solution.
Illustration : Bobi and Bobi
21 commentaires:
"Immense, il ôtait son casque, qu'il accrochait au guidon de l'engin, avant de soulever mon amie comme une plume. Ses cheveux noirs palpitaient dans l'air comme les ailes d'une corneille.
"Ça va bébé ? demandait Rodolphe.
- Ça passe, répondait-elle en se lovant sur ses genoux."
Alors je tenais la chandelle."
J'adore ce passage. C'est rythmé et on s'y croirait...:)
Continue!!!!!!!!!
Isabelle.
Je refuse de fréquenter ce blog plus longtemps. Je suis fils de profs de math.
Isabelle,
Bien sûr que je vais continuer...
Merci :))
Nicolas,
Et concupiscent aussi ?
Non. Concuchient.
Ah oué ? tu m'étais des claques ?
J'aurais pas cru... ^^
Je recommence sans faute d'orthographe (du moins je l'espère !)
Nicolas,
Tu veux dire concuchiant ?
Yelka,
Sur ce coup là, je l'avoue, j'ai un peu romancé. Mais il faut bien lui faire payer à ce salaud, même plus tard, même virtuellement...
Bien joué bébé !
C'est chouette comme tu arrives à rendre vivante (et sympathique) une temps révolu !
tu descendrais pas du divin marquis par hasard? ;-))
Balmeyer,
Merci je t'ai compris, ne t'inquiète pas ;)
Claude,
Pourquoi, il tenait des chandelles lui aussi ?
On s'y croirais, à te lire on a l'impression de REELLEMENT tenir la chandelle. Très beau retour en arrière!
Je n'étais effectivement pas venu depuis quelques temps... Quelle erreur !
Le graphisme est plus chaleureux, quant aux textes... Belle verve, miss...
Comment peux-tu réussir à lire mon charabia ampoulé ??
Merci pour ce très bon moment que je viens de passer en ta compagnie...
Pauvre Cril qui, aujourd'hui devenu cadre ne peut s'empêcher de se venger chaque jour un petit peu !
Les jeunes filles sont cruelles, surtout entre elles…
[ai-je dit que c'est magnifique ?].
:-)
Mais quel âge as tu ?
C'est vraiment la quatrième dimension ici, à chaque fois que je viens, j'ai l'impression de voir mes souvenirs écrits.
Même si c'est mieux qu'en vrai.
Serais tu une voleuse de souvenirs ?
Christie,
Chouette ! On dirait qu'on serait un chandelier !
Boby,
Merci pour ton enthousiasme qui me réjouit. J'aime beaucoup ton charabia qui n'en est pas un et qui n'est pas ampoulé. Tu es quelqu'un de sincère, de profond, en recherche et cela me touche, c'est tout ;))
Monsieur Poireau,
Cyril a l'air bien heureux aujourd'hui...
Tu crois qu'il y a de la cruauté quand des amis s'embrasse devant un ou une esseulée... Parfois je me le suis demandée. Mais à nos âges, à Isabelle et moi, je crois que c'était plutôt de l'innocence... De l'impatience.
[Tes compliments me sont très précieux aussi ;)]
Dom,
Je suis aussi une ménagère de moins de cinquante ans puisque j'en ai 33 !
J'aimerais bien savoir quel souvenir te ressemble : l'amoureux secret, tenir la chandelle, le tabassage de garçon, le bandana noir...
J'adore le terme de voleuse de souvenirs... ça ferait un bon titre ;)
^^ si ça soulage ;)
La cepme, le beau mec de l'autre côté du grillage, voyou, un peu, attirant, beaucoup. le copain de l'amie qui vient en mobylette tel le héros de tes rêves, mais qui n'est pas pour toi, le fait de tenir la chandelle (quoi qu'on pourrait aborder le thème de la tapisserie aussi, bien lourd souvenir de boums pitoyables.
Je te le redis.
Tu es vraiment une voleuse de souvenirs, même si j'ai quelques années de plus, bizarrement.
Je relis et j'aime ce passage :
"Alors que la longueur de temps qu'il leur reste à vivre devrait les prémunir de ce genre de serment, les enfants sont très enclins à employer le mot toujours. Ils échangent leur sang et jurent qu'ils s'aimeront "à la vie, à la mort".
Alors que la distance qui les sépare de la mort s'amenuise, les adultes rient des serments des enfants et se méfient de l'avenir comme d'un traitre. Quand je dis "A demain !" à ma grand-mère, elle soupire "Oh, tu sais, demain je ne serai peut-être plus là !".
Filaplomb,
Merci beaucoup, j'en suis très fière et le "pire" c'est qu'il m'est venu sans souffrance...
Oui, c'est fluide. La séquence de tabassage, emmêlé de sentiments adolescents, c'est très subtil, très "arrache".
Dorham,
Merci beaucoup.
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