samedi 23 février 2008

La chambre



Longtemps nous avons dormi dans la même chambre. Nous en changions souvent la disposition, désireuses peut-être, de briser les habitudes que notre intimité obligée rendait insupportables. Nos lits roses, de parallèles, soudain se tournaient le dos, alignés le long d’un mur tapissé de petites fleurs bleues. Puis, ils se targuaient de devenir perpendiculaire, l’un niché dans un coin près de la fenêtre, l’autre scindant la chambre abruptement : « Reste de ton côté, nous criions-nous lorsque nous nous fâchions. Ne dépasse pas mon lit ! »

Ce qui ne changeait pas en revanche, c’était la quantité de mots qu’il nous fallait échanger avant d’accepter qu’une journée soit achevée. Dans l’obscurité nous chuchotions éperdument.
« Les filles taisez-vous, criait ma mère, du salon. Je vous entends ! Il est trop tard pour bavarder, vous avez école demain… »


Quand nous n’avions rien à nous dire j’apprenais à compter à ma sœur. Nous égrenions les chiffres et les nombres avec une régularité métronomique. Si ma sœur hésitait une seconde de trop, elle savait que nous recommencerions. Chaque jour la liste était plus longue : 1099, murmurais-je, 1100, murmurait ma sœur en retour.


D’autres fois, nous décrivions notre avenir à la loupe, sans négliger une mèche de cheveux de notre futur mari ni omettre la couleur des yeux de nos nombreux enfants ou une seule de leurs innombrables capacités intellectuelles. Nos maisons aux pièces infinies étaient meublées avec passion et divers animaux, du cheval au poisson rouge, se prélassaient quelque part dans le parc.


Je me souviens d’avoir dormi assez loin d’Anna, à l’autre bout de la pièce. Je lisais un peu plus tard dans la lumière falote de ma lampe de chevet à volant mais je n’appréciais guère qu’elle s’endorme la première. Aussi ponctuais-je régulièrement le silence de remarques. Ma voix éclatait comme un ballon entre nos pensées, mon doigt appuyait sur la page à l’endroit où j’avais interrompu ma lecture, ma sœur s’adossait à son oreiller. D’un ton ensommeillé elle me répondait et je poursuivais ma lecture sans craindre, pour quelques minutes, sa disparition dans le monde des rêves.


Le son de sa respiration devenue profonde me remplissait d’angoisse. Dans la nuit, désormais, j’étais seule.


Une fois par mois, des avions de chasse passaient en faisant hurler les murs de notre immeuble ; au dessus de ma tête semblaient claquer mille fouets de l’enfer, les fenêtres vibraient, un roman s’échappait d’entre mes mains devenues glaciales. Je cessais de bouger et tentais d’empêcher mon nez de siffler au passage de l’air que j’aspirais à grandes goulées. Derrière l’arc rouge de mes paupières fermées, s’agitaient des visions de cauchemar. Je me mettais à crier jusqu’à ce que ma mère apparaisse, glissant sur la moquette, ombreuse dans le contre-jour du couloir.

« Que se passe-t-il ? demandait-elle. Tu ne dors pas encore ?

- Maman, j’ai peur de la guerre, déclarais-je, pleine d’effroi.

- Mais pourquoi penses-tu à la guerre ? gémissait-elle. Il est minuit, tu devrais dormir. »
Elle ne comprenait pas d’où surgissaient des idées que je n’avais pu tirer de la télévision –nous n’avions pas le droit de la regarder – ni de lectures perturbantes, puisque je lisais, essentiellement, des livres de mon âge, dénués de menaces. Pourtant ma frayeur était si violente qu’il me semblait avoir vécu ce qui surgissait dans mon esprit au passage des avions : des cohortes de gens sur des routes, des immeubles bombardés, des armes, le feu, des cris, des morts, des victimes sanguinolentes.
Je me voyais fuyant de sauvages ennemis et je savais qu’aucune prière ne pourrait me ramener à la douceur des temps de paix.
Ma mère, pour me calmer, m’expliquait le métier des diplomates et des hommes politiques, elle parlait accords et traités, rapports et forces en présence. Il arrivait que, lancée, elle aborde le premier pas sur la lune, dérive sur les traces du Commandant Cousteau et s’emballe en évoquant la traversée des Etats-Unis du cerveau d’Einstein dans le coffre du médecin qui l’avait dérobé. Bien avant qu’elle se taise, je m’endormais, la joue baignant dans une corolle de salive. Ma mère remontait la couverture sur ma poitrine. Elle effleurait d’une main vive, mon front et, tournant les talons, entrait dans la lumière du couloir, refermant la porte de notre chambre derrière elle. Anna se retournait dans son lit, balbutiait quelques mots pâteux qui mettaient un point final à mon insomnie.

Aujourd’hui, lorsque je repense à cette époque, il me semble encore que j’ai connu la guerre. Je suis marquée au fer rouge de mon imagination.

Souvent, le dimanche, je poussais ma sœur à lire tandis qu’il lui aurait suffit de jouer à la poupée ou aux Playmobils.
« Lis un peu lui disais-je, tu n’as pas lu aujourd’hui.

- J’ai fini mon livre, je n’en ai plus.

- Oh ! Tu l’as fini, chouette, tu vas donc pouvoir lire Les mémoires d’un âne, tu sais, je l’avais adoré.

- Bof, un âne qui écrit et qui parle c’est un peu bête comme histoire… Ca n’existe même pas en vrai. »
J’insistais : « Allez, je te lis le premier chapitre et si ça ne te plaît pas, je ne t’en parlerai plus jamais.
- Mais j’ai envie de jouer moi, râlait Anna, tu m’avais promis qu’on jouerait qu’on serait perdues dans la forêt...
- Bon, si tu veux je ne te lis que les trois premières pages ce soir et on continuera demain matin. »

Elle finissait toujours par céder.

J’adorais veiller avec ma mère. En tant qu’aînée, j’étais conviée, de temps en temps à regarder un film de cinéma à la télévision.
Anna, seule, regagnait notre chambre et je refusais d’aller lui dire bonne nuit :
« Je ne veux pas louper les pubs, la provoquais-je. »

Mais il arrivait qu’elle puisse rester avec nous jusqu’au première mesures du générique. Je renâclais, soucieuse de ne point partager mes privilèges.

« Dépêche toi, ordonnais-je à ma mère quand elle accompagnait ma sœur jusqu’à son lit, tu vas encore rater le début ! »

Si elle s’attardait au chevet d’Anna, je criais :
« Vite, vite, ça commence ! »
Si elle revenait, alors que le film était entamé, je boudais et feignais d’ignorer qu’elle s’était assise à mes côté. Une formule magique suffisait à me dérider :
« Que s’est-il passé ? interrogeait ma mère. » Elle semblait suspendue à mes lèvres et ne m’interrompais pas tandis que je narrais, avec force détails, un scénario qu’elle connaissait déjà.

A vingt-deux heures trente je rejoignais la chambre en catimini. Anna dormait paisiblement, la bouche ouverte.
Je secouais son épaule :
« Tu respires fort, expliquais-je, tu vas m’empêcher de dormir, mets toi sur le ventre. » Elle changeait de position et je regagnais mes pénates, assurée qu’elle ne m’avait pas oubliée longtemps.


Illustration : IceKubi

[Ce texte a trouvé un écho chez une vieille fonctionnaire.]

23 commentaires:

luna a dit…

:-)))
ma 2ème fille nous réclame ces derniers jours de dormir avec sa soeur ainée "tu comprends quand je dors dans ma chambre je fais des cauchemars et quand je dors avec elle je fais des jolis rêves !" il va falloir convaincre leur père de déménager un lit, à défaut elles continueront à dormir blotties l'une contre l'autre...
quant à la petite 3ème... héhé, voir mon post-it ;-)

Anonyme a dit…

Ah, je vois que Luna s'est lancée...

Pas de soeur, pas de frère et des nuits d'enfance bien noires que je préfère oublier pour de vrai.
J'aime bien tes souvenirs, mais cela tu le sais, mais cette fois, je crois que c'est moi qui vais te les voler, car j'aimerais avoir les mêmes.

En échange, je t'offre les pages lues, dévorées, cachée derrière les rideaux, à la lumière du réverbère devant l'immeuble qui m'a rongé les yeux mais maté mes angoisses de petite fille.

Pour Bal
Prout.
cette fois je l'ai dit la première.

Emaxyo a dit…

L'enfance est un monde à part, peuplé d'angoisse et de raisons qui n'appartiennent qu'à lui.
Les souvenirs sont des choses bien admirables, nous les faire partager l'est d'autant plus. Un vrai plaisir

Bon dimanche
Emaxyo
http://goutdeliberte.blogspot.com

Anonyme a dit…

Très joli, ce texte et ce qu'il dit. Merci.

Anonyme a dit…

Quelle chipie tu étais avec ta soeur!
J'ai souri plus d'une fois, car moi petite enfant, je dormais avec mon frère et c'était le même scénario à peu de choses près!
Ta façon d'écrire est passionnante...mais je suppose que ça, tu le sais déjà...!

Anonyme a dit…

Oui quelle chipie !! Mais je crois qu'on l'a tous plus ou moins été enfant.. ^^

Anonyme a dit…

Les relations entre sœurs ou entre frères empreintes de jalousie, d'amour, de protection, de compétition des sentiments et des comportements souvent contradictoires. Je l'ai connu avec mon frère et le vois chez mes deux filles.

Zoridae a dit…

Luna Pat,

Que c'est beau ces mots : , ta fille est une poète ! Ce doit être émouvant pour une mère de voir deux de ces enfants si proches...

J'arrive chez toi :))

Dom,

Ce que tu me dis est bien triste, je veux bien te prêter mes souvenirs et pour ma part je contemple avec émotion la petite Dom à la lumière du lampadaire...

(Tant que tu le dis sans le faire, ça va ;p)

Emaxyo,

Bienvenue ici et merci pour ton commentaire :))
Ce qui est étonnant surtout c'est à quel point ce que nous ressentons pendant ces premières années nous reste, nous hante... et nous fait ce que nous sommes.

Nelly,

Merci à toi de l'avoir lu... Contente qu'il t'ait plu...

Coumarine,

Nous l'étions à tour de rôle je te rassure ;)
Je suis ravie que tu sois passée et ton compliment me touche beaucoup. A bientôt...

Yelka,

Oui, les enfants trop sages me font toujours une étrange impression...

Zoridae a dit…

Marc,

Nos commentaires se sont croisés ;)
Je me souviens d'un très beau texte où tu évoquais ton frère .
Il y avait tout ce que tu évoques...

Nicolas Jégou a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Nicolas Jégou a dit…

Oups !

C'est pour ça que maintenant tu tolères que ton mari ronfle comme un goret quand il a bu ?

Zoridae a dit…

Nicolas,

M'en fiche j'ai reçu les deux par mail ;)

Non je ne tolère pas lorsque mon mari ronfle parce que j'ai le sommeil très léger...

(Je suis contente de te revoir)

Nicolas Jégou a dit…

Pourquoi me revoir ?

Zoridae a dit…

Nicolas,

Il me semble que tu avais disparu de la blogosphère ce week-end...

Dorham a dit…

"Ma voix éclatait comme un ballon entre nos pensées, mon doigt appuyait sur la page à l’endroit où j’avais interrompu ma lecture, ma sœur s’adossait à son oreiller. D’un ton ensommeillé elle me répondait et je poursuivais ma lecture sans craindre, pour quelques minutes, sa disparition dans le monde des rêves."

Ouaouh !

Pour ma part, j'ai une soeur de 7 ans mon ainée. Elle avait peur de dormir seule et venait dans le mien, d'une seule place. Il fallait se serrer. Parler un peu, de choses de filles, que je ne comprenais pas, vu mon petit âge...cela nous a rendu finalement très proche...un peu trop sans doute. Je crois qu'elle a très mal vécu mon passage à l'âge adulte.

Nicolas Jégou a dit…

Zoridae,

J'ai droit à mes congés payés (et de consacrer certains we à la famille et aux copains).

Rassure toi ! Le we prochain sera consacré aux blogs. Surtout samedi soir.

Zoridae a dit…

Dorham,

Je crois de toutes façons que les rapports entre frère et sœur ou sœur et sœur sont difficiles... à un âge ou à un autre... Et parfois il est dur de renoncer à l'enfance que ce soit la nôtre ou celle de l'enfant qui nous est le plus proche.

Zoridae,

Oui, je sais, certaines personnes ont une vie en dehors des blogs.

Tu as de la chance pour samedi soir, moi je vais dîner avec des inconnus ;)

Nicolas Jégou a dit…

Je ne suis pas @zoridae !

Didier Goux a dit…

Dites, chère, pourquoi quand on clique sur votre Vie de Kafka on aboutit à... rien ?

Zoridae a dit…

Didier,

Argh, je croyais que ce lien n'apparaissait pas dans mon profil, c'est un projet...

Didier Goux a dit…

Très chère, vous n'êtes pas "trollable" ; vous êtes mieux que cela : vous êtes lisible...

Zoridae a dit…

Didier,

Je considère cela comme un compliment... Merci !

Nicolas Jégou a dit…

Zoridae,

Fais gaffe ! Je commence à connaître Didier : je crois bien que c'est vraiment un compliment.