Aujourd'hui je me suis demandée pourquoi je souffrais autant pour les enfants, tous les enfants. Ce que je ressens à entendre un enfant pleurer, à voir un enfant que l'on maltraite, à écouter ce que dit un enfant qu'autour de lui, personne n'écoute, ressemble à une douleur trop personnelle pour être anodine. La journée d'hier a été éprouvante sur ce plan là.
J'ai commencé par avoir la vibrante idée d'emmener mon fils dans un lieu qui est à la fois un lieu d'accueil parents et enfants et un lieu de garde. C'est dans le 18ème arrondissement et j'avais lu plusieurs articles élogieux à propos du concept original et efficace.
Sans doute que la chose est efficace pour le portefeuille de sa créatrice. Sans doute que l'idée est originale. La façon de s'occuper d'enfants qui avaient entre 9 mois et 2 ans et demi aussi : à vrai dire, ces bambins ont tout à loisir d'explorer des sentiments tels que solitude, angoisse, ennui, violence, abandon puisqu'ils sont livrés à eux-mêmes dès que leur mère a tourné le dos. Original non ? J'ai craqué au bout de la vingt et unième minute de pleurs de Pierre , un grand innocent de 18 mois aux yeux bleus et à l'air perclus de chagrin ; il était au milieu d'une allée et personne en vingt minutes ne lui avait parlé. Dès que je l'ai fait, l'invitant à venir jouer avec Zozo et moi aux voitures, il m'a regardé d'un air plein de reconnaissance qui aurait attendri un steak trop cuit.On ne peut même pas dire que c'est parce qu'elles étaient débordées que les jeunes femmes ne s'occupaient pas des bébés. L'une d'elle avait réussi à un moment à rassembler une dizaine d'enfants autour d'elle pour lire des histoires. Ils écoutaient tous sagement, sauf un et une qui escaladaient les tapis de jeu, juste derrière, en silence pourtant. Et bien Mélinda a décidé que puisque "certains n'écoutaient pas, elle allait cesser de lire". Là dessus 2 d'entre eux se sont mis à pleurer mais la demoiselle a rangé ses livres et a tourné les talons. J'étais un peu plus loin, bouche bée, sidérée. Zozo, super excité, indifférent aux déboires de ses comparses faisait fonctionner l'ascenseur du garage à niveaux et les voitures montaient puis descendaient et remontaient à une allure débridée. Juste au dessus de l'espace que Mélinda avait libéré pendouillait une affiche écrite à la main "Ici ni doudou ni tétine, sauf si c'est trop dur". Apparemment pour la petite qui a pleuré toute la matinée, ça ne devait pas être trop dur puisque qu'on ne lui a pas donné ses ersatz de maman.
J'ai eu l'impression, ce matin là, d'être un guide de montagne accompagnant un groupe de randonneurs du dimanche alors que sévit une tempête de neige. J'ai évité des chutes spectaculaires, j'ai consolé, mouché, j'ai inventé des jeux, calmé des colères, dis des centaines de "oui, ta maman va venir tout à l'heure te chercher"...
Des petits vacillant sur leurs jambes se trouvaient face à l'escalier sans que personne ne veille à leur sécurité, d'autres s'étranglaient mutuellement, s'arrachaient la moitié du cuir chevelu dans une absolue indifférence. Une nounou qui était venue jouer avec deux petits qu'elle gardait faisait comme moi, et, habituée des lieux, elle me disait de temps en temps "c'est horrible ici, ils ne s'occupent pas des enfants !". Elle avait une petite dans les bras, une autre sur les genoux et elle avait le temps de distribuer paroles, conseils et baisers à ses protégés.
Mélinda faisait un puzzle avec un grand dont les joues brillait d'une longue traînée de morve et elle était totalement fermée à ce qui se passait autour d'eux. Sa collègue changeait les couches, les unes après les autres. Et la patronne faisait ses petites affaires au comptoir, encaissant la monnaie, prenant des rendez-vous, répondant au téléphone.
Zozo et Pierre ne me lâchaient pas, chacun absorbé par une voiture différente.
L'après-midi j'ai donné un cours d'essai à une petite fille de 11 ans qui a perdu la vue l'année dernière suite à une maladie. Sa mère m'avait expliqué au téléphone que Margot et elle avaient dû venir vivre à Paris parce qu'il n'y avait pas d'école spécialisée à l'endroit où elles vivaient. Tous les week-end elles retournent à la campagne, dans leur vraie maison.
Margot est vive et belle. Elle est gaie mais fragile, elle est grande, fine et se tient recroquevillée, voûtée depuis qu'elle ne voit plus. Ses yeux sont immenses, magnifiques, bleus. Elle tire des deux mains sur sa robe, elle cache ses mains dans ses manches. Elle est innocente et spontanée. Après quelques vocalises (elle interrompt mes bavardages explicatifs par des "je veux chanter" impérieux), elle me chante la chanson qu'elle a choisie : il s'agit de Auprès des miens de Amel Bent :
Je veux juste que ma mère soit fière de moi.
Que mon père ne regrette pas ses choix.
Je ne vis que pour les voir heureux.
Si je chante c'est pour eux.
Sa maman la prend en photo ou la filme. Sans doute cache-t-elle son émotion derrière un écran... Moi qui ne peut me dissimuler nulle part, je suis face à Margot que je regarde sans qu'elle ne me voit et j'ai du mal à avaler ma salive. Comme elle est intimidée, j'essaie de la faire bouger un peu, ce que je fais souvent avec des personnes impressionnées... mais j'avais oublié qu'elle ne connaissait pas les lieux, et je l'ai vue perdue, angoissée, pour la première fois, frôlant les murs comme un papillon affolé, hésitant, perturbée. Jetant un coup d'oeil désolé vers sa mère, je lui ai pris la main et j'ai rectifié : "tu peux danser sur place si tu le souhaites, si ça t'aide, tu peux faire des gestes."
Alors Margot lâche un peu le bord de sa robe et trace dans l'air des gestes impétueux . De temps en temps, elle pouffe, une main devant la bouche. Ses yeux me fixent quand je parle mais parfois, ils effectuent un balayage circulaire qui révèle son infirmité.
Soudain je remarque l'effroyable lapsus : Margot au lieu de chanter Je ne suis plus de celle qu'on fait rêver, prononce Je ne suis plus celle qui fait rêver.
Dans la nuit, je rentre, un peu penchée de côté, je cherche entre deux immeubles la SDF qui dort sous son amas de couverture, coiffé d'un gros bonnet gris. Elle est là. Je respire, rassurée et épuisée à la fois.
Des cris, des insultes, soudain, fusent juste à côté de moi. Une fille, moulée dans un pantalon brillant, maigre et très maquillée hurle des obscénités à un homme près d'elle. Celui-ci marmonne des explications inaudibles. Elle dit qu'elle veut tuer les putes qu'il draguait, qu'elle veut le tuer et puis elle s'en bat les couilles de lui, elle s'en bat les couilles de ses marmonnements, elle en a rien à foutre. Elle hurle et elle secoue les bras de colère.
Au bout de ses bras il y a un landau.
Et dans le landau, un tout petit bébé.
Trois mois à peine.
8 commentaires:
C'est très émouvant...
Merci Balmeyer !
Merci pour eux. Découvert ton blog grâce par Emery, je reviendrai.
Bienvenue Nelly et à bientôt alors...
Souvenirs de la halte garderie. Déchirement, engueulade avec une vieille peau infecte qui ne distribuait que féssées et rebufade.
Souvenirs du parc municipal: engueulade avec uen mére infecte qui hurlait sur son fils de 3, 4 ans.
Souvenirs de maternelle, de club de foot, de parents, d'inconnus...
Mias chaque sourire arraché, c'est ceux là les souvenirs qui comptent, pour eux comme pour moi...
Merci.
Coucou Ash et merci de ton témoignage qui tire souvent les choses vers le positif !
C'est bie la premier fois qu'on me traite de "positif"!!!
;)
Le monde des enfants dans la dureté de la vie.. comme animatrice, j'ai vu des "bouts de chou" de deux seuls dans l'immensité de cours d'école grande comme un collège.. De la maltraitance, les parents ne savent pas , ne veulent pas ou bien ne peuvent pas savoir parce que la vie ne leur laisse pas le choix, que leurs enfants souffrent.. Des souffrances énormes alors quand on parle de la violence des enfants de 3ans (génétique ou bine sociale).
mais quand on peut réussir à rassurer un petit, lui redonner le sourire et l'idée que tous les adultes ne sont pas à mettre dans le même sac alors on a réussi quelque chose de grand. Et là je rejoins ASH ..
Enregistrer un commentaire