samedi 10 octobre 2009

Virilité de plastique

Derrière son comptoir, elle n’attend plus rien. Son visage est maquillé, sa coiffure régulière, la frange crantée à la dernière mode, mais de ses pensées n’émerge pas la moindre lueur, pas de fêlure non plus - et si elle en était consciente, de ce dernier point elle tirerait un peu de contentement - ; elles se succèdent avec calme, monotone troupeau de platitude, tombeau du rêve et de la fantaisie ; point n’est besoin de leur faire la leçon, de les sommer d’attendre leur tour car nulle ne semble pressée de s’exprimer : elles vaquent et quand c’est le tour de l’âne, il brait, et quand c’est au coq, il pousse son cri étranglé.

Peut-être dresse-t-elle des listes, oui je l’imagine bien ainsi. Elle compte sur ses doigts, additionne ses devoirs à ses obligations sans que rien n’enrichisse son existence. Elle a pris l’habitude de préparer ses repas mentalement plusieurs jours avant la date prévue ; quand elle mange enfin ce qu’elle avait imaginé, elle trouve le plat fade parce qu’il ne se distingue pas de l’idée qu’elle en avait. Le matin, elle lisse ses draps dès le saut du lit, ouvre grand la fenêtre et boit son café froid pour ne pas le boire brûlant.

De temps en temps la porte de la boutique fait entendre son bruit de clochette et elle se redresse, machinalement. Inutilement, puisque, même au repos, elle semble suspendue à ses épaules osseuses. Quelques habituées viennent la saluer. Par politesse, elles déplacent quelques cintres, s’intéressent aux promotions mais la vendeuse sait bien qu’elles ont suffisamment de culottes de coton et un nouveau maillot à fleurs pour l’été aussi n’essaie-t-elle même pas de leur vendre un article supplémentaire. Il lui suffit que le temps s’écoule au rythme de leurs babillages. De toutes façons elle n’a pas de pourcentage sur les ventes.

Le mercredi elle ressent pourtant quelques frémissements. Sa collègue, mère de famille, n’est pas là. La vendeuse se réserve le moment où, entre 12h30 et 14h30, les portes du magasin sont closes. Alors, elle saisit à bras le corps les longs mannequins féminins qu’elle alourdit de sous-vêtements épais, conçus pour dissimuler des chairs flétries plus que pour dévoiler des charmes obsolètes. Il y a toujours un costume de bain, des dessous et une chemise de nuit, cela fait partie de la charte graphique, lui a expliqué son directeur à ses débuts, elle s’en souvient encore. Elle s’applique, examine longuement les coloris afin d’éviter tout impair ; tout juste éprouve-t-elle le plaisir du travail bien fait tant elle est pressée d’en venir à l’étape suivante.

Enfin, vers 13h30, elle empoigne le plus petit des quatre mannequins. Celui-ci n’a ni jambes, ni bras, ni tête, seulement un sexe énorme, sur lequel elle plaque des caleçons rouges ou argentés. La vendeuse n’aime pas que le sous-vêtement baille, aussi passe-t-elle beaucoup de temps à lisser le tissu sur la verge plastifiée. Elle ne la regarde pas car l’objet ne lui évoque qu’une de ces nouilles chinoises qui aurait trop longtemps trempé dans l’eau mais il lui semble que sous la main, il ne peut rien exister de plus parfait que cette virgule impassible, cette cambrure presque féminine, lisse et douce et éternellement rigide.

Illustration : Tamara Muller

6 commentaires:

Audine a dit…

Sur l'ambiance, je ne vais pas redire ce que je t'ai déjà dit !

Sur l'écriture, il y a des phrases que je trouve superbes, comme "Elle compte sur ses doigts, additionne ses devoirs à ses obligations sans que rien n’enrichisse son existence".

Je n'ai pas compris le passage sur l'âne et le coq ??? Ce sont les clientes qui ressemblent à ces animaux ?

Peinture d'un moment saisi dans une existence, ça serait bien qu'il y ait une suite, un début, une histoire ? non ?
'fin moi je trouve !
Allez Zoridae, allez !!
(ici, vifs encouragements)

Christophe Sanchez a dit…

"un de ces nouilles chinoises qui aurait trop longtemps trempé dans l’eau"

mais de quelle sorte de réplique d'homme s'agit-il ?

princesse camcam a dit…

alors comme ça je t'inspire? j'en suis bien contente, car sans ce lien, je n'aurai jamais lu de tes histoires. Je dois dire que tu écris merveilleusement, tes phrases flottent encore dans ma tête je suis charmée.
et si un jour on faisait un conte ensemble?

Zoridae a dit…

Audine,

Euh si redis parce que là je ne sais pas si tu évoques tes critiques de mes ambiances trop sombres... ou autre chose ?

Pour le coq et l'âne en fait je voulais dire que les pensées de la vendeuse sautaient du coq à l'âne... Apparemment ce n'est pas très réussi, tant pis ;) !

Et non j'ai envie de faire cela de temps en temps, des petits arrêts sur image sur des gens que je croise et dont j'imagine la vie. Ce n'est pas par flemme, c'est juste une autre façon d'écrire...

Arf,

Hi hi ! C'est la vendeuse qui pense ça, moi je ne sais pas !

Princesse Camcam,

Ouah !

Ouah !

Je suis super fière que tu passes et que tu me laisses un commentaire si chaleureux !
J'ai découvert ton travail la semaine dernière parce que j'ai offert à ma petite sœur malade un "Cahier de bobs divers et bleus à l'âme" avec une illustration que je trouve splendide, onirique...

Quant à ta proposition de faire un conte... Attends, je redescends de mon plafond et je te réponds !

Mathias a dit…

Très bien écrit comme d'habitude, bravo, mais je n'ai pas compris ce passage "pas la de fêlure non plus - et si", peut-être suis-je un peu trop fatigué de ma journée. Ne voulais-tu pas dire "pas la moindre trace de fêlure non plus"?.
Amicalement

Zoridae a dit…

Mathias, merci et doublement pour ta correction. Effectivement le "la" n'avait rien à faire là. Je croyais d'avoir l'avoir ôté lors de ma dernière relecture... Apparemment ça n'a pas marché... Je devais être fatiguée aussi !