vendredi 7 novembre 2008

Mystère

Je l'imagine cachée dans un recoin de leur appartement, recroquevillée, l'œil aux aguets ; sans doute, elle profite de ce que son mari est sorti fumer une cigarette pour me téléphoner. Son accent délicat rend sa diction un peu molle, ses atermoiements m'embarrassent, j'ai du mal à concevoir qu'elle ne soit pas un peu responsable de la situation : Je ne peux pas aller plus d'un week-end par mois à Paris, me dit Eugenia. Or, nous avons deux concerts à organiser ensemble.

Alors que je fais le compte, à haute voix, des répétitions nécessaires, que je lui demande de me répéter ses disponibilités, elle m'interrompt : je dois raccrocher, il arrive. Je referme mon agenda, pensive, hésite à lui envoyer un mail, craint que son époux ne le lise et s'en serve pour lui reprocher je ne sais quoi. A la place, j'envoie un message à Melisande, l'amie chanteuse qui me l'a recommandée : Je t'avais dit que j'en voulais une normale !

Au conservatoire, à Lyon, j'ai eu Cadmus, qui ne s'animait que pour donner des indications de tempo, de nuances mais qui, le reste du temps, muet, les lèvres closes sous une longue moustache noire, s'en tenait à des grognements mystérieux. Il m'est arrivé d'attendre avec lui à l'entrée d'une salle la fin du cours de violon. Le regard fixé sur une affiche quelconque, il était incapable de soutenir une conversation. Après trois ans, nous nous connaissions bien : il parvenait, parfois, à articuler Bonjourcommentçava ? lorsque nous nous retrouvions après quoi, il redevenait contemplatif et silencieux.

Quelques années plus tard, Magda, maigre, blonde, au visage glacial de James Bond Girl slave quittait la salle sur ses talons rouges lorsque, selon elle, l'élève avait insuffisamment travaillé. En revanche, satisfaite de l'effort fourni, elle blaguait avec le professeur de chant durant la moitié du cours. Elle détestait son métier d'accompagnatrice et préférait la vodka glacée. Les soirs de concerts, elle portait des robes sublimes qui éclipsaient les chanteuses. Son visage pâle émergeait de soies froissées aux teintes rares. Sa bouche fardée se pinçait. Ses yeux s'étiraient sur ses tempes comme ceux d'un félin. Pour le cocktail qui suivait les saluts elle prenait soin de se changer, revêtait ses habits de ville ; Finlandaise, elle buvait plus que tous les hommes réunis. Elle finissait par s'endormir sur un canapé mais, assoupie, elle ne desserrait toujours pas les mâchoires.

Une fois j'ai été invitée à répéter chez elle. C'était un honneur, une sorte de reconnaissance tacite. Avant de fermer le couvercle du piano, elle ajustait sur les touches un beau tissu de velours noir. Et tes enfants, lui ai-je demandé, ils font de la musique ? Non, m'a-t-elle répondu, ils n'ont pas le droit de toucher le piano, ils s'y prennent trop mal et je ne le supporte pas. Serrée dans son tailleur satinée, elle paraissait sur le point de perdre l'équilibre.

Pour accompagner mes élèves sur Paris, les jours de concert, j'ai recruté par petites annonces. J'ai rencontré Nathalie qui semblait un peu timide et s'habillait avec des minijupes des années quatre-vingt sans s'épiler les jambes. Elle avait un jeu très fin, beaucoup de vélocité, une interprétation très souple. Pour finir de payer ses études, elle occupait un emploi de femme de chambre dans un hôtel.

Engagée par
une célèbre famille pour chanter lors d'un mariage, je l'ai emmenée avec moi à Saint Tropez. Nous avions choisi ensemble la tenue la plus sobre parmi celles qu'elle m'avait présentées. Mais à l'hôtel, Nathalie a sorti fièrement de sa valise, une robe pailletée, trouvée aux puces la veille ; bien sûr elle voulait la porter sans collants, elle ne supportait pas les collants. Un peu plus tard, effarée par le luxe de nos hôtes, le piano à queue au bord de la piscine, la morgue de la mariée, les chapeaux des invités à l'église, très déprimée, méconnaissable, elle s'est enfermée dans sa chambre et n'a pas reparu de l'après-midi. Je me demandais s'il fallait appeler les pompiers lorsqu'il s'est mis à pleuvoir : le concert de cocktail a dû être annulé, le piano, noyé sous la pluie a dû être remboursé et j'ai dansé jusqu'à l'aube tandis que Nathalie laissait sa robe remonter sur ses cuisses grasses, assise à notre table, avec les autres domestiques.

Il y a eu encore Coelia, aux cheveux envahis de pellicules. Je la trouvais bizarre mais je m'en voulais de penser cela. Le contact de sa peau, râpeuse, pelée, me révulsait et je prenais l'air affairé en ouvrant la porte de mon appartement afin de me soustraire à son embrassade. Coelia ne jouait pas très bien, ses doigts heurtaient les touches d'une manière saccadée, mais je manquais de confiance en moi et je voulais me confronter, de nouveau, sans stress, à l'exercice du récital. Un jour, alors que Coelia déchiffrait une partition en trois deux, elle a perdu ses moyens. Frottant ses mains l'une contre l'autre, elle s'est mise à se balancer, d'avant en arrière. Un curieux gémissement glissait d'entre ses lèvres comme de la bile. Je ne l'ai plus jamais rappelée...

Giovanni, organiste, est venu à Gordes avec une mezzo-soprano de mes amies. Nous devions chanter, à l'église, des duos pour un mariage. Obsédé, Giovanni ne parlait que du nombre supposé de filles qu'il pourrait séduire pendant le week-end. Au milieu d'une phrase de Mozart, en pleine répétition, il nous interrompait pour connaître nos goûts en matière de dessous masculins, exhiber ses biceps, vanter ses prouesses sexuelles. Dès qu'une femme s'avançait en contre-jour dans l'entrée de l'église, il chuchotait "Celle-là, je sens que je vais me la faire avant ce soir..."
Il nous avait averties qu'il ne supportait pas l'alcool. Inconscientes nous l'avons regardé siroter du champagne après la cérémonie. Une heure plus tard, nous étions exclus de la fête parce que, dépité par l'indifférence d'une invitée qu'il trouvait à son goût, il avait commencé à insulter tout le monde. Avant que nous ne franchissions le portail il avait eu le temps de traiter la mariée de cruche, son époux de minable, les parents - nos employeurs - de radins.

Mélisande me rappelle juste après avoir reçu mon message : "Attends, elle n'est pas folle, Eugenia, je te le promets. C'est juste que son mari est très jaloux... Elle est ukrainienne et ça fait huit ans qu'elle est en France et seulement un an qu'il lui permet, à nouveau, de faire des concerts. Mais il ne faut pas qu'elle quitte le domicile conjugal trop souvent ni trop longtemps. Et il ne faut pas qu'elle joue avec des hommes, sauf s'ils sont homos (moi je lui ai dit que tous mes élèves l'étaient, ça ne l'a pas empêchée d'être rouge comme une tomate pendant la durée du cours). C'est un peu compliqué pourtant ça vaut le coup : c'est une des meilleures pianistes que j'ai jamais entendue et elle a envie de travailler. Par contre, fais gaffe, je l'ai laissé une journée accompagner mes élèves et elle en a fait pleurer trois."

Je crois que les pianistes sont maudits...

Illustration : The black apple

22 commentaires:

Anonyme a dit…

"Je crois que les pianistes sont maudits..."

Ils sont surtout tous tarés ! C'est ma théorie. Sinon, excellent, génial, plié de rire, trop bon. Le pire est que je sais bien que tout ici est globalement exact, et je me réjouis de retrouver un par un ces allumés du carafon qui ont ponctué nos vies... La grande question est : est-ce le piano qui rend fou, ou les fous qui préfèrent le piano ? Encore une chose à méditer longtemps...

Anonyme a dit…

Tiens, ca me fait penser que je connais une médecin, pianiste à ses heures... qui ne s'épile jamais, nulle part, et ne se douche que les mardis 17..

Zoridae a dit…

Balmeyer,

J'avais une copine qui prétendait que le pianiste était plus seul, devant son clavier qu'un musicien d'orchestre...
(Merci :) )

Arpenteur,

Tu as l'air de très bien la connaître cette pianiste ?

Catherine a dit…

Voilà un billet bien amusant à lire. Heureusement que Balmeyer nous dit que tous ces portraits sont exacts, on se croirait dans un vaudeville ! Je connais un pianiste et je crois qu'il est fou... Pourvu qu'il ne passe pas par ici...
Mais dites-moi, Zoridae, il me semble avoir vu un piano chez vous. C'est quoi, votre folie, à vous ?

Zoridae a dit…

Catherine,

J'ai fait du piano 5 ans dans ma jeunesse. Maintenant je m'en sers pour travailler mes partitions et aider mes élèves... Je ne suis pas pianiste !
(Mais je suis bien un peu folle quand même ;) )

Marie-Georges a dit…

J'ai drôlement bien fait d'arrêter le piano, moi.

Didier Goux a dit…

Je me demande si ça marche aussi pour les cuisinier qui, également, oeuvre devant un "piano"...

(Sinon, vous avez un subjonctif intempestif, tout au début : EST sorti, au lieu de SOIT sorti...)

Zoridae a dit…

Marie-Georges,

Ah bon ? Tu as arrêté ?

Didier,

Merci pour la faute corrigée. Dommage que votre commentaire en comporte plein ;) !

Zoridae a dit…

Allez ! Je vais retrouver Eugenia moi !
Bonne après-midi à tous !

Anonyme a dit…

Les gens qui se disent pianistes sont fous! Les autres, ceux qui n'en jouent que par pur plaisir ou pour le plaisir des autres sont des gens exquis, généreux et follement spirituels! Non mais!
( j'ai fait la grimace en imaginant un piano noyé sous la pluie...sacrilège!)

Catherine a dit…

J'espère bien ! La folie douce, ça pimente la vie.

Anonyme a dit…

Belle galerie de portraits très agréable à lire.

Didier Goux a dit…

Ouais... J'ai joué à l'hôpital qui se fout de la charité, on va dire...

Anonyme a dit…

Pour la première fois dans ce blog un personnage qui s'appelle Nathalie: elle est coincée et elle a du poil aux pattes....si si, je suis vexée....
OK, sinon le texte est bon.

Zoridae a dit…

Mots d'elle,

On sent la "joueuse de piano". L'ennui c'est que, professionnel ou pianiste, on dit : pianiste !

Catherine,

Oui, c'est important de lâcher son fou...

Marc,

Merci !

Didier,

On va dire ça...

Natalys,

Arg ! ça te réconforte si je te dis que je rumine un billet sur toi ?

Anonyme a dit…

Et les guitaristes ?

*croise les doigts*

Anonyme a dit…

Je n'attendais que ça.....

Nicolas Jégou a dit…

Qui va piano va au sanatorium.

Tifenn a dit…

Est ce uniquement d'un oianiste dont tu as besoin pour répéter? une clarinette, un clavecin, une viole de Gambe? c'est pas possible? miiince, t'as pas de chance!

Le coucou a dit…

Zoridae, votre billet nous a bien amusés, à la maison. Vous avez croqué vos accompagnatrices (teur), avec beaucoup d'esprit…, et de féroces quenottes. Ces petits portraits sont aussi vivants qu'habiles à fixer l'essentiel. Il y a juste une petite critique que je me permettrai, en admirateur du piano en général et de ma femme en particulier : vous faites la part belle au côté "diva" en oubliant qu'il existe des accompagnateurs au talent éblouissant. Gerald Moore par exemple, qui, de son vivant, était recherché des plus belles voix : Fischer-Dieskau, Schwarzkopf, Kathleen Ferrier… Mais bon, j'aimerais lire beaucoup de billets comme ça!
@balmeyer : on ne peut pas jouer de piano avec une camisole, mais on pourrait encore chanter. Ah! mais, c'est très mal de traiter comme ça! Quelqu'un vous a claqué un couvercle de piano sur les doigts quand vous étiez petit? ;-)

Zoridae a dit…

Leïloona,

Les guitariste j'en ai connu moins. Tout de même un avec qui je travaillais des mélodies contemporaine et qui était au conservatoire en classe de composition. C'était l'horreur, il ne parlait pas, même pas de musique. A l'époque les timides me ramenaient à ma timidité enfantine et les séances étaient très éprouvantes :)

Qu'il est bon de vieillir !

Natalys,

Arrête de me mettre la pression ;) !

Nicolas,

Lol, oui !

Tifenn,

Je peux répéter avec clavecin et viole de gambe. La clarinette devra être accompagnée d'un instrument harmonique. Il existe d'ailleurs un très beau lied de Schubert "Der Hirt auf dem Felsen" pour soprano, piano et clarinette....

Le Coucou,

Vous êtes pianiste ou c'est votre épouse ?
C'est sûr que j'en ai oublié, j'ai choisi volontairement de faire un portrait "à charge".

Je n'ai pas parlé du génial Alexandre avec qui j'ai joué à l'opéra de Lyon il y a quelques années et qui reste mon pianiste préféré de référence.

(Il semblerait, en outre, que j'ai enfin trouvé un pianiste très doué, charmant et NORMAL ! Mais chut, il vaut mieux patienter avant de parler que de se tromper...)

Ne vous inquiétez pas, certains accompagnateurs doivent se régaler d'histoires de Diva plus ou moins déséquilibrées :))

Le coucou a dit…

Ma femme, pas moi! Je ne sais même pas jouer du pipeau et je chante faux.