mercredi 12 mars 2008

Jésus (1)

L’année de mes seize ans, j’ai rencontré mon père pour la première fois. Ma mère ne m’avait jamais parlé de lui. Elle disait « C’était une aventure, je ne pourrais rien te dire. Sans doute était-il grand, je ne regarde pas les hommes petits, il devait avoir tes yeux clairs, je crois qu’il parlait bien pourtant j’ai oublié le son de sa voix. Il n’y a eu qu’une nuit, la première. »
Puis elle est morte d’une leucémie. L’assistante sociale s’est renseignée, je n’avais ni oncles ni tantes, ni grands-parents, à seize ans j’étais trop vieille pour aller à la DASS. J’avais le choix entre un foyer pour SDF et retrouver mon père. Son nom était sur mon carnet de santé, son numéro et son adresse dans l’annuaire.
Quand je l’ai vu, c’était dans un bar. Au téléphone il n’avait pas promis de s’occuper de moi, il avait soupiré. Il ne se souvenait même pas de la nuit avec ma mère.
Dans le bar j’ai bu une grenadine. Il me regardait en fronçant les sourcils. Au bout de quelques minutes il a demandé : « tu lui ressembles ? »
Je suis petite avec de grosses jambes et des cheveux longs. Ma mère je n’avais pas de photos d’elle jeune et quand je réfléchissais je n’arrivais pas à lui trouver d’autre visage que celui qu’elle avait dans le cercueil, long et pâle, les paupières fripées. Alors quand il a demandé ça, « tu lui ressembles ? », j’ai répondu « non », sans y penser vraiment. Il a souri pour la première fois.
« Tu sais, a-t-il dit, dans chaque chose que l’on fait ou que l’on subit il y a deux côtés, le côté plaisant et le dur côté de la chose. J’ai toujours conduit ma vie par rapport à ça : quand je dois faire un choix, je cherche le dur côté de la chose. Par exemple quand je suis amoureux et que j’ai envie de rester avec une femme je l’imagine de mauvaise humeur, vieille, indisposée, hargneuse, possessive, mesquine et alors je sais qu’il vaut mieux garder mon indépendance. Quand je subis quelque chose je regarde le côté plaisant de la chose. Je suis un philosophe à ma façon. »
Ses moustaches étaient pleine de mousse de bière. Il a fait claquer son verre sur la table :
« Une autre, Mademoiselle !»
Il m’a regardée :
« Alors comme ça, ils ne veulent pas de toi à la DASS ? Et tu n’as pas de famille ? »
J’ai secoué la tête sans oser le regarder.
« Tu sais faire à manger ?
-Oui.
-Tu sais balayer ? Laver par terre ?
-Oui.
-Tu parles beaucoup ?
-Non.
-Parfait. Tu pourras te faire une chambre dans le grenier. Ta mère t’a laissé deux trois choses, un lit, une armoire ?
-Oui.
-Parfait, a-t-il répété en se brossant la moustache. Allons-y. »

Quelques mois plus tard, pendant les vacances de Noël, j’ai fait un stage dans une maison de retraite. A l’époque je voulais être aide-soignante. Mon père m’a dit que je trouverais plus facilement du travail dans une maison de retraite que dans un hôpital. Et je verrai le dur côté de la chose. Mon père n’approuvait pas tellement mon désir d’être aide-soignante, il voulait que je fasse une école de commerce ou à la rigueur médecine. Pour lui les aides-soignantes n’étaient rien de plus que des femmes de chambre. Il m’a dit « tu vas nettoyer le lit des vieilles et leur dentier ». Il avait raison mais c’était un peu plus que cela. Les vieilles me parlaient aussi, elles faisaient semblant de me confier des secrets qu’elles n’avaient confiés à personne. Il y en avait une qui sentait le pipi de chats et qui détestait sa famille. Sa compagne de chambre voulait me donner tous ses bijoux et des vieilles pièces d’or et d’argent. Elle vidait en pleurant un petit coffre en bois dont elle gardait la clef autour du cou, elle pleurait et marmonnait :
« De toutes façons, je les donnerais à qui, à qui, à personne, il n’y a plus personne… »
Quelques heures plus tard, on la voyait courir de partout en criant qu’on lui avait tout pris, même ça, ses pauvres bijoux, tout ce qui lui restait.

Avec d’autres je devais sans cesse refaire connaissance.

Quelques unes demeuraient les yeux et la bouche ouverts, immobiles. Il fallait, aux heures des repas les porter dans un fauteuil roulant. On les mettait toutes ensemble, autour d’une table ronde. On inclinait un peu leur tête vers l’arrière et on faisait glisser des purées de légume qui débordaient sur les côtés de leur bouche.

Un jour, alors que je sortais faire un tour dans le parc qui cernait la maison, j’ai vu arriver une 4L blanche. Un garçon aux cheveux longs en est sorti. Il m’a souri :
« Bonjour, je m’appelle Stéphane, je viens pour l’animation de fin d’année. »

(A suivre...)

Photo : Jean Loup Sieff

20 commentaires:

Anonyme a dit…

Euh!!!!petit conseil technique pour la véracité : jusqu'à la majorité (18 ans) les services sociaux sont obligés de s'occuper des orphelins..
En plus si tu parles de la DDASS situes ton histoire avant 1986 (ce sera moins compliqué!) car depuis c'est passé au conseil général et donc les soins et l'entretien sont pris en charge par l'ASE même si la DDASS assure le tutorat.....
Sinon je sens que tu vas faire pleurer dans les chaumière...(je te taquine!)

Dorham a dit…

J'aime bien la vision de cet homme sur le coté dur et agréable des choses. Les philosophies personnelles sont toujours un peu abstraites mais dégagent toujours d'intenses poésies.

Anonyme a dit…

Comment ça à suivre ? La suite tout de suite, bordel !!

Anonyme a dit…

Tout pareil la même chose que loïs de murphy !!
Encore un joli texte dont on attends avec impatience la suite... Sustense !! ^^

Nicolas Jégou a dit…

"quand je suis amoureux et que j’ai envie de rester avec une femme je l’imagine de mauvaise humeur, vieille, indisposée, hargneuse, possessive, mesquine "

Il n'y a pas beaucoup d'efforts à faire !

boronali a dit…

wait 'n see.


(et merde ..............)

Didier Goux a dit…

D'un autre point de vue, le côté dur de la chose peut aussi avoir des aspects plaisants...

Zoridae a dit…

Jelaipa,

Merci beaucoup de ces précisions techniques. Tu as raison je ne sais pas où j'ai sorti que la DDASS ne gardait pas les enfants après 16 ans. Enfin tant pis pour cette fois. Puis, on va dire que mon histoire se situe avant 1986...
Pour la fin, tu te trompes nananère !

Dorham,

Oui je trouve aussi c'est pour ça que j'aime écouter les anciens parler... et tous ceux qui essaient de réfléchir au sens de la vie en général.

Loïs de Murphy,

Attends, il faut que je la réécrive !

Yelka,

Vous n'attendrez pas longtemps, promis !

Nicolas,

Tu parles de qui là ?

Boronali,

ça me fait plaisir de te revoir !
Pourquoi "et merde..." ?

Didier Goux,

Pour une fois vous avez raison cher Didier...

Anonyme a dit…

Chouette ! Un nouveau texte à épisodes ! :-)
Et quel mystère dans le titre... ;-)

Didier Goux a dit…

Comment ça : "pour une fois" ?

Anonyme a dit…

Passionnant déjà...
Je prends le temps de lire un moment avant d'aller dormir je suis epuisée.
Isabelle
Ps: bien la description de la rencontre avec le père inconnu.

Anonyme a dit…

"quand je suis amoureux et que j’ai envie de rester avec une femme je l’imagine de mauvaise humeur, vieille, indisposée, hargneuse, possessive, mesquine "
ha ha ha... on peut donner la recette à quelqu'un, pour qu'il comprenne ??
(hum... pardon)
Et... la suite aussi... merci!

Zoridae a dit…

Poumok,

Je crois qu'il n'y en aura que deux...

Didier Goux,

;)

Isabelle,

ça me fait plaisir de te lire ici. Bonne nuit ma belle et merci...

Nelly,

Je souhaite qu'il la trouve tout seul assez vite.

La suite arrive :)))

Le_M_Poireau a dit…

«Je suis petite avec de grosses jambes et des cheveux longs. Ma mère je n’avais pas de photos d’elle jeune et quand je réfléchissais je n’arrivais pas à lui trouver d’autre visage que celui qu’elle avait dans le cercueil, long et pâle, les paupières fripées. Alors quand il a demandé ça, « tu lui ressembles ? », j’ai répondu « non », sans y penser vraiment. Il a souri pour la première fois.»

Oh la la ! Tu changes les distances et les lieux en un clin d'oeil, on te suit, on s'absorbe !
Le proche et le lointain en une seule phrase, ca se peut pas ? Et bien si ! :-)))

J'attend la suite ! :-))))

Anonyme a dit…

Zoridae : il va falloir qu'on discute ensemble de tous ces textes dont tu parsèmes ton blog ! :-)))

Zoridae a dit…

Mr Poireau,

Ah bon ? Merci, vraiment !!

'Pour la suite c'est marrant, j'ai vu que tu avais déposé ton commentaire à 00:16 et j'ai publié la suite à 00:17. Tu l'auras manquée de peu...

Filaplomb,

On en parle quand tu veux :)))

Anonyme a dit…

J'adore les textes à épisodes, je prends bcp de plaisir à écrire les miens.
Tu sembles faire çà à merveille, je surveillerai la suite :)

(j'ai lu la deuxième partie aussi mais finalement j'ai décidé de commenter ici va savoir pourquoi)

Zoridae a dit…

Plume,

Merci de ton passage, à bientôt :))

Anonyme a dit…

Bravo! Les invraisemblances techniques ne m’ont pas dérangé, j’y ai cru tout de suite. Une vraie réussite à mon avis.

Zoridae a dit…

Vagant,

Merci :))